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L’ŒUVRE.
ОглавлениеUn prix de l’Académie française. — Louise Crombach. — Les doctrines fouriéristes. — Dupe. — La comtesse de Caylus. — Évasion. — Introduction des sœurs de Marie-Joseph. — Exclusion des dames visiteuses. — Pauline de Grandpré. — Commisération. — «Saint-Lazare csl une horrible plaie sociale.» — Une visite. — La révélation de l’œuvre. — A la sortie de prison. — La quête des vêtements. — Les enfants. — Faute d’un bon avocat. — Suicide. — Conseil judiciaire de l’œuvre. — Les statuts provisoires. — La guerre et la Commune. — Reprise de l’œuvre. — Retraite de Pauline de Grandpré. — Mme de Barrau. — Mme Isabelle Bogelot. — Faible cotisation. — L’exercice du bien.
Ce n’est pas la première fois que l’on s’efforce d’agir sur les détenues de Saint-Lazare; je dis les détenues, car l’infirmerie et la correction paternelle sont ouvertes depuis longtemps aux dames du Bon-Pasteur, qui y pêchent en eau trouble, qui parfois réussissent à pénétrer l’âme de quelques pauvres fillettes, prématurément perdues, qu’elles arrachent à la débauche et emmènent dans des maisons silencieuses où l’on vit sous la règle des habitudes monacales . Pour les détenues il n’en est point ainsi: lorsqu’elles auront purgé leur condamnation, elles reprendront la liberté de l’existence et la responsabilité de soi-même.
Ce fut une femme de lettres, récompensée, en 1840, par l’Académie française pour un livre intitulé le Jeune libéré, qui la première s’en occupa, ne vit en elles que des sœurs malheureuses et crut à leur innocence jusqu’à favoriser une évasion. Elle se nommait Louise Crombach, avait de l’esprit, beaucoup de sensibilité et s’était, avec enthousiasme, ralliée aux doctrines fouriéristes qui tenaient un grand compte des exigences de la matière. Le principe fondamental de la doctrine: «à chacun selon ses besoins,» promettait la civilisation en pâture au dévergondage des appétits. J’ignore si Mlle Crombach s’abaissa des théories à la pratique, mais on peut croire qu’elle avait l’âme tendre et que sa naïveté lui faisait voir des victimes là où il n’y avait que des coupables. Employée à Saint-Lazare en 1842, nommée dame inspectrice en 1844, elle a ses grandes entrées à la détention, s’engoue d’une femme Guinard, condamnée pour escroquerie, très habile en l’art de feindre, l’admire, la plaint, lui donne de l’argent et finit par s’apercevoir qu’elle a été dupée par une intrigante d’une duplicité supérieure.
L’exemple n’éclaira pas la pauvre fille, que dévorait le besoin de se dévouer et qui rêvait l’abolition du mal par l’harmonie universelle, ainsi que le prophète Fourier l’avait annoncé à ses disciples. Joséphine Chaylus, qui se disait comtesse de Caylus et comtesse de Marsan, — fort peu de chose en somme, — prévenue de faux en écritures commerciales, n’allait pas tarder à s’asseoir sur la sellette de la cour d’assises. Le cas était grave alors et entraînait la peine de la reclusion après l’exposition publique. Les charges étaient accablantes et la condamnation paraissait certaine. L’honnête Crombach avait le cœur ému en pensant que cette femme d’élite, cette comtesse que la malice des hommes accusait injustement, comparaîtrait devant un jury qui serait peut-être assez aveugle pour ne point reconnaître son innocence. Elle se jura de la sauver, et elle abusa de ses fonctions d’inspectrice pour la faire évader. La préfecture de police se fâcha, et ce fut Louise Crombach qui fut traduite en cour d’assises, où elle s’entendit condamner à deux années d’emprisonnement. Un vice de formes permit à la cour suprême de casser l’arrêt et de renvoyer l’affaire devant les assises de Seine-et-Oise, qui furent clémentes et acquittèrent cette malheureuse, dont la faute avait été suffisamment expiée par une longue prévention.
