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II

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Table des matières

Le comte Frédéric de Béyanes, à qui appartenait le château de Béyanes, dans un des appartements duquel il venait d’établir sa jeune et jolie belle-sœur, était un homme de quarante-cinq ans.

Il avait les traits arrêtés, mais fins et déliés, l’œil pénétrant et vif, le regard franc, les narines bien ouvertes, un beau front, l’air digne, la physionomie bienveillante.

De taille haute et mince, il portait bien la tête, avait une belle tournure, de la noblesse dans le maintien, de la courtoisie dans les manières.

Son esprit avait de l’élévation, son cœur était loyal, son âme était généreuse: jamais il n’oubliait un service rendu et savait pardonner.

La Providence l’avait fait naître riche et gentilhomme; la mauvaise fortune l’avait fait pauvre et l’avait jeté dans l’industrie. Le comte ne se souvint de sa naissance que pour apporter dans ses relations commerciales la plus scrupuleuse loyauté.

Ses affaires avaient rapidement prospéré. Toutes ses entreprises avaient réussi, et sa position financière, qui était devenue hors ligne, lui permettait maintenant de suivre ses instincts généreux.

Le comte de Béyanes son père, élevé en grand seigneur, avait vécu de même, et était mort sans avoir jamais voulu compter. Aussi, de tous ses grands biens, ce père prodigue ne laissa-t il à ses deux fils qu’un château en délabre et des terres criblées de dettes.

Il légua, de plus, à son fils aîné, le comte Frédéric, la tutelle de son jeune frère, qui avait quinze ans de moins que lui.

L’avenir de cet enfant, alors âgé de douze ans, préoccupa vivement le jeune tuteur.

Heureusement la Providence lui vint en aide et favorisa le vicomte Herbert.

Un vieux cousin, M. de Séris, que Frédéric consulta sur la carrière qu’il convenait de donner à son pupille, se prit de passion pour l’enfant. Il se chargea de son éducation, et en fit son légataire, à la condition expresse qu’Herbert, à sa majorité, abandonnerait au comte son frère la part qui lui revenait dans1héritage paternel.

La fortune de M. de Séris s’élevait à quinze cent mille francs. Herbert avait dix-huit ans quand il hérita de son cousin.

Le vicomte, dans ses manières, dans son esprit, dans son langage, dans toute sa personne, rappelait les jeunes et élégants seigneurs du siècle passé. Il en avait tout le brillant et toute la frivolité. Malheureusement, à ces séductions extérieures, il joignait tous les défauts qui font ce qu’on appelle d’abord de charmants mauvais sujets, puis des hommes légers, puis, quand ces fous ont tout dévoré, comme leur conscience ne les arrête pas, ils deviennent vite des hommes tarés: et, enfin, ces hommes n’ont plus de nom: la société en fait justice, elle les met à son ban. On les salue encore, par égard pour le nom qu’ils portent et pour leur position passée; puis arrive le jour où on ne les salue même plus: ils ont été mis hors la loi du monde.

Tant que dura sa tutelle, M. de Béyanes, usant habilement de l’ascendant que lui donnaient ses droits, son âge et son affection, retint le jeune homme. Mais une fois sa majorité venue, Herbert prit sa volée. Il n’écouta plus ni avis, ni remontrances, et son frère put, dès lors, prévoir l’avenir qui lui était réservé.

Le comte Frédéric, quelque temps après la mort de son père, avait épousé Mlle Albine de La Seilles. Ce fut, des deux côtés, un mariage d’inclination. La poétique beauté de la jeune femme était son moindre charme. Elle avait une de ses exquises natures chez lesquelles la tendresse et le dévouement s’unissent à un esprit fin, délicat et attachant qui font de la vie intime un jour sans nuages. Son cœur était de ceux qui se donnent sans réserve. Elle adora son mari, qui fut d’autant plus touché par cet amour que sa jeunesse avait été déshéritée de ces tendres affections, qui sont si douces à l’enfant et si précieuses au jeune homme qui entre dans la vie.

