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III

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Table des matières

Neuf années s’étaient écoulées depuis le mariage du comte, et il avait trouvé dans cette union la vie calme et bien ordonnée qu’il cherchait.

La comtesse n’était point, et ne serait jamais, il le sentait, ni une femme du monde, ni une femme aimable, mais c’était une femme remplie de tact et de mesure, qui s’occupait de ses enfants, tenait parfaitement sa maison, et la tenait sur un pied de large et luxueuse hospitalité. Sans en avoir l’air, sans affectation, sans bruit, sans se prodiguer, son coup d’œil embrassait tous les détails. Il suffisait qu’on sût qu’elle pouvait venir, pour que tout se fît avec régularité. Elle rachetait, à force de bon sens, d’attention et de politesse, ce qui lui manquait d’agrément dans l’esprit.

En famille, elle faisait prévaloir son avis, avec la ténacité qui lui était particulière, mais lorsqu’il y avait du monde, elle ne désapprouvait jamais; elle tenait trop à se faire bien venir. Elle ne cherchait point à briller dans la conversation, mais elle avait l’art de la soutenir et de l’animer. Elle trouvait le mot juste, et savait merveilleusement écouter.

La comtesse possédait à un degré remarquable l’intuition des choses positives; celles d’imagination, au contraire, lui faisaient défaut. L’art, pour elle, n’existait pas; le confortable avait, seul, du prix à ses yeux. Si le comte achetait un bronze, un marbre ou un tableau, elle parlait volontiers de l’argent qu’il avait coûté, mais l’œuvre elle-même la laissait parfaitement indifférente, quoiqu’elle répétât avec assez d’à-propos l’éloge qu’elle en avait entendu faire.

Elle lisait parce qu’elle savait qu’une femme, dans sa situation, devait suivre la littérature courante, et que si elle ne le faisait pas, elle perdrait dans l’esprit de son mari; mais elle lisait sans goût et sans profit. Elle oubliait à mesure qu’elle avait lu, et s’attachait seulement à retenir le titre du livre afin de le citer au besoin.

M. de Béyanes, pour la direction de l’intérieur, reconnaissait à sa femme un pouvoir absolu, mais pour tout le reste il maintenait sa dignité de chef de famille. Il la consultait cependant, avec les plus grands égards, mais elle savait que, malgré cette apparente déférence, les petites passions n’avaient point de prise sur lui. Elle savait qu’en dehors de la stricte justice et de la raison, il était inflexible, et cette conviction avait contribué à l’empêcher de lui laisser voir les tristes côtés de sa nature.

Son mari, d’ailleurs, exerçait sur elle une immense influence, et il s’en servait pour adoucir cette âpreté de caractère qu’elle n’avait pu, tout à fait, lui dissimuler.

Charlotte avait pour le comte non une adoration, – son cœur n’était pas assez tendre pour cela, – mais une admiration sans bornes. En tout point, il flattait son orgueil, et il la dominait par ses qualités, seule domination qui pût la soumettre.

Devant tous, elle se trouvait supérieure à tous; devant lui, elle se trouvait petite.

Quand elle se comparait aux autres femmes, leur futilité, leur légèreté, leur amour du plaisir, leur passion pour la toilette, leur coquetterie, grandissaient aux yeux de sa vanité sa simplicité, sa raison, son amour de l’ordre et la dignité qui présidait à la conduite de sa vie.

Mais quand elle comparait son mari aux autres hommes, elle le trouvait si réellement au-dessus d’eux qu’elle comprenait alors son infériorité vis-à-vis de lui; car, obligée d’être sincère avec elle-même, il lui fallait reconnaître que le peu de charmes de sa personne lui avait imposé les goûts qu’elle affectait. Elle ne se dissimulait point que si elle eût été jolie, autant qu’une autre elle eût désiré se l’entendre dire; que, si elle avait été spirituelle, plus qu’une autre elle eût cherché à montrer son esprit; que, si elle eût bien porté la toilette, plus que tout autre encore elle eût aimé à se parer et eût recherché le monde et le plaisir.

Elle savait très-bien, dans les qualités qu’on lui attribuait et dont on la louait, celles qui lui appartenaient en propre ou celles qu’elle se donnait. Mais elle savait aussi qu’au contraire d’elle, le comte valait infiniment plus encore que tout ce qu’il paraissait valoir.

M. de Béyanes avait pour sa femme une estime et une considération réelles qui ne l’empêchaient point, cependant, d’apercevoir quelques-uns de ses travers. Il les avait soigneusement observés, non pour les lui reprocher, mais pour l’empêcher de les laisser voir aux autres et pour l’aider à les dissimuler.

Il apportait, dans sa manière d’agir et envers elle la plus grande délicatesse. Il l’entourait d’attention et d’égards, et il saisissait toutes les occasions de lui faire comprendre qu’elle était, pour lui, au-dessus de toutes les autres femmes.

Sa grande expérience de la vie et sa connaissance du cœur humain lui avaient fait deviner le mal qui devait incessamment ronger cette femme fière et orgueilleuse.