C’est à cette date et c’est à la suite de cette aventure que le personnel des gardiennes laïques qui faisait le service à Saint-Lazare fut congédié et remplacé par les sœurs de l’ordre de Marie-Joseph. La préfecture de police qui, par expérience et par tradition, est perspicace, sait que certaines maladies morales ou physiques ont besoin d’infirmières spéciales, et que c’est aux communautés religieuses, au renoncement volontaire, au dévouement professionnel, qu’il est sage de les emprunter; car là plus qu’ailleurs on rencontre la discipline, la bonne tenue et le désintéressement. Si le zèle sur certaines questions y peut parfois paraître excessif, ce défaut de mesure dans des croyances où l’on voit un bonheur que l’on voudrait faire partager, est racheté par une abnégation de soi-même et un sentiment du devoir qui sont un garant de sécurité pour l’administration et de justice pour les détenus.
Non seulement les religieuses prirent possession de la prison, mais les dames visiteuses en furent écartées; l’exemple de Louise Crombach avait rendu défiant, on leur interdit l’entrée des chambrées et des ateliers où elles venaient faire des lectures pieuses, répéter quelques bribes des sermons entendus au prêche et qui n’étaient pas toujours écoutées avec le recueillement désirable. Plus d’une détenue avait feint de dormir, et les moins respectueuses s’efforçaient de ronfler. Les résultats obtenus avaient été de si mince importance, que toute visite fut supprimée. Saint-Lazare fut séparé du monde extérieur et resta livré à sa propre contagion.
Cette période d’isolement dura jusqu’en 1865. A cette époque — 24 août — l’abbé Michel fut nommé aumônier de la prison; il amena avec lui sa nièce, qui ne le quittait point, qu’il avait élevée et qui se nommait Pauline de Grandpré. En entrant dans la prison où, lors des plus mauvais jours de la Terreur, André Chénier avait chanté la Jeune Captive, qui se souciait plus des saillies du comte de Montrond que des vers du poète, la première impression de Mlle de Grandpré fut pénible, et ce ne fut pas, je pense, sans quelque effroi qu’elle vit défiler devant elle le troupeau du vice et de la dépravation. Si le contact n’était pas immédiat, il n’en était pas moins douloureux: elle voyait les détenues descendre de la voiture cellulaire, se promener dans les préaux; de ses fenêtres, elle surprenait leurs conciliabules secrets. Le jour, elle les entendait chanter; la nuit, elle les entendait crier, gémir et sangloter.
Au malaise des premières heures succéda la pitié, l’ineffable pitié des grands cœurs pour ce qui souffre, même lorsque la souffrance est méritée. C’est là un sentiment, je dirai même une sensation, dont il est impossible de se défendre lorsqu’on visite les cabanons et les ateliers d’une maison pénitentiaire. On a beau se dire que l’on est en présence de coupables que la loi avait mission de frapper, que la société avait le devoir de séquestrer, on n’en est pas moins ému, on les regarde avec commisération et l’on ne peut s’empêcher de dire: Pauvres gens! Mlle de Grandpré n’échappa point à cette oppression morale, qui devient physique à force d’être intense. Elle oublia les délits, elle oublia les crimes et ne vit plus que l’infortune. Elle fit une observation qui n’est pas sans valeur: sous le même costume, dans les habitudes d’un règlement uniforme, jeunes ou vieilles, laides ou jolies, toutes les détenues se ressemblent; on dirait que la captivité les a modelées de la même façon et jetées dans le même moule. Il faut du temps et une certaine attention pour les distinguer les unes des autres et mettre un nom sur leur visage.