Pendant ses premières années, il avait été entouré de ce luxe et de ces gâteries qu’on prodigue d’ordinaire aux fils de famille: il avait même commencé ses études avec un précepteur. Mais ce temps avait été court. A neuf ans, il fut envoyé au collége où il était le plus négligé, le plus abandonné des enfants. A peine recevait-il une maigre pension pour ses menus plaisirs. Il resta plusieurs années sans avoir de vacances, et quand il revint au château, le luxe avait fait place à cette misère dorée qui est la pire de toutes. Les embarras d’argent absorbaient son père. Sa mère passait sa vie à attendrir les huissiers, à apaiser les créanciers. Il comprit alors pourquoi il l’avait toujours vue pleurer. Ce grand train de maison, dont il avait gardé le souvenir, ne faisait que dissimuler les approches de la ruine.

L’inquiétude et le chagrin abrégèrent l’existence de Mme de Béyanes. C’était une personne sans caractère, sans initiative, sans énergie, qui n’avait su que verser des larmes stériles et souffrir passivement. Son mari l’avait aimée pour son charmant visage, et comme chez lui le cœur n’existait pas, il s’était détaché d’elle quand sa beauté passa, et elle passa vite; puis, à cause de sa nullité, elle cessa bientôt de compter pour lui.

Les difficultés d’argent avaient absorbé l’existence de la comtesse qui manquait de tête et d’ordre, et elles avaient pour ainsi dire atrophié son cœur.

Il lui arrivait souvent de pleurer sur l’avenir réservé à son fils, sans que jamais elle sentît le besoin d’essayer de lui faire le présent meilleur. Ce furent cependant les soins de Frédéric qui rendirent moins douloureuse la fin de l’existence de sa mère.

Albine, qui connaissait les chagrins qui avaient affligé la première jeunesse de son mari, mit tous ses soins à lui donner le calme et le bien-être qu’il n’avait pas connus jusque-là.

Cette charmante personne, avec sa beauté idéale, avec sa poétique imagination, était néanmoins très-entendue et très-positive dans la conduite de son intérieur. Elle avait à la fois la haute et la tendre intelligence du devoir.

Frédéric, charmé par cette vie heureuse, si nouvelle pour lui, croyait rêver. Il se rappelait le temps où un moment d’abandon, une bonne parole de sa mère suffisait pour lui faire la journée meilleure. Aussi, en voyant sa jeune femme uniquement occupée de lui plaire et de lui donner la joie du cœur et le repos de l’esprit, son bonheur lui causait-il une sorte d’enivrement.

Mais ce fut l’événement qui devait mettre le comble à la félicité du comte, qui en marqua le terme.

Albine mourut en donnant naissance à une fille.

La douleur de M. de Béyanes fut immense. Il demeura frappé d’une sombre tristesse.

Le souvenir de ces courtes années resta si vivant en lui, que, par la suite, quoi qu’il lui arrivât, on ne l’entendit jamais se plaindre. N’avait-il pas reçu sa part de bonheur? Y a-t-il en ce monde beaucoup d’êtres qui puissent, dans leur vie, compter deux années de bonheur parfait. Et ces années, il les avait eues.

Le vide et le découragement que lui laissa la mort de sa femme ne saurait s’exprimer. En se mariant, il s’était tout à fait retiré du monde, il ne vivait que pour Albine. Pauvre d’argent, mais riche d’amour, le jeune ménage avait, sans effort, renoncé aux plaisirs, l’existence de chaque jour lui semblait si belle et si bonne, qu’il n’y avait rien, pour lui, au delà.

Puis, tous les deux s’étaient donné une noble tâche: ils essayaient, à force d’économie et d’ordre, d’arriver à dégager la terre de Béyanes des hypothèques qui la grevaient et de retrouver une honorable situation,

Ils s’étaient donc courageusement engagés dans la voie des réformes et du renoncement.

La fortune que Mlle de La Seilles avait apportée à son mari consistait en une somme de deux cent mille francs. Elle était orpheline et n’avait rien de plus à attendre.

Le comte ne possédait que sa terre de Béyanes qui, mal administrée, parce qu’il n’y entendait rien; mal entretenue, parce qu’il manquait d’argent,

– le château et les fermes tombaient en ruines, – suffisait à grand’peine à payer l’intérêt des dettes que son père lui avait léguées.