Charlotte était riche, haut placée, considérée, mais elle était laide et sans distinction d’esprit. On la rassasiait de respect et de prévenances, on vantait sa manière de recevoir, la magnificence de son hospitalité, on lui témoignait le plaisir qu’on éprouvait à être chez elle, l’honneur que l’on attachait à y être reçu; mais jamais, quoiqu’elle n’eût pas trente ans, il n’était question de sa personne; jamais on ne lui adressait ni compliments, ni louanges, si ce n’est sur l’étoffe de sa robe ou sur un bijou: elle ne comptait pas comme femme; elle n’avait ni âge, ni figure.

Le comte affichait exprès un grand goût pour la simplicité, certain que sa femme s’y conformerait pour lui plaire. Il agissait ainsi, parce qu’une mise simple et sévère était ce qui seyait le mieux à la comtesse. Tout ce qui était coquet et élégant la faisait paraître à son désavantage et faisait d’autant plus remarquer sa laideur.

Le comte avait sagement jugé le mal, et y avait apporté le meilleur remède.

Mme de Béyanes était si fière de la manière dont son mari la considérait et du cas qu’il faisait d’elle, que cela pansait et guérissait toutes ses blessures d’amour-propre. En voyant tant de jolies femmes négligées et abandonnées par leurs maris, elle se disait avec orgueil: moi, je n’ai pas de beauté, mais j’ai une si grande valeur morale que je suis aimée, respectée et entourée de soins, au point de faire envie aux plus belles.

Un autre sentiment portait encore le comte à agir ainsi envers sa femme: quoique riche lui-même, il lui était reconnaissant de la grande fortune qu’elle lui avait apportée, parce que cette fortune le mettait à même de faire que l’avenir de Geneviève fût aussi brillant qu’il l’avait rêvé.

Mais le ménage qui paraît le plus heureux a toujours son chagrin caché. Charlotte était dure et sévère pour sa belle-fille.

Elle s’en occupait beaucoup, mais avec une vigilance fatigante, presque impitoyable: c’était une main de fer qui pesait, sans cesse, sur l’enfant. Elle lui donnait des soins, mais on sentait qu’elle ne faisait que remplir un devoir; rien ne venait du cœur.

En vain la comtesse, donnant à cette sévérité le nom d’intérêt, cherchait-elle à établir que Geneviève était d’un caractère difficile, ingouvernable; la vérité avait fini par frapper le comte.

Il en était vivement affligé, et cependant il ne connaissait qu’une partie de cette vérité.

Mme de Béyanes, pendant les premières années de son mariage, avait témoigné une grande tendresse à l’enfant, dont elle s’était engagée à être la mère. Mais une fille lui était née, et peu à peu Armande avait enlevé à Geneviève cette trop fragile affection.

La maternité avait éveillé dans le cœur de la comtesse une double jalousie. Elle en voulait à la fille du comte de la part de tendresse que son père lui donnait, et elle lui en voulait de ce que cette part diminuait celle qui fût revenue à sa fille si elle eût été fille unique.

Peu à peu cette jalousie dégénéra en aversion. Elle ne sut pas la réprimer, mais elle arriva si bien à la dissimuler que des années se passèrent sans que le comte pût s’en apercevoir.

Ce fut d’abord quand elle se trouva seule à seule avec sa belle-fille, qu’elle lui montra ses nouvelles dispositions; ce fut dans les mille détails de la vie intime qu’elle trouva les moyens de la froisser incessamment.

Ce furent des gronderies sans raison, des taquineries, des injustices, des exigences qui surprirent, puis enfin révoltèrent Geneviève. Elle ressentit de ce changement une douleur vraiment au-dessus de son âge. Pour un rien, pour la faute la plus légère, elle était châtiée, humiliée, et, de plus, elle se sentait délaissée.

Plus de caresses, jamais une bonne parole. Elle qui, depuis sa naissance, était habituée à passer avant qui que ce fût au château; elle qui en était l’amour, la reine; elle qui voyait, depuis qu’elle avait les yeux ouverts, chacun s’empresser à lui plaire, elle se sentait maintenant, non pas reléguée au second rang, mais mise complètement de côté, sauf toutefois devant son père: dès qu’il paraissait, la scène changeait.

Geneviève serait devenue jalouse et envieuse, son caractère se fût aigri, et elle aurait pris en aversion sa sœur, si elle n’eût eu le cœur le meilleur et le plus tendre, si elle n’eût eu le germe des meilleurs sentiments.

Tout enfant qu’elle était, elle sut dévorer sa douleur. Sa fierté l’empêcha de la laisser paraître; et l’amour qu’elle portait à son père lui donna la résolution de se taire afin de ne point l’affliger.

Mais que de fois elle accourait auprès de sa bonne Justine et venait, tout en larmes, se réfugier dans ses bras. L’honnête fille se gardait bien de lui demander ce qui la chagrinait: le changement de Mme de Béyanes lui avait été aussi sensible qu’à l’enfant. Mais, pressentant le triste avenir qui attendait la chère petite, elle usait de son influence pour lui inspirer ce courage qui fait supporter la douleur sans se plaindre. Elle n’avait qu’à lui dire: «Geneviève, prenez garde. si M. le comte vous voyait pleurer, il voudrait savoir.» Tout de suite elle essuyait ses yeux et se raidissait contre le chagrin.