Ce qui la frappa d’abord, c’est l’action démoralisatrice que la prison semble exercer d’elle-même sur les prisonnières; on dirait qu’elle les pénètre de tous les vices dont elle a été le témoin et leur donne une sorte de sérénité qui n’est autre que le mépris du bien et l’indifférence du mal. Elle l’a dit: «Beaucoup d’entre elles arrivaient pures et épouvantées: elles partaient tranquilles, mais perdues.» Elle interrogeait les directeurs, les détenues, les religieuses, les religieuses surtout, qui ont reçu tant de confidences. De ce qu’elle avait vu, entendu, remarqué, elle tira cette conclusion: «Saint-Lazare est une horrible plaie sociale. «Je n’y contredirai pas.
Elle sentait que là il y avait du bien à faire, des âmes faibles à fortifier, une matière indolente à soutenir, une misère redoutable à combattre; elle y rêvait et cherchait un moyen de venir en aide à tant d’infortunes qui, si elles n’étaient soulagées, restaient menaçantes pour la société et redeviendraient promptement un péril. Elle était de la maison où son oncle, l’abbé Michel, était vénéré ; elle s’y promenait dans les corridors, entr’ouvrant le judas des portes, regardant, sans mot dire, dans les chambrées, se mêlant parfois aux détenues et causant avec elles pendant la promenade au préau, toujours hantée, comme d’une idée fixe, par son projet de leur être adjuvante. Elle a passé là de tristes heures, surexcitée par son bon vouloir, retenue par son impuissance et se répétant: Comment faire? Elle découvrait nettement la route et ne savait comment s’y engager. Elle y fit le premier pas vers Noël de 1866.
Le temps était dur et sombre, elle était seule, rêvasseuse, au coin de son feu; on sonna timidement à sa porte, elle alla ouvrir et aperçut une femme livide, qui parlait à voix basse, comme si elle avait honte de ce qu’elle disait. On l’entendait à peine; mais, à la voir, on la devinait: elle avait faim, elle avait froid; elle demandait à manger; elle se rappelait avoir aperçu dans les couloirs de la prison Mlle de Grandpré, qui l’avait regardée sans mépris ni colère; elle était à bout de voie, près de tomber au coin d’une borne et de s’y laisser mourir; elle était venue l’implorer. Mlle de Grandpré s’empressa; à côté de la cheminée on servit un repas à la malheureuse, qui put se rassasier et se chauffer avec délices. Pendant qu’elle mangeait, Mlle de Grandpré écarta une sorte de loque qui lui servait de manteau et s’aperçut qu’elle n’avait pas de linge. De tous les signes de la misère, c’est celui-là peut-être qui produit l’impression la plus poignante sur une femme bien élevée. Quoi! pas de chemise! Non, ni bas, ni jupon, ni fichu! Mlle de Grandpré courut à ses armoires et la pauvre fille fut pourvue de ce qui lui manquait.
Elle se nommait Françoise Il.... Accusée d’escroquerie, elle avait été arrêtée et conduite à Saint-Lazare. Après une instruction judiciaire qui avait - duré trois mois, on avait reconnu son innocence, et une ordonnance de non-lieu l’avait rendue à la liberté. Près de cent jours de prévention, c’est beaucoup lorsque l’on n’est point coupable. Sortie de prison, elle avait pour toute fortune trois francs, que le garni et la nourriture enlevèrent rapidement; ne voulant pas mendier, elle sollicita un secours à la préfecture de police, qui lui proposa l’hospitalité de Saint-Lazare; elle se sauva épouvantée, marcha pendant plusieurs nuits dans Paris, ramassant quelques détritus aux tas d’ordures, couchant, quand elle l’osait, dans «l’allée» des maisons à porte bâtarde, échappant par miracle aux rondes des sergents de ville, qui l’eussent «ramassée» comme vagabonde, pleurant et se demandant pourquoi elle était si durement punie, puisqu’elle était innocente. Un matin, elle s’assit sur une des berges de la Seine, ses genoux dans les mains, l’œil fixe, regardant couler l’eau, qui l’attirait et lui promettait la fin de ses misères. En elle quelque chose se révolta qui ne voulait point mourir. Elle se souvint tout à coup de Mlle de Grandpré : Essayons! Elle vint heurter à sa porte, ne se doutant pas qu’elle apportait la lumière à un esprit qui se débattait encore dans les brouillards de ses projets et qu’elle allait provoquer la création de l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare. L’appellation est rigoureuse: elle délimite le champ de l’action et détermine le but que l’on veut atteindre.