Malgré l’apathie causée par son profond chagrin, il essaya de poursuivre, seul, l’œuvre commencée à deux d’une façon si douce.

Mais en voyant que toute son économie ne le menait qu’à bien peu de chose, il comprit que ce n’était pas ainsi qu’il arriverait à créer à sa fille l’avenir qu’il rêvait pour elle, car la chère petite commençait à occuper une grande place dans le cœur de son père, et à devenir l’objet de sa vive sollicitude.

L’amour conjugal ne lui avait permis de rien voir au delà, avec sa bien-aimée Albine; l’amour paternel en fit un ambitieux.

Le comte allait souvent, en Normandie, chez un ancien ami de son père, richissime manufacturier qui comptait sa fortune par millions. Le but de sa nouvelle ambition parut si naturel à Frédéric, qu’il ne craignit pas de le confier à M. Legris et de lui demander ses conseils. Celui-ci, loin de le décourager, l’approuva.

Un cours d’eau traversait le village de Béyanes, situé au pied du château; il l’engagea à y établir une fonderie et une forge, et lui fournit les premiers fonds.

Le comte Frédéric, qui paraissait l’homme du monde le plus économe, le plus rangé, qui semblait étranger à toutes les idées de dépense et de luxe, qui était cité pour sa simplicité, était pourtant venu au monde avec tous les instincts d’un grand seigneur, et, par nature, il eût été non-seulement généreux, mais prodigue. Un équipage de chasse, des écuries bien montées, des voitures bien tenues, une vie de château sur un large pied auraient répondu à ses véritables goûts. Le jeu l’attirait. Il aimait les arts. Mais le triste spectacle que lui avait offert la demeure paternelle était resté pour lui une terrible et salutaire leçon.

L’honneur et la raison l’aidèrent donc à réprimer ses penchants fastueux. La vue des désastres qu’entraîne le désordre, la vue des suites que peut avoir la prodigalité firent de lui un homme nouveau.

Ses années de jeunesse furent non des années de plaisir, mais des années de réflexion, dont, à un moment donné, il recueillit le fruit.

L’habitude de se vaincre, l’empire qu’il avait acquis sur lui-même firent que, l’heure du travail venue, quoique n’en ayant pas le goût, de par sa volonté, il s’y donna avec une suite, une aptitude et une intelligence qui étonnèrent et charmèrent M. Legris. Aussi accorda-t-il à la nouvelle entreprise l’intérêt le plus marqué.

M. de Béyanes lui laissa voir tout le prix qu’il attachait à cet intérêt, et son rare bon sens, tout autant que son cœur, l’aidèrent à y répondre. Persuadé qu’il ne savait rien, qu’il avait tout à apprendre, il ne prenait aucune décision en dehors des avis de M. Legris.

Il le pria même de lui choisir un gérant, dont l’expérience viendrait en aide à celle qui lui manquait.

M. Legris, qui pressentait le grand avenir de la création nouvelle, fit choix d’un homme dont la capacité et la haute probité lui étaient connues.

M. Hartmann était né à Francfort, et appartenait à une famille recommandable. Il avait eu à lui un établissement semblable à celui dont il allait accepter d’être le directeur. Une faillite l’avait ruiné. Mais la perte de sa fortune, loin de nuire à sa considération, avait excité l’intérêt général.

Le comte, tenant à ce que la position de son gérant fût honorablement assise, lui accorda une part d’intérêt dans ses usines.

M. Hartmann avait un fils. L’enfant, nommé Axel, devint promptement le favori du comte.

A peine trois années s’étaient-elles écoulées, que la fonderie et les forges se trouvaient déjà en plein rapport. M. de Béyanes, après avoir remboursé M. Legris, commençait à payer les dettes qui embarrassaient ses terres, et entrevoyait déjà le jour où il lui serait possible de rendre à la demeure de ses ancêtres sa splendeur passée.

Deux autres années s’écoulèrent pendant lesquelles, de concert avec M. Legris, Frédéric se rendit acquéreur de mines de houille situées sur la frontière de Belgique.

La compagnie à qui elles appartenaient manquant de fonds, elles étaient à peu près abandonnées. Mais l’affaire, une fois en bonnes mains et bien dirigée, rendit au-delà de tout ce qu’on pouvait espérer.