C’était une singulière et charmante nature que celle de la fille du comte. Elle entrait dans sa treizième année, et son caractère commençait à se dessiner. Mais pour qu’il eût réellement pu se montrer tel qu’il était, il aurait fallu l’indulgence maternelle. La sévérité excessive et l’injustice de Mme de Béyanes, en le comprimant, le rendait souvent bizarre et inexplicable.

Geneviève semblait faite de contrastes: elle était tour à tour douce et raide, tendre et froide, franche jusqu’à l’abandon et réservée jusqu’à la dissimulation; ce que sa belle-mère expliquait à sa manière, en disant: «Elle est si capricieuse, qu’elle est insaisissable.»

Mais la belle-mère ne pouvait ni comprendre, ni expliquer la belle-fille: leurs natures étaient si opposées. Il en résultait un froissement perpétuel qui ne pouvait rien amener de bon.

La comtesse, compassée, formaliste, scrupuleusement exacte, froide comme un marbre, toujours maîtresse d’elle-même, n’obéissant jamais à son premier mouvement, croyant non-seulement au mal qu’elle voyait, mais à celui qu’elle supposait, doutant toujours de la vérité, voyant le mensonge partout, blessait sans cesse le caractère sensible et droit de sa belle-fille. Elle serait certainement arrivée à le fausser sans l’affectueuse et salutaire influence que la gouvernante de l’enfant exerçait sur son élève.

Geneviève était naturellement séduisante. Toute sa petite personne avait de la grâce; ses manières étaient remplies de ce charme qui se subit et ne s’explique pas Elle avait l’imagination vive, l’esprit fin; elle se passionnait pour ce qui était beau et bien, pour ce qui était joli, pour tout ce qu’elle admirait, pour tout ce qui lui plaisait. Un trait de courage, une action héroïque, le récit d’une bataille l’exaltaient, l’enflammaient. Elle aurait voulu être Jeanne d’Arc, et partir pour la guerre; elle aurait voulu être toutes les femmes qui s’étaient distinguées ou par leur courage, ou par leur science, ou par leur charité. Ses jeux se ressentaient de ses impressions. Elle aimait la lecture, et dans les livres écrits pour les jeunes filles de son âge, elle choisissait des héroïnes qui devenaient des types pour elle.

Cet enthousiasme, cette vivacité, ce charme de sentir étaient antipathiques à la comtesse. Elle essayait, mais inutilement, d’y jeter de la glace: Geneviève alors se contenait, se raidissait; mais la nature ardente de son esprit restait la même.

Câline, non pour se faire bien venir, mais parce qu’elle était réellement affectueuse, la chère petite était obligée de retenir ses élans.

Quand elle s’y laissait aller avec des parents ou des amis, l’œil impitoyable de sa belle-mère s’attachait sur elle avec une expression de dureté particulière, et un «Geneviève», dit d’une voix qu’elle cherchait en vain à adoucir, rappelait sa belle-fille à l’ordre.

Cette voix faisait tressaillir Geneviève, l’arrêtait dans sa joie, et venait lui serrer le cœur. Elle accourait cependant: «Pas de prétentions, ni pas d’affectation,» lui disait alors Charlotte de manière à ce que tout le monde l’entendît. L’enfant se troublait, rougissait jusqu’aux oreilles, et sa gaieté s’envolait tout d’un coup.

Puis la belle-mère avait l’air de passer avec affection la main sur les cheveux de l’enfant, et d’un ton bonne femme lui disait: «Allez jouer, chère fille.»

Ceux qui aimaient la pauvre petite et qui étaient au courant de la comédie s’en irritaient; les indifférents, au contraire, admiraient la sollicitude de Mme de Béyanes pour sa belle-fille.

La comtesse ne permettait aucune familiarité à Geneviève et n’acceptait d’elle qu’un froid bonjour et qu’un froid bonsoir auxquels elle répondait régulièrement par deux glacials baisers.

Elle lui avait interdit ce qu’elle appelait ses simagrées, sous le prétexte que ce serait la gâter et la rendre encore plus insupportable.

Elle traitait, quant aux caresses, Armande à peu près de la même manière, et cet à peu près établissait cependant encore une grande différence.

Le comte qui, au fond de l’âme, était fou de sa fille, la dédommageait par une tendresse si tendre qu’elle avait quelque chose de féminin.

Il s’occupait de ses études, il suivait ses progrès, il l’encourageait, il la récompensait et faisait en sorte qu’elle sentît qu’il était constamment avec elle.

Chaque jour, quel que fût le temps, ils allaient tous les deux, après le déjeuner, faire une promenade dans le parc. Alors ils causaient avec le plus charmant abandon. Geneviève ouvrait son âme. Elle laissait voir le mal comme le bien; elle disait tout à son père, tout, excepté ses peines, car elle aussi l’adorait.

Frédéric redevenait jeune avec sa fille; il lui témoignait, pendant ces heures si douces, une bonté, une indulgence qui donnaient à la chère petite le courage de supporter tout le reste.

Quand venait le moment de sortir, le cœur de Geneviève bondissait d’aise, et sa personne aussi. Sa jolie figure rayonnait. Il n’en était pas de même au retour. A peine entrevoyait-elle le château, que, peu à peu, elle devenait sérieuse.

Quelquefois le comte faisait rentrer sa fille par son cabinet de travail, dont une porte ouvrait sur le parc.