Mlle de Grandpré comprit que tout effort tenté sur les détenues serait vain et détruit par le mauvais exemple, par les conseils pernicieux, par le faux amour-propre, par la vantardise, qui sont, jusqu’à présent, le produit le plus net des prisons en commun, où l’on s’excite mutuellement, où l’on se défie au méfait, où la perversité railleuse triomphe facilement des volontés débiles. C’est à la sortie de la maison pénitentiaire, après la peine subie, à l’heure inéluctable de l’humiliation du passé et de l’inquiétude pour l’avenir, qu’il faut agir. Il y a là une heure d’angoisse à laquelle les cœurs les plus endurcis ne peuvent se soustraire: «la masse» gagnée par le travail des ateliers est si maigre, qu’elle sera promptement dissipée; que faire? On n’aura même plus le grabat et le pain bis de la geôle, qui du moins permettait de dormir et qui calmait la faim. Où se placer, où trouver la besogne qui fera vivre? Nul ne veut d’une condamnée; comment dissimuler ses antécédents, comment avouer d’où l’on sort? Questions insolubles, auxquelles le plus souvent la récidive a répondu. A ce moment il faut intervenir; c’est ce qu’a fait Mlle de Grandpré, c’est ce que font les âmes généreuses auxquelles elle a ouvert la voie.
Empêcher la misère d’étreindre une malheureuse qui, après tout, est quitte envers la société, puisqu’elle a expié sa faute et que la faim pousserait à de nouveaux délits; l’aider dans la mesure du possible, lui offrir un abri transitoire, la vêtir pour qu’elle ait une tenue décente et soit protégée contre le froid; s’interposer près de la famille, dont parfois la feinte sévérité cache le désir de s’épargner quelque dépense; la rapatrier, si elle consent à retourner au pays, qu’elle a eu tort de quitter; la défendre contre elle-même, raffermir ce qui peut rester en elle de volonté bonne, faire acte de maternité envers elle et la maintenir en ligne droite chez les patrons qui auront bien voulu l’accepter, c’est là ce que l’on cherche, ce que l’on obtient plus souvent que l’on ne pourrait croire, et c’est ce qui était contenu en germe dans l’initiative prise par Pauline de Grandpré.
Dès qu’elle eut vu la nudité et le délabrement de la pauvre femme qui avait eu la pensée de venir l’implorer, elle surveilla les détenues à la levée de l’écrou; elle eut pitié de leur dénuement et ménagea si peu sa garde-robe, qu’un jour elle s’aperçut que ses armoires étaient vides. Elle fut désespérée, mais se calma bientôt à l’idée que d’autres voudraient bien faire ce qu’elle avait fait elle-même. Elle écrivit à toutes ses amies, à toutes les femmes avec lesquelles elle était en relation. Dès le lendemain, les ballots de linge et de vêtements arrivaient chez elle et lui permettaient de vêtir les libérées les plus pauvres. Le vestiaire était créé et ne chôma plus. Je n’ignore rien de ce que l’on a dit, l’on dit et l’on dira sur les femmes parisiennes, sur leur futilité, sur leur inconsistance et leur amour du plaisir; mais je sais que jamais on ne les invoque en vain quand il s’agit de secourir les misérables; je sais que leur compassion est infinie et que la bonté de leur cœur luit derrière leurs défauts, comme une étoile à peine voilée par la brume.