– Si jamais je trouvais un gendre à mon gré, dit un jour négligemment M. Legris à son associé, je donnerai pour dot à ma fille la part que j’ai dans les mines. Et celui qui aura ma Charlotte, pourra être assurée, non-seulement d’avoir une femme intelligente qui lui fera honneur, mais encore une femme qui saura diriger habilement son intérieur.

Le comte se plaignait souvent de ce que, n’ayant personne pour conduire sa maison, elle se trouvait livrée au désordre.

Il pensa que ces paroles lui étaient données à méditer, et il les médita.

M. Benoît Legris devait tout ce qu’il était à lui-même.

Fils d’un petit fermier de Basse-Normandie, toujours en retard de ses fermages, il avait commencé avec quelques cents francs. Mais grâce à son activité, à son génie des affaires, à la manière intelligente et honorable dont il les traitait, ces quelques cents francs étaient devenus une fortune colossale. Son opulence ne lui avait pas donné d’orgueil et encore moins de vanité.

La considération dont il jouissait ne l’avait point étourdi, les distinctions et les honneurs dont on l’entourait dans son pays l’avaient laissé aussi accessible à tous. Il était riche avec simplicité, et honnête homme avec modestie.

Mme Legris aurait bien voulu monter de ton, elle se serait même, volontiers, laissé aller à être vaine, si l’exemple de son mari, qui était un dieu pour elle, ne l’eût retenue.

Elle aimait les honneurs, elle jouissait de ceux qu’on rendait à son mari, et la fumée des distinctions l’enivrait de la façon la plus douce et la plus pénétrante. Mais elle n’en gardait pas moins, pour ainsi dire, malgré elle, les apparences de la simplicité.

Son esprit positif, qui lui faisait apprécier le mérite de la richesse, était accompagné d’un grand bon sens. Tout en étant glorieuse, tout en se posant ce qu’elle valait, elle sentait cependant que des sacs d’écus ne pouvaient remplacer l’instruction et l’usage du monde qui lui manquaient. La crainte du ridicule était son ver rongeur, et dès qu’elle se croyait en scène, il la torturait.

Elle avait peur de mal interroger, de mal répondre; d’être trop sérieuse, de ne l’être pas assez; de sourire mal à propos; de faire la révérence trop basse à celle-ci, pas assez basse à celle-là.

Cette inquiétude se traduisait par un air de réserve qui, sans qu’elle le cherchât, donnait à sa personne,

– du reste fort ordinaire, une sorte de dignité modeste. Elle n’aurait pas eu l’aplomb nécessaire pour paraître vaniteuse.

Généralement on lui savait gré d’être bonne personne et de ne point chercher à écraser les autres par son luxe. Le secret de son apparente simplicité n’était connu que d’elle.

Au demeurant, c’était une femme de devoir et une excellente femme qui donnait beaucoup et donnait bien. Elle recherchait la misère afin de la soulager et dans ces occasions-là seulement elle osait laisser voir sa satisfaction d’être riche.

La longue figure sérieuse et un peu parcheminée, la longue personne sèche et osseuse de Mme Legris, contrastaient avec l’embonpoint, avec le visage rond, coloré et jovial de M. Legris, qui souriait à tout, parce que tout dans la vie lui avait souri.

Mme Legris n’était pas aussi bien habituée à sa nouvelle position que son mari; elle n’en jouissait pas aussi franchement: elle ressentait comme une crainte d’aller trop vite et de la perdre.

Tout en faisant dans sa maison une dépense en rapport avec sa fortune, il restait néanmoins en elle un vieux fond de parcimonie contre lequel il lui fallait constamment réagir. Sa main gauche était toujours prête à modérer ce que voulait faire la droite.

Elle ménageait ses robes, par vieille habitude, et les robes neuves lui inspiraient encore du respect.

Il y avait toujours la robe du dimanche. En vain M. Legris, qui l’en raillait quelquefois, lui disait-il avec gaieté: mais, ma femme, mets donc tes belles robes; tu sais bien que pour toi, maintenant tous les jours sont des dimanches.

Afin de lui complaire, elle essayait de faire violence à ses goûts, mais bientôt le naturel revenait au galop.