Ce cabinet, qui se trouvait situé dans ce qu’on appelait le vieux château, était entièrement lambrissé en chêne sculpté que les siècles avaient bruni; ainsi même, quand le soleil l’éclairait, cette pièce restait sombre et avait un je ne sais quoi de solennel.

En y entrant, on éprouvait le besoin de se recueillir et de parler tout bas.

Le seul point qui s’illuminât sur ce fond obscur était un magnifique portrait, en pied, encadré dans un panneau de la boiserie.

Il représentait une belle jeune femme.

Ses cheveux blonds bouclés formaient autour de son charmant visage un vaporeux nuage d’or. Son regard tendre et mélancolique avait une douceur infinie. Ses traits étaient fins et purs.

Au milieu de la demi-obscurité qui l’environnait, elle se détachait comme une suave apparition.

Le comte s’asseyait devant le portrait, le regardait, regardait sa fille, la serrait sur son cœur. L’enfant comprenait, il n’avait besoin de rien dire: c’était leur cher secret à tous les deux; elle appuyait alors ses lèvres sur les yeux humides de son père, et quelquefois son pauvre petit cœur éclatait.

Quelquefois aussi M. de Béyanes lui disait comme elle était bonne; il lui parlait de ses goûts, lui racontait ce qu’elle avait aimé, ce qu’elle faisait. Et Geneviève, les mains jointes, l’écoutait comme s’il lui eût raconté la vie d’une sainte, car pour elle ce souvenir était entouré d’une auréole céleste.

Dans sa pensée, sa mère et un ange, c’était tout un.

Elle revenait de ces visites au portrait toujours plus recueillie et plus raisonnable; mais ces visites n’étaient pas aussi fréquentes qu’elle l’eût désiré.

Sa belle-mère n’aimait pas qu’elle allât dans ce cabinet. Il semblait à Charlotte qu’à elle seule appartenait le droit d’entrer dans ce sanctuaire. Aussi le comte, qui s’en était aperçu, y emmenait-il Geneviève en cachette, pour ainsi dire. Il était touché de ce qu’il considérait, de la part de la comtesse, comme une preuve d’affection, et malgré la gêne que lui causait cette sorte de jalousie, il évitait de la froisser; il éprouvait un sentiment de respect pour la fai. blesse de ce cœur, d’habitude si fort et si maître de lui.

Ce n’était pourtant, au vrai, de la part de Charlotte, qu’un acte de despotisme. Elle ne voulait permettre à personne, et surtout à Geneviève, de jouir d’une prérogative qu’elle s’était arrogée. Habituellement un rideau de taffetas voilait le portrait.

Geneviève, qui ne pouvait souffrir d’être grondée, et qui savait que tout indistinctement, même les choses les plus simples, servait de prétexte aux orages ou aux réprimandes à huis clos, en était arrivée à dissimuler ses désirs et ses plus innocentes actions. Heureusement, ce n’était que vis-à-vis de sa belle-mère, car son père, lui aussi, entretenait cette sincérité et cette franchise qui étaient ses plus précieuses qualités. Jamais il ne la grondait; quand elle lui avouait une faute, il la reprenait avec tant de douceur et d’affection qu’elle s’écriait quelquefois: «Père, vous êtes si bon, que vous l’êtes même quand vous grondez. J’aime à être grondée par vous»; et elle lui sautait au cou.

Néanmoins, sans qu’elle en eût la conscience, elle devenait habile.

Ainsi, elle sentait quand elle devait être gaie ou quand il fallait se faire sérieuse, afin d’éviter un mot aigre ou un coup d’œil sévère.

Dans l’intimité, c’est-à-dire entre sa mère, sa sœur, les deux gouvernantes, – car Armande avait la sienne, – ou quelques personnes insignifiantes, c’était se faire mal venir que d’être aimable.

Quand le comte était présent, ou quand il y avait quelques membres de la famille, quelques amis intimes, il fallait au contraire se montrer très-enjouée, afin d’avoir l’air très-heureux.

Mais elle savait qu’il ne fallait jamais, par-dessus tout, risquer un mot en faveur de qui que ce fût; qu’il ne fallait jamais excuser une personne mal en cour ni laisser voir qu’elle était sympathique; et qu’il fallait admirer ce qu’on admirait.

Geneviève saisissait les moindres nuances, et c’était certainement elle qui connaissait le mieux sa belle-mère.

Naturellement douce et bienveillante, elle gardait pour elle seule ses impressions, et tout en n’aimant point sa belle-mère, elle respectait d’intuition la femme qui portait le nom de son père. Certainement un observateur eût séparé la vie de Mme de Béyanes en deux parts très-distinctes qu’il eût appelées la grande pose et la petite pose, et peut être y avait-il dans l’intimité de la comtesse de fausses amies qui le disaient tout bas. Mais Geneviève était trop jeune pour donner un nom à la comédie qui révoltait si vivement sa droiture naturelle.

Quand Mme de Béyanes jouait le sentiment, quand elle affectait la bienveillance, la tolérance, la douceur; quand elle la nommait sa chère petite belle-fille; quand elle parlait avec une admirable tendresse de sa mère, de sa sœur, du bonheur qu’elle avait ou qu’elle allait avoir en les recevant à Béyanes, ou du chagrin qu’elle avait ressenti en les voyant quitter le château, c’était la grande pose.

