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CHAPITRE SIX

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Greave se précipita vers le port qui s'étendait au-delà de la cité d'Astare, ses cheveux noirs ébouriffés par le vent du large, ses traits presque féminins désormais endurcis par une barbe brune, ses vêtements souillés par le voyage et la violence. Il tenta de contenir le chagrin du manque qu'il ressentait en regardant alentour à chacun de ses pas, essayant de trouver un navire qui le conduirait en lieu sûr alors même que la cité plus haut résonnait des clameurs des envahisseurs.

Il semblerait que les candidats fassent défaut. Les navires du Royaume du Sud montaient la garde autour de vaisseaux plus imposants afin que nul ne s’échappe, tandis que les petites embarcations s'éloignaient en ordre dispersé sur l'océan. Autant dire qu'il n'en restait plus guère, leurs capitaines tentaient leur chance en mer plutôt qu’attendre que les hommes du Roi Ravin leur tombent dessus. Greave ne pouvait pas leur en vouloir. Peut-être… aurait-il dû tout simplement monter à bord du bateau sur lequel il avait renvoyé Aurelle, et régler tout ceci ultérieurement.

Non. Le cœur de Greave se brisait de douleur à la simple évocation d’Aurelle. Il croyait qu’elle l'avait accompagné dans son périple parce qu'elle l'aimait, comme lui l’aimait alors. Greave s'était si profondément entiché d’elle qu'il n'avait pas vu immédiatement à qui il avait à faire : une espionne mandatée pour l'empêcher de trouver le remède secret contre la maladie de l’homme de pierre, même si pour cela il fallait le tuer. Peu importe qu'elle l'ait aidé en fin de compte ; sa trahison… s’avérait bien trop douloureuse pour tirer un trait dessus.

Greave porta sa main sur sa tunique, là où il avait caché la page déchirée comportant les notes de Hillard, le parchemin étant en lieu sûr alors que le reste de la bibliothèque souterraine d'Astare avait brûlé de la main-même d'Aurelle. S'il réussissait à gagner un abri, il lui suffirait de trouver les ingrédients nécessaires …

Mais Greave ne voyait aucun bateau en mesure de le conduire en lieu sûr. Il y en avait bien mais définitivement trop grands pour qu'un seul homme puisse les manœuvrer, même s'il n’était pas ignare en termes de navigation. Pis encore, des soldats cheminaient le long de la falaise menant aux quais, s’y dispersaient, se déplaçant comme s'ils cherchaient quelque chose.

Greave s’efforçait de garder son calme. Il n’était pas concerné. Les hommes lancés à ses trousses et celles d’Aurelle dans la grande bibliothèque étaient morts, tués de la main d’Aurelle ou piégés par l’incendie allumé en partant. Greave ressentait du chagrin à l’idée d'avoir participé à la destruction d’un lieu emblématique, un puits de savoir, mais il ne pouvait désormais plus faire machine arrière.

Il se fraya un passage jusqu'au dernier ponton en bois, espérant trouver au moins un capitaine susceptible de l'aider. Mais personne, aucun bateau à voler, aucune possibilité de tester ses rares compétences nautiques en termes de marées. Ne se trouvaient là que des piles de provisions, dans l’attente de bateaux qui accosteraient prochainement, peut-être abandonnées par ceux qui s'étaient enfuis : des barils de goudron, des caisses de biscuits, du poisson séché et salé.

Greave fit volte-face pour retourner sur les quais, déterminé à se fondre dans la masse et trouver un moyen de quitter Astare, mais il vit les soldats venus sur les quais discuter avec les rares habitants qui y étaient restés. Des doigts pointaient dans sa direction.

"Non," dit Greave. "Je ne suis pas recherché."

C’était pourtant bel et bien le cas. Un homme avait peut-être réussi à s'échapper de la bibliothèque en feu, quelqu'un les avait peut-être repérés dans la rue, lui et Aurelle, et les avait reconnus. Quoi qu'il en soit, Greave courait un terrible danger… et Aurelle n'était plus là pour le protéger.

Greave rit amèrement, il souhaitait sa présence alors qu'elle lui avait fait tant de mal, simplement parce qu'elle savait manier un couteau. Le philosophe Serecus n'avait-il pas écrit que l'amour importait moins que les choses de la vie ? Et Yerrat, que mieux valait avoir un ennemi d'envergure à ses côtés contre un adversaire des plus insignifiant que des amis faisant preuve de lâcheté ? Greave songea qu'il avait dû rater un épisode.

Souhaiter la présence d'Aurelle ne servait plus à rien désormais, envolé le souvenir de sa peau douce, ou plus simplement parce qu'elle était capable de tuer un homme en un clin d'œil, d'après Greave. Elle était partie, son passage avait été payé, le capitaine avait juré qu'il ne ferait pas demi-tour. Greave devrait se débrouiller seul. Il commença par descendre du ponton sur lequel il se trouvait.

Il n’était pas suffisamment rapide, trop pris dans ses pensées au sujet d'Aurelle pour agir avec la célérité requise. Même ici, elle lui faisait du mal. Les soldats qui le cherchaient se trouvaient désormais au bout du quai, l’uniforme de l'un d'entre eux portait des marques de brûlure, il avait dû échapper à l'incendie de la bibliothèque.

"Vous êtes fait comme un rat, Prince Greave !" s'écria l'homme. "Oh, nous savons qui vous êtes, nous savons déjà que vous allez souffrir pour avoir essayé de nous faire brûler vif avant de vous livrer au Roi Ravin, vous regretterez d'avoir quitté Royalsport !"