C’était pour la digne femme une véritable privation de ne plus s’occuper de certains détails du ménage, car elle aimait, comme on dit, mettre la main à la pâte, et elle ne pouvait s’habituer à passer la journée assise dans son salon. Il lui manquait quelque chose, et elle se prenait à regretter le temps où il lui était permis d’aller, tant qu’elle le voulait, à la cuisine surveiller Gothon, et au besoin donner un coup de balai. C’était en soupirant qu’elle se disait: cuisinier oblige.

Et quand elle prenait ou sa tapisserie ou quelque autre ouvrage de fantaisie, elle se rappelait le plaisir qu’elle éprouvait autrefois à raccommoder les bas ou les chemises de Benoît, et celui non moins grand qu’elle prenait à ourler les torchons et les serviettes. Alors, tout lui passait par les mains, ce qui était le comble de la félicité pour cette parfaite ménagère.

Cependant elle étouffait ses aspirations vers le passé, car elles eussent révolté sa fille aînée, et elle la craignait.

Il en avait aussi infiniment coûté à Mme Legris pour s’habituer à recevoir, et dans les premiers temps personne n’était aussi mal à l’aise chez elle qu’elle-même. Il lui avait fallu son extrême désir de complaire à son mari pour prendre sur elle de vaincre cette terrible timidité pour laquelle M. Legris ne se montrait pas indulgent, ne pouvant pas la comprendre.

Lui, était entièrement exempt de cette fausse honte. Il se montrait ce qu’il était sans jamais se sentir arrêté par la crainte de ne pas être à la hauteur de sa position. On ne peut me demander d’avoir les façons d’un grand seigneur, disait-il un jour avec bonhomie; tout le monde sait que je suis le fils au grand Lucas; mais on a le droit de me demander d’être poli, d’être sans morgue, d’être bienfaisant, de ne pas éclabousser les autres, et c’est ce que je tâche de faire.

Le riche manufacturier avait deux filles: Charlotte et Aline. L’aînée avait vingt ans, la cadette en avait douze.

La nature froide, sérieuse et réfléchie de l’aînée lui donnait l’apparence d’une femme faite: c’était la sagesse de la maison. La nature tendre, vive, aimable, et gaie de l’autre en faisait une délicieuse enfant. C’était la joie, le rayon de soleil de la maison.

Le père et la mère avaient la plus haute idée de Charlotte. Ils adoraient Aline.

M. de Béyanes aussi avait souvent, à part lui, considéré Charlotte comme étant une personne supérieure sous le rapport de la raison et de l’entente de la vie de famille. Quant à la femme elle-même, il la voyait telle qu’elle était, tout à fait dépourvue de charme.

Mais, fidèle à un cher et ineffaçable souvenir, le comte, en laissant la pensée d’un second mariage prendre place dans son esprit, sentait en même temps qu’il ne pourrait jamais avoir pour celle qu’il choisirait comme compagne la vivacité de sentiments, la tendresse passionnée qu’il avait une fois si vraiment donnés qu’il n’en restait plus rien en lui.

Il sentait qu’il ne pourrait lui offrir qu’une affection calme et sérieuse, accompagnée de ces soins qui font une femme reine dans sa maison.

Mlle Legris lui plut donc précisément par ce qui, en elle, pouvait déplaire. Elle était laide.

Une jolie femme de vingt ans eût été insupportable à M. de Béyanes. 11lui eût fallu s’en occuper, il lui eût fallu faire du sentiment, louanger sa beauté, et il se sentait incapable de ces délicatesses, de ces petits soins, de ces mièvreries sans lesquels une jolie jeune femme ne se croit point aimée.

Charlotte, au contraire, lui paraissait indifférente aux hommages et tout à fait exempte de sentimentalité. Aucune jeune fille ne lui avait jamais paru moins désireuse de commencer le livre de sa vie de femme par quelques pages de roman. Une chaumière et son cœur l’eussent certainement laissée insensible. Mais un beau château, un beau nom, une belle existence, l’affection sûre et dévouée d’un homme honorable devaient infiniment mieux répondre à ses goûts. En un mot, elle était une femme raisonnable, et c’était uniquement une femme raisonnable que le comte cherchait. Aussi médita-t-il les paroles de M. Legris.