Elle avait lieu surtout quand Charlotte recevait la famille de son mari, ou lorsqu’elle recevait quelque personne marquante pour la première fois.

Quand, au contraire, la comtesse faisait simplement la bonne femme, la bonne mère de famille; quand, devant son mari, elle lançait adroitement à Geneviève quelque appellation câline; quand, devant quelques bonnes gens du pays, quelques fermiers, elle faisait la douce au pauvre monde; quand elle faisait la pieuse, quand elle affectait de ne jamais s’occuper des autres, quand elle faisait l’excellente pour les pauvres, l’obligeante, l’empressée: c’était la petite pose, et celle-ci était très-fréquente.

Pendant la grande pose, quoiqu’elle dût être faite à cette mensongère sensiblerie, le visage de Geneviève trahissait toujours son étonnement. Pendant la petite pose, ses yeux riaient en dépit de sa bouche qui restait sérieuse; mais quand la comédie se jouait uniquement pour son père, alors son regard se voilait de tristesse: comme elle est fausse! se disait-elle avec dégoût.

Elle savait si bien ce que valaient cet étalage de bonté et cette indulgence de parade, qui ne faisaient jamais trouver à Charlotte le mot véritable pour excuser sérieusement le travers ou la faiblesse d’un ami; elle savait si bien ce qu’il fallait penser de cette prétendue charité et de quelle manière sa belle-mère l’exerçait, quand elle croyait pouvoir parler à son aise! Comme alors elle traitait durement, comme elle se moquait de la rusticité ou de la laideur des pauvres paysans qu’elle secourait en apparence avec tant de sensiblerie.

Quant à sa piété, elle eût empêché Geneviève d’être pieuse si la jeune fille n’avait compris que la religion, pour être mal interprétée, n’en est pas moins belle; parfois cependant celle de la comtesse la repoussait et lui bouleversait l’esprit. Toutes ces pratiques stériles que Charlotte s’imposait et imposait à son entourage à qui, au moindre manquement, elle ne ménageait ni les paroles âpres, ni les reproches remplis d’aigreur, révoltaient Geneviève.

–Mais, ma chère mademoiselle Smith, lui échappa-t-il de dire un jour à sa gouvernante, tout cela n’est pas dans l’Evangile, il y est dit, au contraire…

Il y est dit, reprit avec douceur la gouvernante, qui ne lui permettait jamais de blâmer sa belle-mère: ne vous attachez pas à regarder la paille qui est dans l’œil de votre prochain.

– Mais, mademoiselle, ce n’est pas une paille, c’est une…

– Chut! Geneviève, lisez l’Evangile à votre profit, et vous y verrez que, par-dessus tout, il faut être charitable. Attachez-vous donc à le devenir, ma chère enfant; ne jugez point, afin de ne pas être jugée.

La jeune fille cherchait à suivre ces bons conseils; mais, si elle pouvait se retenir de parler, elle ne pouvait s’empêcher de voir et de réfléchir, et il lui était impossible de vaincre l’éloignement qu’elle ressentait pour sa belle-mère.

La jeunesse a, d’instinct, la fausseté en aversion, et cette aversion finissait par empêcher Geneviève de faire la part du bon et du mauvais.

Ainsi, sa belle-mère venait d’établir, dans le pays, une école et un hôpital: la première intention avait été bonne. Mme de Béyanes avait sincèrement voulu venir en aide aux ouvriers de la fabrique en leur donnant la facilité d’élever leurs enfants et de recevoir des soins quand ils étaient malades; l’orgueil n’était venu qu’après. Il n’avait pas nui à l’utilité du but; mais pour ceux qui vivaient avec la fondatrice, la satisfaction d’amour-propre, le contentement du renom qu’elle s’était fait, cachaient si bien la pensée première qu’on ne la sentait plus.

Geneviève n’avait pu être sans deviner ce qui désolait secrètement la comtesse: elle n’était pas née. Aussi tous ses efforts tendaient-ils à s’identifier avec la famille de Béyanes. Elle en affichait si bien les goûts, les idées, la manière de voir, qu’elle avait fini par se persuader qu’elle appartenait réellement à l’aristocratie.

Jamais elle n’était plus heureuse que lorsqu’elle pouvait oublier qu’elle était une Legris, et elle ne pardonnait point qu’on s’en souvînt ou qu’on l’en fît souvenir.

Néanmoins, pour saisir tous les côtés, toutes .les faiblesses du caractère de Charlotte, il fallait être sans cesse avec elle comme l’était sa belle-fille; il fallait subir sa domination, il fallait qu’elle osât comme elle osait avec l’enfant et devant l’enfant à qui elle ouvrait forcément les yeux.

Ceux qui ne se trouvaient avec elle qu’en passant, ceux qui ne vivaient que quelques heures du jour avec elle, étaient séduits par sa simplicité et frappés de sa haute raison.

Elle était ainsi parvenue à acquérir une réputation de sagesse, de charité, de piété, qui la faisait regarder comme une femme supérieure.

Mlle Smith, la gouvernante de Geneviève, était une des rares personnes qui ne fussent pas la dupe de ces apparences.