Qui dit femme, dit mère; ce serait grand’pitié de séparer une détenue de son enfant; la préfecture de police, qui est bonne personne, malgré ses airs rébarbatifs et les calomnies dont on l’accable, ne le tolérerait pas; jusqu’à l’âge de trois ans, l’enfant est reçu en hospitalité à Saint-Lazare et vit près de sa mère, que les sentiments maternels ramèneront peut-être au bien. Mlle de Grandpré, traversant le greffe de la prison, vit une femme qui allait en sortir et portait dans son tablier un petit enfant dont les pieds étaient nus. «Mais cet enfant va s’enrhumer: ni bas, ni chaussures! — Hé ! madame, je n’en ai pas; et comment en aurais-je?» De ce jour, au vestiaire des libérées on adjoignit un vestiaire pour les enfants. C’est ainsi que peu à peu l’œuvre prenait corps, à mesure que de nouveaux incidents se produisaient. Un appel fut adressé à la bienfaisance; on y répondit et l’on eut une caisse de secours où l’on put puiser, dans les cas de nécessité extrême, pour subvenir à des besoins rigoureux.
Une circonstance imprévue et cruelle provoqua la création d’une sorte d’assistance judiciaire où les prévenues trouvèrent des avocats empressés à les défendre. En 1869, je crois, une jeune fille, Madeleine X..., employée dans une maison de commerce, fut accusée d’escroquerie et arrêtée. Elle avait été recommandée à Mlle de Grandpré, qui alla causer avec elle. La pauvrette jurait qu’elle était innocente. Elle était de bonne famille: un de ses frères était officier, sa sœur était institutrice dans une maison d’éducation de l’État; à la pensée du déshonneur qui allait l’atteindre et rejaillir sur les siens, elle se désolait. La culpabilité était des plus douteuses; un bon avocat eût enlevé l’acquittement. Malheureusement, le stagiaire désigné d’office, la veille du jugement, n’avait rien de ce qu’il faut pour éclairer les juges: il étudia lestement le dossier à l’audience, échangea quelques paroles avec sa cliente, qui, après une plaidoirie succincte, fut condamnée à deux mois de prison.
Elle revint à Saint-Lazare métamorphosée: plus de lamentations, plus de désespoir; une résignation froide et une douleur concentrée: «Je suis à jamais perdue; si j’avais eu un avocat qui eût étudié l’affaire, j’étais sauvée; ma vie est finie.» Nulle consolation, nul encouragement ne la purent attendrir, elle restait impassible: «Je ne survivrai pas.» Rentrer dans les emplois du commerce, il n’y fallait pas songer. Elle trouva une place de domestique et l’accepta. L’humiliation de sa condition, le souvenir de son désastre, la honte de la peine subie, pesaient sur elle et ne lui laissaient plus de repos. Elle voulut mourir, écrivit à Mlle de Grand pré : «Faites prendre mes vêtements, vous les donnerez à des jeunes filles aussi malheureuses que moi; ah! si j’avais eu à temps un avocat dévoué, je n’aurais pas été condamnée, » et s’empoisonna. On put la sauver et la rendre à une existence qu’elle détestait.
Ce cri, que si souvent elle avait proféré : «Ah! si j’avais eu un avocat dévoué,» ne fut point perdu pour Mlle de Grandpré. C’était comme l’indication d’une piste nouvelle qui pouvait conduire au relèvement des infortunées. Elle se mit en relations avec quelques jeunes avocats avides de travail, ardents au devoir, prêts à bien faire. Ce ne fut pas en vain qu’elle invoqua leur générosité ; avec ce désintéressement si commun en France dans les carrières libérales, ils répondirent à son appel, et le conseil judiciaire de l’œuvre des Libérées de Saint-Lazare fut constitué. Dès lors, nulle prévenue ne comparut devant la justice sans être assistée d’un avocat dévoué, comme avait dit la pauvre Madeleine, ayant eu le loisir d’étudier les dossiers et pouvant plaider en connaissance de cause.