Greave se mit à reculer sur les quais, les soldats avançaient d’un pas tranquille, l’allure d’hommes sachant pertinemment que leur proie n'avait nulle part où aller. Seul hic, la situation semblait leur donner raison. Greave réfléchit à tout ce qu'il avait lu sur la tactique et la stratégie des grands commandants, à tous les jeux de stratégie auxquels il avait joué et qui, à en croire les livres, aidaient un général à savoir commander. Ses lectures ne semblaient pas contenir la réponse à une situation similaire, à savoir un homme totalement ignare au maniement de l'épée, face à une vingtaine hommes, sans aucune échappatoire.

Qu’aurait fait Aurelle ? L'idée surgit à l’esprit de Greave de façon brusque et inattendue, il était tenté de la refouler, penser à sa chevelure rousse et ses yeux d’un vert profond le faisait trop souffrir. Il ne devait pas penser à ça pour le moment. Il avait besoin de la femme impitoyable qui se cachait sous ces traits, celle qui avait incendié la grande bibliothèque d'Astare afin qu'ils puissent…

Voilà tout.

Greave continua de reculer jusqu'à atteindre le niveau des barils de goudron. Il en fit basculer un au prix d’un gros effort, le contenu se déversa sur le quai. Il s’empara de la pierre à feu à sa ceinture et vit les yeux des soldats s’écarquiller.

"Ne faites pas ça," dit le premier. "Vous mourriez."

"A vrai dire," déclara Greave, "étant donné la direction du vent et le combustible s’écoulant loin de moi, j’ai de bonnes chances de survivre. Quant à vous…"

Des étincelles jaillirent du silex et tombèrent sur le goudron. Le combustible rugit en guise de réponse, Greave dû se jeter en arrière à l’autre bout du quai lorsque le brasier éclata. Quelques secondes suffirent pour que le quai prenne des allures de torche. Les soldats qui ne purent s’enfuir assez vite tombèrent en hurlant, essayant d'éteindre le brasier qui les dévorait.

Le feu se propagea le long du quai, s’étendit à la majeure partie des barils de goudron. Greave sentit comme un vrombissement alors que tout explosait sous l'effet de la chaleur, de hautes flammes s'élevèrent. Le quai se mit à osciller tandis que ses lattes se fendaient sous l’effet de la poussée, Greave conserva à grand peine son équilibre.

La chaleur du feu était intense, semblable au rugissement d'une forge un jour d'été. Il dévorait les cargaisons entreposées le long du quai avec l'avidité que seul le feu possédait, Greave se remémora tout ce qu'il avait lu sur les propriétés des flammes, sur les théories des lettrés, à savoir que ces phénomènes d’aspiration pouvaient se produire par l’action conjuguée d’un combustible au contact d’étincelles. Rien de tout cela n’était suffisant pour expliquer la propagation exponentielle du feu sur le port d'Astare, qui s’étendaient maintenant en direction des autres quais, se répandait à une vitesse folle, Greave vit des soldats pris au piège.

Le feu sur le quai ne faiblissait pas, les poutres se désolidariseraient au fur et à mesure que les flammes rongeaient la poix et la corde qui les retenaient. Greave songea un bref instant à ce plan hasardeux qui s’était avéré au final le plus réfléchi, avant de tomber dans l’eau glaciale.

Une pluie de longerons et madriers s’abattit dans l'eau autour de Greave, il pouvait se faire assommer à tout moment, mais ce ne fut heureusement pas le cas. Greave retint sa respiration, tentant d’oublier la crainte qu’il avait des bêtes marines embusquées. Il avait vu de ses propres yeux à quel point les créatures des profondeurs pouvaient s’avérer dangereuses, et ne pouvait qu'espérer que nulle créature ne peuple la proximité des quais. La chaleur des flammes était palpable même sous l’eau, il apercevait la lumière tremblotante du feu qui semblait s'étendre pour dévaster le monde.

Greave refit surface alors que ses poumons menaçaient d’exploser.

Le port était devenu un enfer, Greave ne voyait plus que des flammes, même les grands navires à quai durent manœuvrer et partir au large pour éviter les dégâts. L'un d'eux ne fut pas assez rapide, Greave vit le feu lécher et dévorer son gréement comme une chandelle, les voiles enflammées se consumaient. Il regarda autour de lui, essayant de trouver comment sortir de cet enfer.

Une section entière du quai avait atterri sur l'eau tel un radeau, un carré de planches de bois environ deux fois plus longues qu'un homme. Des barils abandonnés flottaient tout autour. Greave nagea vers eux, réfléchissant, essayant de déterminer la quantité dont il aurait besoin. Lentement, avec mille précautions, il les fit passer sous la portion de quai détruite, les attacha avec la corde existante.

La manœuvre nécessita de longues minutes, mais personne ne s'occupait de Greave. Lorsqu'il fut certain d'avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, il grimpa sur le radeau de fortune, s'empara d'un bout de bois qui ferait usage de rame. Le radeau tangua mais tint bon, Greave se mit à pagayer et quitta le port. Il ignorait jusqu'où il irait comme ça, ni comment il maîtriserait l'embarcation dès lors que les courants l'emmèneraient vers le large mais c'était toujours mieux que demeurer sur place. Il détenait la méthode pour fabriquer le remède, ne restait plus qu'à se procurer les ingrédients.

Greave quitta la cité d'Astare en proie aux flammes, le cœur malgré tout rempli d'espoir.

L'Anneau des Dragons

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