Recommandée au comte par M. Hartmann, qui avait été à même de l’apprécier, ses qualités sérieuses, son bon sens, son dévouement à l’enfant ne tardèrent pas à lui mériter la confiance de M. de Béyanes.

L’arrivée de la gouvernante au château avait précédé de quelques mois celle de la comtesse. Elle avait donc été le témoin de la tendresse que Charlotte montra d’abord à sa belle-fille. Sa tâche d’institutrice était alors facile et agréable. Mais une fois arrivée dans la période de froideur qui avait si rapidement succédé à l’autre, les choses s’étaient trouvées changées du tout au tout.

Mlle Smith n’avait pas tardé à s’apercevoir que, depuis sa nouvelle disposition de cœur et d’esprit, la cour la plus agréable qu’on pût faire à la comtesse était de lui dire du mal de sa belle-fille, d’insister sur son prétendu mauvais caractère, sur son peu de goût pour l’étude, sur son penchant à la frivolité et à la coquetterie.

La gouvernante avait le cœur trop haut placé pour se rendre coupable d’une pareille bassesse. Elle trouvait Geneviève ce qu’elle était, une délicieuse petite fille; et elle trouvait aussi que la plupart des défauts que Mme de Béyanes lui reprochait n’existaient que dans son imagination de belle-mère sévère et injuste.

La raison de Mlle Smith ne pouvait, par exemple, lui faire admettre comme chose sérieuse la coquetterie d’une enfant de huit ans. Elle .trouvait que le mot n’aurait même jamais dû être prononcé devant Geneviève, de peur de faire travailler son esprit à deviner ce qu’il voulait dire et la coquetterie était tout bas, bien entendu, le grief du moment.

M. Hartmann avait un fils. Le comte l’avait engagé à l’amener avec lui, et naturellement il lui avait fait un accueil tout paternel; la comtesse avait renchéri. Geneviève aussi se montra aimable et prévenante avec le jeune Axel Hartmann, comme elle l’était avec tout le monde. Elle était séduisante, elle était adorable, même avec les petits pauvres; elle donnait avec tant de gentillesse qu’ils avaient autant de satisfaction à la voir et à l’entendre qu’à recevoir son aumône.

Axel était un joli garçon de douze ans, blond, frais, joufflu, ayant encore une timidité de fille. Son père le faisait travailler auprès de lui et dirigeait ses études. Quelquefois, le dimanche, il venait jouer et goûter avec Geneviève. La comtesse qui avait elle-même arrangé ces goûters, s’y opposa tout à coup.

Elle prit des airs de réticence et de componction, et assura qu’elle trouvait les plus sérieux inconvénients à ce que les enfants se vissent aussi librement.

Les jeux, les goûters, les promenades auxquels Mlle Smith présidait toujours furent donc interdits. La gouvernante se trouva blessée sans le laisser voir.

Geneviève réclama. Axel s’affligea.

M. Hartmann, afin de mettre fin à cette situation délicate, avança le moment fixé par lui pour le départ d’Axel. Il l’envoya en Allemagne pour y achever de s’instruire.

Mme de Béyanes était plus respectée qu’aimée par ce qui formait le personnel du château. Mais à la fabrique, il en allait autrement: on y subissait en plein l’influence de la petite pose.

Mlle Smith souffrait vivement de toutes ces tracasseries et des contraintes qui lui étaient imposées. La contention d’esprit que lui causait la nécessité de peser ses moindres paroles, de peur de les voir mal interprétées; l’obligation d’en référer pour beaucoup de choses graves, relatives à son élève, à une personne dont elle n’estimait point le caractère; l’impossibilité de risquer la moindre observation, même quand elle sentait que le devoir lui en faisait une loi; la dure nécessité de cacher à l’enfant la tendresse qu’elle lui portait, de peur d’exciter la jalousie de la belle-mère.

La nécessité non moins douloureuse de forcer la nature tendre et expansive de Geneviève à se contraindre, car Mme de Béyanes, qui ne voulait pas lui permettre de l’aimer, ne lui permettait pas de témoigner de l’affection à qui que ce fût, si ce n’est à son père et à sa sœur; et encore, si elle eût osé, elle aurait même interdit à Geneviève de montrer une aussi grande tendresse au comte. Toutes ces difficultés réunies firent prendre à l’institutrice la résolution de quitter le château.

En se promenant dans le parc, Mlle Smith cherchait comment elle ferait part de sa résolution au comte, quand elle le vit venir à elle. M. de Béyanes l’ayant aperçue, avait changé le but de sa promenade. Jamais il ne laissait passer l’occasion de lui faire comprendre combien il était touché du sincère intérêt qu’elle portait à sa fille.

Il se mit tout de suite à l’entretenir de Geneviève, de ses progrès, de la satisfaction qu’il en ressentait, de son aimable caractère, qui gagnait chaque jour par la réforme de certains défauts; il lui parla encore de ses projets pour l’avenir.

Le cœur du comte s’épanouissait en disant toutes ces choses qui l’intéressaient si vivement, et celui de la gouvernante, peu à peu, se réconfortait en l’écoutant. Le père, en lui témoignant sa déférence pour son opinion, en lui montrant combien elle comptait pour lui, la rattachait à la fille.