Sous la seule impulsion d’une femme intelligente et bonne, toujours en contact avec les prisonnières, n’ignorant rien de leurs misères ni de leurs fautes. l’œuvre, se complétant, trouvait des ressources morales et des ressources matérielles que les gens de cœur ne lui marchandaient pas. Au mois de février 1870, des représentants de la presse, de l’administration et des principales sociétés de bienfaisance, des dames de charité, furent convoqués en assemblée générale au presbytère de l’église Saint-Eustache, dont le curé, l’abbé Simon, était un des hommes les plus populaires de Paris. Après discussion, on approuva des statuts provisoires et l’œuvre des Libérées de Saint-Lazare fut fondée; d’individuelle qu’elle avait été jusqu’alors, elle devenait collective sous la direction de Pauline de Grandpré, qui en était la seule initiatrice.
L’heure de cette naissance officielle était mauvaise. La guerre, l’investissement de Paris par les armées allemandes, la Commune jetèrent dans les esprits une perturbation dont l’œuvre se ressentit. Les dames protectrices étaient dispersées et la misère du temps ne permettait guère de porter secours aux libérées, qui pendant le siège regrettaient la prison où du moins elles auraient eu le pain noir en quantité suffisante. Lors de la Commune, les détenues s’interposèrent ingénieusement entre les insurgés et les sœurs de Marie-Joseph; c’est à elles que celles-ci durent de pouvoir s’évader et d’échapper ainsi aux périls qui les menaçaient. Malgré la tempête qui assaillit son berceau, l’œuvre ne devait point périr; une vitalité puissante l’animait, car elle correspondait à deux besoins impérieux: à la défense contre le vice, qui est le salut de notre état social; au dévouement, qui est une nécessité pour le cœur des femmes de bien; aussi, dès que la tranquillité fut rétablie dans la pauvre ville dont tant d’infortunes avaient suspendu l’existence, l’action fut reprise et continuée avec une persistance qui jusqu’à ce jour n’a reculé devant aucun obstacle.
Pauline de Grandpré est restée jusqu’en 1885 à la tête de l’œuvre qu’elle a fondée, que seule elle pouvait concevoir, car seule elle avait plongé au fond des misères où l’on se débat à Saint-Lazare. A cette époque, elle se retira à la campagne, abandonnant la direction effective de son œuvre, qui a été recueillie par de bonnes mains. La présidence appartient actuellement à Mme Caroline de Barrau, qui trouve une auxiliaire d’une intelligence et d’une bonne volonté rares dans Mme Isabelle Bogelot, à laquelle la partie active du travail est réservée. Dans l’ensemble, elle représente un pouvoir exécutif qui, en presque toute circonstance, a le droit d’initiative. Ses cheveux prématurément blancs indiquent qu’elle est dans l’âge qui amène l’expérience, affaiblit les illusions, permet de contempler les choses avec clairvoyance et laisse à l’âme toute sa chaleur.
C’est elle qui, en compagnie de Mme de Barrau, visite les détenues, avant et après le jugement, écoute leur histoire, démêle la vérité au milieu des mensonges, réveille les courages endormis, montre un avenir meilleur si l’on veut résolument saisir le travail, et bien souvent fait rentrer l’espoir dans des cœurs qui n’en avaient plus. Elle n’a qu’une devise: à tout péché miséricorde, et elle tend une main solide aux malheureuses à qui une première chute fait croire qu’elles ne pourront jamais se relever. Elle rappelle ces moines hospitaliers du moyen âge, qui allaient à travers les villes pestiférées chercher et ramasser les mourants qu’un souffle de vie animait encore.