Bientôt d’autres considérations vinrent agir sur lui d’une manière si puissante qu’il n’hésita plus. Geneviève entrait dans sa cinquième année. Jusque-là l’enfant était restée confiée aux soins de la femme de chambre de sa mère qui s’y était dévouée. Mais Justine, après avoir agi en fille de cœur, avait agi en fille de sens. Elle était la première à demander que Geneviève eût une gouvernante. Son affection la rendait ambitieuse; elle voulait, comme elle le disait, que son enfant fût bien élevée.

Le choix d’une institutrice, toutes les difficultés, tous les inconvénients qu’il pouvait entraîner effrayèrent si fort le comte, que la crainte de confier sa Geneviève à des mains inhabiles ou indignes qui pourraient lui donner une fausse ou une funeste direction, le firent songer au couvent. Mais il ne put supporter la pensée de se séparer de sa fille. Ce fut ce qui le détermina à un second mariage.

Charlotte lui semblait passionnément aimer les enfants, et porter un intérêt tout particulier à Geneviève. Car, chaque fois qu’il se laissait aller à lui parler de sa fille, s’il la regardait, il voyait qu’elle l’écoutait avec des yeux attendris.

Il rêva donc qu’elle serait une seconde mère pour Geneviève; qu’elle lui accorderait une large part de tendresse, et qu’elle veillerait avec sollicitude au développement de son cœur et de son intelligence. Il y rêva en toute confiance, tant Mlle Legris lui paraissait être une personne d’exception. Pendant que le comte délibérait avec lui-même, Mlle Legris attendait, non sans impatience, le résultat de cette délibération.

Charlotte était une fille qui avait infiniment de tête et pas de cœur, ou, si elle en avait, il était étouffé par tant de grands défauts et par tant de petitesses qu’il fallait quelque chose de bien saisissable, de bien imprévu pour le forcer à donner signe de vie. Alors son élan généreux venait peut-être autant d’une émotion nerveuse que d’une véritable sensibilité.

Volontaire jusqu’à l’obstination la plus tenace, fausse et hypocrite consommée, elle était de plus méchante par nature; elle le sentait et en était honteuse; car, par orgueil, elle eût voulu être bonne.

Avare, petite, étroite, mesquine, elle savait se donner les dehors de la grandeur et de la générosité.

Comme c’était uniquement par gloriole qu’elle faisait la charitable, elle dédaignait les œuvres cachées, comme secourir un pauvre parent, un ami malheureux. Mais elle saisissait toutes les occasions d’étaler ses bienfaits, et quand elle semblait vouloir le plus les dissimuler, elle avait soin de choisir, pour confidentes, les personnes les moins discrètes.

Dévote par peur de l’enfer et non par amour du ciel, elle avait une religion noire et intolérante qui faisait peur.

Les dehors de piété dont elle se couvrait la rendaient très-dangereuse. Comment penser qu’une personne qui accomplissait si régulièrement, si exactement ses devoirs religieux pût tromper avec un aplomb qui témoignait d’un manque absolu de conscience.

Envieuse à l’excès, jalouse au superlatif de toutes les femmes qui avaient de la beauté, elle les louait néanmoins, afin de faire dire, et on le disait: Voyez, quoique Mlle Legris ne soit point jolie, elle aime et et admire celles qui le sont.

Mais elle ne les louait ainsi que pour mieux les déchirer ensuite, car elle était d’une rare perfidie. Elle n’en médisait pas, fi donc! Mais elle disait: combien il est vraiment malheureux que madame une telle, qui est si jolie, se gâte en mettant du blanc et du rouge. Si on lui répondait: je ne l’ai jamais remarqué, alors, avec une candeur très-bien jouée, elle se mettait à regretter de s’être laissée aller à cette réflexion, et aussitôt elle faisait de la dame un éloge si exagéré et portant si habilement sur ses travers, que chacun se récriait, et alors aussi elle faisait semblant de défendre celle que, grâce à elle, on attaquait. Ou bien elle déplorait que mademoiselle ***, qui semblait si douce, fût un porc-épic dans son intérieur; et, avec les larmes aux yeux, elle l’écorchait toute vive, toujours en la louant.