Insensiblement la résolution que Mlle Smith croyait si fermement arrêtée s’évanouit. Elle se mit à parler de Geneviève, de ce cœur d’enfant si bon, si tendre, de ce gentil esprit qui faisait la petite fille si charmante, et qui promettait de faire la jeune femme bien plus charmante encore, de ces qualités aimables qui se révélaient chaque jour.

Cependant elle connaissait aussi les côtés faibles du caractère de son élève, sa facilité à s’enthousiasmer, sa sensibilité excessive, sa susceptibilité, la violence de son premier mouvement et la rapidité avec laquelle la tête l’emportait sur la raison.

Elle lui dit tout ce qu’elle faisait pour la corriger, et elle reconnut que son plus puissant moyen était de s’adresser au cœur qui, chez Geneviève, était le grand redresseur de ses défauts.

M. de Béyanes, à son tour, écoutait avec le plus vif intérêt. C’était une si profonde satisfaction pour lui de voir sa chère Geneviève si bien comprise et si bien dirigée.

Le père et la gouvernante se séparèrent enchantés l’un de l’autre.

Le premier mouvement de Mlle Smith, en se retrouvant vis-à-vis d’elle-même, fut de se reprocher sévèrement la pensée qu’elle avait eue d’abandonner Geneviève; elle s’accusa de lâcheté, elle s’accusa d’avoir un moment méconnu son devoir. N’y avait-il pas dans la vie de l’enfant un côté si triste qu’il lui imposait de rester près d’elle, à tout prix, afin de la veiller et de la défendre au besoin.

Que deviendrait cette chère Geneviève, si une gouvernante nouvelle, par ignorance ou par une complaisance coupable, se laissait aller à complaire à la belle-mère? Mlle Smith pensa avec épouvante à la révolution funeste qu’un pareil changement pourrait opérer dans le moral de la chère petite, et elle se jura qu’aucune considération personnelle ne pourrait l’éloigner de son élève avant que la mission qu’elle avait acceptée fût remplie.

Le nom de la comtesse n’avait point été prononcé –pendant l’entretien que la gouvernante avait eu avec M. de Béyanes.

Ainsi que le sentait très-bien Mlle Smith, la belle-mère ne pouvait la souffrir. Elle la trouvait susceptible, dissimulée, compassée, arriérée, insupportablement arrêtée dans ses idées, triste et ennuyeuse au-delà du possible. Elle ne pouvait comprendre l’engouement de M. de Béyanes pour cette barre de fer, comme elle l’appelait, et elle s’était bien promis de ne pas lui confier Armande. Il y avait d’ailleurs entre ses deux filles, – petite pose, dont la force de l’habitude la faisait quelquefois user vis-à-vis d’elle-même, – une trop grande différence d’âge; ce serait un inconvénient pour les études. Ceci serait la raison à donner; mais en dehors de cette raison, elle avait fermement arrêté que sa fille aurait une gouvernante à elle.

Charlotte néanmoins traitait en public Mlle Smith avec de grands égards. Elle était d’une politesse irréprochable; elle lui faisait de nombreux cadeaux, et en public aussi elle lui prodiguait les compliments et les témoignages de sa considération. Mais elle ne l’admettait pas dans ses conseils, et, en particulier, elle lui prodiguait les contrariétés et les sous-entendus piquants,

Forte de ses nouvelles résolutions, la gouvernante ne s’attristait plus de rien, et se soumettait à tout avec une parfaite égalité de caractère.

Il lui en coûtait uniquement de s’obliger à être froide avec sa chère élève. Mais, forcée de paraître telle devant la comtesse, elle se fût trouvée répréhensible d’avoir, en arrière de Mme de Béyanes, une autre manière d’agir. Elle eût ainsi enseigné la dissimulation à son élève.

Geneviève ayant été prise de la rougeole, fut extrêmement malade. Le comte était au désespoir. La comtesse elle-même se montra sincèrement émue, et entoura la petite malade des plus grands soins. Elle la veilla comme elle avait veillé Armande qui venait d’avoir la même maladie. Quant à Mlle Smith, elle ne fut plus la maîtresse de retenir son cœur: son affection déborda en mille tendresses et gâteries.

– Vous m’aimez donc? lui dit l’enfant, pendant une nuit où la souffrance la tenait éveillée.

La gouvernante, afin d’éviter que la malade s’agitât et se découvrît, demeurait penchée vers elle afin de ne pas déranger sa tête qui reposait sur son épaule.

– Comme j’en suis heureuse, continua Geneviève; il y a des jours où, excepté mon père, il me semble que personne n’a d’affection pour moi, ici. Pourquoi, ma chère, ma bonne mademoiselle, n’êtes vous pas toujours ainsi? j’en serais si heureuse… Ma chère maman eût été comme cela, elle.

– Mais, mon enfant, est-ce que je ne prouve pas mon affection bien mieux que par de petits soins et par des paroles, puisque je me donne tout à vous, – la gouvernante était très-émue; – je ne vous quitte pas, je ne vais pas même en vacances, parce que je sais que je vous fais plaisir en restant.

Geneviève embrassa Mlle Smith, et il se fit dans son esprit, comme il se fait si souvent dans l’esprit des enfants, un jour subit, elle comprit que sa gouvernante ne pouvait lui montrer ostensiblement une tendresse que sa belle-mère lui refusait, et que c’était le retour vers elle de Mme de Béyanes qui avait permis à Mlle Smith de sortir de la réserve qu’il lui fallait s’imposer.