J’imagine qu’elle a reçu bien des confidences, plus que les confesseurs même, et que ces confidences lui ont appris que l’on a raison de dire qu’il ne faut jamais désespérer de la conversion du pêcheur. Elle n’adresse point de reproches, elle sait que ce serait inutile; à quoi bon revenir sur un fait accompli? Elle tente d’émouvoir les sentiments qui subsistent encore; au milieu des cendres elle cherche l’étincelle d’où le feu jaillira encore. Sa longue pratique des femmes déchues lui a enseigné qu’il n’est âme si perverse qui ne conserve dans ses replis secrets ce je ne sais quoi de mystérieux où la dignité humaine se dresse. Dans l’àme rien ne meurt, mais tout peut s’endormir; il ne s’agit parfois que de réveiller: tâche exquise et délicate où, bien mieux que les hommes, les femmes excellent. On ne promet rien. ni faveur, ni grâce, ni récompense, mais seulement le travail, le devoir et l’effort sur soi-même. Le but de la Société a été nettement formulé en ces termes: «Préserver la femme en danger de se perdre, et fournir aux libérées, sans distinction de culte ni de nationalité, le moyen de se réhabiliter.»
Quoique parmi les membres de la société et du conseil d’administration je compte bien des hommes, l’œuvre est surtout une œuvre féminine: les femmes y dominent et, fait digne de remarque, presque toutes appartiennent à la bourgeoisie; la cotisation est des plus minimes: cinq francs par an, ou cent francs une fois donnés. C’est faire le bien au plus bas prix, et c’est surtout prouver que l’on n’accorde de secours en argent qu’à la dernière extrémité, car l’on est sage, on est prévoyant, et l’on veut éviter que les aumônes ne soient dépensées au cabaret, ce qui leur arrive si souvent lorsqu’elles sortent des caisses de l’Assistance publique ou de la bourse des particuliers. Un groupe de dames patronnesses assiste la directrice générale et la directrice adjointe; ce n’est pas trop, car sans cela le labeur serait accablant.
Toutes les sectes religieuses, toutes les croyances, toutes les théories, sans excepter la libre pensée, sont représentées dans cette réunion de femmes qui marchent d’accord vers un but commun et l’atteignent parfois. Les détenues et les libérées leur apparaissent comme des malades qu’il faut essayer de guérir. Dans les maladies morales, dans les maladies physiques, on en rencontre d’incurables, et les rechutes sont fréquentes; souvent la convalescence est longue, avec des intermittences au moins douteuses; cela ne les décourage pas. Quand même elles ne réussiraient jamais, le bien qu’elles veulent faire ne serait point perdu, il leur profiterait à elles-mêmes; c’est un lieu commun de dire que l’exercice du bien élargit le cœur et fait fructifier l’âme; en telle matière la déception est apportée par autrui et l’on reste certain de ne s’être pas trompé en se jetant à la recherche de la bonne action. Vouloir ne faire le bien qu’à coup sûr, c’est avoir la charité égoïste.
A l’Œuvre des Libérées de Saint-Lazare, on donne son temps, son dévouement, ses consolations et ses soins; on s’identifie à des souffrances présentes; on tente de remédier aux souffrances de l’avenir et l’on s’emploie, sans réserve, aux actes du salut immédiat, car c’est celui-là seul que l’on vise; l’autre est affaire de conscience dont on ne se mêle jamais. Dans le principe, le siège de la société avait été installé rue Albouy, non loin de la prison de Saint-Lazare; pour les dames de l’œuvre, le petit appartement où elles se rencontraient afin de se concerter s’appelait le secrétariat; pour les détenues, c’est le vestiaire: le mot en dit long. On a changé de quartier et l’on s’est établi place Dauphine, à proximité de l’Assistance publique, du Palais de Justice, du Dépôt provisoire des détenues, de la Préfecture de police, du petit parquet, avec lesquels on est en relations fréquentes, surtout depuis que l’œuvre a été reconnue d’utilité publique par un décret en date du 26 janvier 1885.