Il était, au reste, impossible à une aussi vilaine âme d’avoir trouvé un corps mieux fait pour la contenir.

Grande, sèche, maigre, Charlotte avait tous les traits disgracieux; sa tournure était vulgaire, et son langage, comme son esprit, étaient sans charme.

Elle avait le regard dur, quoiqu’elle s’étudiât à l’adoucir, et quand elle voulait le rendre malicieux, il devenait méchant. Sa bouche était grande et mal garnie, son sourire manquait de franchise, son nez avait une tendance à relever qui la désolait, car elle avait la rage du comme il faut; ses pieds étaient gros, grands et mal faits; elle avait des chevilles accusatrices; ses mains étaient comme ses pieds; ses longs bras maigres se terminaient par des poignets dont les os proéminants dénotaient la force, mais aussi le manque de race.

Mlle Legris savait qu’elle n’était point jolie, mais elle était bien loin de se croire aussi laide, et elle s’imaginait racheter en esprit et en distinction tout ce qui lui manquait en beauté.

C’était, au demeurant, une nature forte, réfléchie, résolue, habile et dangereuse au point de faire le plus grand mal en se donnant l’apparence de vouloir faire le

Elle avait toute la vanité de sa mère sans avoir la bonté qui en était le correctif; elle cachait cette vanité sous une affectation de détachement et d’austérité qu’elle étendait avec art de ses vêtements à sa manière d’être.

Au fond, sa situation de fortune, à laquelle elle paraissait ne point tenir, lui donnait un orgueil qui n’était surpassé que par son ambition.

Depuis longtemps son caractère positif lui avait fait apprécier, à sa valeur, l’importance qne lui donnerait son mariage avec le comte. Mais elle avait été assez maîtresse d’elle-même pour ne point se laisser deviner.

Quand M. de Béyanes venait chez son père, Charlotte n’ajoutait pas un ruban à sa toilette; elle restait la même, ne faisait aucun frais et ne s’occupait pas plus de lui que des autres visiteurs; mais elle ne négligeait aucune occasion de laisser voir, sans paraître les montrer, les qualités essentielles qu’elle savait avoir en partage.

Le comte lui ayant confié son intention de donner une gouvernante à Geneviève, elle s’intéressa beaucoup à ce projet; elle lui en parla avec un remarquable bon sens; et quand il fallut faire un choix, elle parut y attacher une grande importance, ce dont M. de Béyanes lui sut un gré infini.

Mlle Legris n’ignorait pas combien le comte avait aimé sa première femme, mais cet amour ne la faisait point rêver. Il l’a aimée de passion, c’est-à-dire sans sa raison, se disait-elle quand ce souvenir lui revenait moi, il m’aimera avec toute la sienne.

L’un vaut l’autre; vaut mieux que l’autre, lui soufflait son orgueil.

Elle avait jugé le comte, et, malgré son air de retehue, elle faisait tout ce qu’il fallait pour l’attirer. Lui y allait en toute confiance, et prenait la jeune fille pour ce qu’elle paraissait être. Il la prenait pour une personne toute de devoir, qui serait bonne femme, comme elle avait été bonne fille, et qui serait bonne mère comme elle avait été bonne pour sa jeune sœur, dont elle avait surveillé l’éducation. Les soins qu’elle donnait à Aline, l’affection qu’elle lui témoignait avaient séduit et touché le comte.

Il ne pouvait savoir tout ce que sa mère avait à en souffrir, et tout ce que, sous le prétexte de reprendre et de diriger sa jeune sœur, elle lui faisait endurer.

Charlotte était honteuse de sa mère, elle la trouvait vulgaire à un point qui lui était insupportable. Elle ne le lui disait pas, mais elle ne perdait point une occasion de lui faire sentir son infériorité. Mme Legris, dont l’amour-propre était le côté sensible, s’en trouvait humiliée et n’en tenait que davantage à maintenir l’autorité dont sa fille cherchait à s’emparer. La mère résistait et la fille impérieuse et dominatrice persistait à vouloir être la maîtresse. Il en résultait une lutte sourde. Elles vivaient donc mal ensemble, mais à petit bruit: rien ne transpirait au dehors.