Tant que dura la convalescence, Charlotte resta la même, et si elle n’eût pas changé, sa belle-fille lui serait certainement revenue. Le cœur, à cet âge, oublie si vite le ma: il a si grand besoin de se donner. Mais la santé ramena la froideur de la comtesse; elle redevint dure et sévère. Geneviève recommença à la craindre, tandis qu’entre sa gouvernante et elle, il s’établit un redoublement d’affection et de confiance, mais contenues; car l’enfant devenait une jeune fille: la maladie, ainsi qu’il arrive souvent, avait avancé ses idées; sa raison s’était développée en même temps que sa taille; elle comprenait d’elle-même maintenant que la réserve était une nécessité.

La comtesse ayant arrêté que sa fille aurait une gouvernante à elle, maintint sa volonté. Elle fit choix de Mlle Sarah Rébec. Il y avait deux ans qu’elle était installée au château.

Armande était une grosse fille courte et joufflue dont le grand mérite physique était de se bien porter, et dont la grande qualité morale était d’être une véritable cire molle que chacun pouvait pétrir à son gré.

Paresseuse, insouciante, étourdie, curieuse, rapporteuse, bavarde, parlant à tort et à travers, inventant plutôt que de rester court; on la rencontrait partout, excepté dans la salle d’étude.

Cet adorable petit fléau, qui avait plus de grosse méchanceté que de malice, attirait de continuels désagréments à sa sœur et à Mlle Smith.

Mais un des charmants côtés du caractère de Geneviève était d’aimer Armande, quand même. Celle-ci avait beau rapporter, beau la faire gronder, la faire punir, elle la traitait toujours avec affection, avec douceur, et avait pour elle une inépuisable indulgence. Aussi quand, par hasard, elle retrouvait, sans toutefois le chercher, le chemin du cœur de sa belle-mère, c’était cette affection pour Armande qui le lui ouvrait.

Cette indulgence, qui était bien plutôt de la générosité. enchantait le comte: Comme elle ressemble à sa mère, se disait-il alors, et son cœur, avec une joie infinie, retournait vivre dans ce cher passé.

Mlle Sarah Rébec, à qui la comtesse avait confié sa fille, était une petite personne toute mince, toute fluette, toute souriante, toute vive, toute remuante, toute sautillante. Elle avait une mine de fouine, avec des yeux de furet et une bouche de singe.

Mais, sous les dehors d’une franche étourdie, elle cachait infiniment d’adresse et tout autant de calcul.

Mlle Rébec avait tout de suite senti de quel côté se levait le soleil et s’était mise à l’adorer. Elle s’était lancée en plein vers la comtesse pour qui elle affectait une admiration et un dévouement sans bornes, qu’elle lui témoignait en la flattant avec une rare habileté.

Son élève n’avait ni moyens, ni esprit, elle était ignorante à s’en faire remontrer par un âne; néanmoins Mlle Rébec vantait avec assurance à la mère les étonnantes dispositions de la fille et lui parlait même de ses progrès.

La mère, qui était assez positive pour bien juger les choses, savait pourtant bon gré à la gouvernante de l’encenser une fois de plus dans sa fille, comme le travail d’Armande n’absorbait pas encore tout le temps de Mlle Sarah, elle se multipliait pour se rendre agréable à la comtesse.

Elle faisait la lecture, elle faisait de la musique, elle faisait de la tapisserie, du crochet, du filet et mille petits ouvrages à l’aiguille; elle imaginait des surprises, elle inventait des petits soins.

Le contraste entre ces empressements et la conduite mesurée de Mlle Smith frappait tout le monde. On estimait l’une, on observait curieusement l’autre pour savoir où elle en voulait venir.

Geneviève n’avait aucune sympathie pour cette petite personne si incroyablement agissante, et quand il lui arrivait d’en parler à son père ou à sa gouvernante, elle l’appelait en riant mesdemoiselles Rébec.

Mlle Sarah avait une langue des mieux dorées, quand il s’agissait de parler d’elle-même; elle savait avec art vanter sa famille, grandir ses amis afin de se grandir elle-même; mais quant à l’entourage de la comtesse, c’était bien différent: la morsure d’une vipère était moins vénimeuse que la sienne.

Mme de Béyanes, d’ordinaire peu indulgente pour les vanteries, lui passait ses bouffées d’amour-propre en faveur de sa méchanceté. Elle pensait aux services que peut-être un jour la gouvernante pourrait lui rendre.

Les deux sœurs se réjouissaient vivement de l’arrivée de leur tante. Geneviève, parce qu’on lui avait dit que la vicomtesse était aimable et bonne, et qu’elle sentait que la présence de la jeune femme allait faire sa vie meilleure; et Armande, qui n’en pensait pas si long, s’en réjouissait parce que tout ce mouvement la divertissait. Que de choses à voir! à entendre! à rapporter! Que de commissions amusantes sa mère et Mlle Rébec allaient lui donner! Va voir ceci; courez écouter cela. Et, pendant ces courses, adieu les devoirs. O! le bon temps! Aussi l’attendait-elle avec impatience.

Enfin, il était venu.

La guerre au château

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