Mlle Legris en agissait tout autrement avec son père: elle le flattait, le craignait, tenait à son estime et s’efforçait de la gagner.

Les hommes, n’étant pas à même de se rendre compte des difficultés de la vie intérieure, entre femmes, même entre mère et fille, ne jugent que la surface. Ils appellent cela juger d’après leur raison, qui n’est pas toujours raisonnable et qui, en tout cas, pèche la plupart du temps par le manque de cette délicatesse qui seule pourrait leur faire apprécier de quel côté est le bon droit. Ainsi M. Legris, sans précisément donner tort à sa femme, trouvait, à part lui, qu’elle n’appréciait point assez Charlotte.

Il craignait que sa fille le tyran de la maison ne fût point heureuse, et il était désireux de lui voir faire un bon mariage qui lui donnât la position qu’elle méritait.

Le comte, de son côté, se fortifiait si bien dans la haute opinion qu’il s’était formée de Charlotte, qu’il était convaincu qu’elle n’accepterait de devenir la belle-mère de Geneviève que si elle se sentait capable d’en remplir les devoirs. Aussi se préoccupait-il uniquement de ceux qu’il allait contracter envers elle et envers la famille Legris.

Il était trop loyal pour se marier à la légère. Il ne prenait pas Charlotte pour son million de dot, quitte à la délaisser ensuite. Il ne voulait pas non plus accepter M. et Mme Legris comme une nécessité du moment qu’il écarterait plus tard. Il voulait, au contraire, s’il devenait leur gendre, qu’ils fussent et chez lui et par les siens entourés de respects, et qu’ils eussent la première place qui leur était due.

Le comte de Béyanes appartenait à la meilleure noblesse de France. Sa famille figurait sur l’armorial comme une des plus anciennes du royaume, et quelques rameaux de son arbre généalogique étaient greffés de royales alliances.

Ses ancêtres avaient sur terre et sur mer versé leur sang pour nos rois; ils les avaient assistés dans leurs conseils, et avaient occupé de hautes dignités dans l’Eglise et dans l’Etat.

De nos jours encore, les descendants de cette noble lignée portaient dignement et fièrement les titres que leur avaient légués leurs aïeux, et, grâce à leur fortune, menaient encore une grande existence.

Le comte ne pouvait se dissimuler que le nom plébéien de Legris ferait une pauvre figure au milieu de ces noms historiques; mais ses idées à cet égard étaient nettement arrêtées. Il trouvait que celui qui s’est fait grand a encore plus de mérite que celui qui a trouvé sa grandeur toute faite; il trouvait que l’aristocratie, non des écus, mais du mérite, pouvait marcher de pair avec celle de la naissance, et que l’honorabilité pouvait se passer de quartier. Que s’il n’en était pas ainsi, il romprait avec les membres de sa famille qui en jugeraient autrement.

Il n’eut pas ce déplaisir.

Lorsqu’il s’était mis dans les affaires, il n’avait pas hésité à faire part aux siens de sa détermination qui ne rencontra que des approbateurs. Il en fut de même quant à son mariage. La nouvelle comtesse fut adoptée, choyée, patronnée, et M. Legris, dans une famille qui comptait tant de gens d’honneur, trouva sa place toute faite.

Lorsque le comte fit sa demande, M. Legris l’accueillit avec une vive émotion. Il tenait en haute estime celui qu’il allait nommer son gendre, aussi avait-il les yeux humides de larmes quand il l’assura que cette alliance serait la plus belle récompense des travaux de sa vie. «Il y avait longtemps que je pensais à vous pour ma fille, ajouta-t-il, mais tant que vous avez été un oisif, vous m’avez fait peur; maintenant, vous êtes des nôtres,…» et il lui tendit la main.

La mère contenait avec peine les transports de sa joie: sa fille comtesse! sa fille grande dame!

Charlotte, elle, triomphait, mais à froid. L’excès de son orgueil l’empêchait de laisser voir à quel point son ambition était satisfaite.

Une seule chose, dans ce mariage, lui déplaisait: elle aurait souhaité que le comte fût pauvre. 11eût apporté le nom; elle eût apporté la fortune: il y aurait eu alors une sorte d’égalité.

La guerre au château

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