Читать книгу LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur - Морис Леблан - Страница 10
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Le coffre-fort de madame Imbert
ОглавлениеÀ trois heures du matin, il y avait encore une demi-douzaine de voitures devant un des petits hôtels de peintre qui composent l’unique côté du boulevard Berthier. La porte de cet hôtel s’ouvrit. Un groupe d’invités, hommes et dames, sortirent. Quatre voitures filèrent de droite et de gauche et il ne resta sur l’avenue que deux messieurs qui se quittèrent au coin de la rue de Courcelles, où demeurait l’un d’eux. L’autre résolut de rentrer à pied jusqu’à la porte Maillot.
Il traversa donc l’avenue de Villiers et continua son chemin sur le trottoir opposé aux fortifications. Par cette belle nuit d’hiver, pure et froide, il y avait plaisir à marcher. On respirait bien. Le bruit des pas résonnait allégrement.
Mais au bout de quelques minutes, il eut l’impression désagréable qu’on le suivait. De fait, s’étant retourné, il aperçut l’ombre d’un homme qui se glissait entre les arbres. Il n’était point peureux ; cependant il hâta le pas afin d’arriver le plus vite possible à l’octroi des Ternes. Mais l’homme se mit à courir. Assez inquiet, il jugea plus prudent de lui faire face et de tirer son revolver.
Il n’en eut pas le temps, l’homme l’assaillit violemment, et tout de suite une lutte s’engagea sur le boulevard désert, lutte à bras-le-corps où il sentit aussitôt qu’il avait le désavantage. Il appela au secours, se débattit, et fut renversé contre un tas de cailloux, serré à la gorge, bâillonné d’un mouchoir, que son adversaire lui enfonçait dans la bouche. Ses yeux se fermèrent, ses oreilles bourdonnèrent, et il allait perdre connaissance, lorsque soudain l’étreinte se desserra, et l’homme qui l’étouffait de son poids se releva pour se défendre à son tour contre une attaque imprévue.
Un coup de canne sur le poignet, un coup de botte sur la cheville… L’homme poussa deux grognements de douleur et s’enfuit en boitant et en jurant.
Sans daigner le poursuivre, le nouvel arrivant se pencha et dit :
– Êtes-vous blessé, monsieur ?
Il n’était pas blessé, mais fort étourdi et incapable de se tenir debout. Par bonheur, un des employés d’octroi, attiré par les cris, accourut. Une voiture fut requise. Le monsieur y prit place accompagné de son sauveur, et on le conduisit à son hôtel de l’avenue de la Grande-Armée.
Devant la porte, tout à fait remis, il se confondit en remerciements.
– Je vous dois la vie, monsieur, veuillez croire que je ne l’oublierai point. Je ne veux pas effrayer ma femme en ce moment, mais je tiens à ce qu’elle vous exprime elle-même, dès aujourd’hui, toute ma reconnaissance.
Il le pria de venir déjeuner et lui dit son nom : Ludovic Imbert, ajoutant :
– Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur…
– Mais certainement, fit l’autre.
Et il se présenta :
– Arsène Lupin.
Arsène Lupin n’avait pas alors cette célébrité que lui ont value l’affaire Cahorn, son évasion de la Santé, et tant d’autres exploits retentissants. Il ne s’appelait même pas Arsène Lupin. Ce nom auquel l’avenir réservait un tel lustre fut spécialement imaginé pour désigner le sauveur de M. Imbert, et l’on peut dire que c’est dans cette affaire qu’il reçut le baptême du feu. Prêt au combat, il est vrai, armé de toutes pièces, mais sans ressources, sans l’autorité que donne le succès, Arsène Lupin n’était qu’apprenti dans une profession où il devait bientôt passer maître.
Aussi quel frisson de joie à son réveil quand il se rappela l’invitation de la nuit ! Enfin il touchait au but ! Enfin il entreprenait une œuvre digne de ses forces et de son talent ! Les millions des Imbert, quelle proie magnifique pour un appétit comme le sien.
Il fit une toilette spéciale, redingote râpée, pantalon élimé, chapeau de soie un peu rougeâtre, manchettes et faux col effiloqués, le tout fort propre, mais sentant la misère. Comme cravate, un ruban noir épinglé d’un diamant de noix à surprise. Et, ainsi accoutré, il descendit l’escalier du logement qu’il occupait à Montmartre. Au troisième étage, sans s’arrêter, il frappa du pommeau de sa canne sur le battant d’une porte close. Dehors, il gagna les boulevards extérieurs. Un tramway passait. Il y prit place, et quelqu’un qui marchait derrière lui, le locataire du troisième étage, s’assit à son côté.
Au bout d’un instant, cet homme lui dit :
– Eh bien, patron ?
– Eh bien ! C’est fait.
– Comment ?
– J’y déjeune.
– Vous y déjeunez !
– Tu ne voudrais pas, j’espère, que j’eusse exposé gratuitement des jours aussi précieux que les miens ? J’ai arraché M. Ludovic Imbert à la mort certaine que tu lui réservais. M. Ludovic Imbert est une nature reconnaissante. Il m’invite à déjeuner.
Un silence, et l’autre hasarda :
– Alors, vous n’y renoncez pas ?
– Mon petit, fit Arsène, si j’ai machiné la petite agression de cette nuit, si je me suis donné la peine, à trois heures du matin, le long des fortifications, de t’allonger un coup de canne sur le poignet et un coup de pied sur le tibia, risquant ainsi d’endommager mon unique ami, ce n’est pas pour renoncer maintenant au bénéfice d’un sauvetage si bien organisé.
– Mais les mauvais bruits qui courent sur la fortune…
– Laisse-les courir. Il y a six mois que je poursuis l’affaire, six mois que je me renseigne, que j’étudie, que je tends mes filets, que j’interroge les domestiques, les prêteurs et les hommes de paille, six mois que je vis dans l’ombre du mari et de la femme. Par conséquent, je sais à quoi m’en tenir. Que la fortune provienne du vieux Brawford, comme ils le prétendent, ou d’une autre source, j’affirme qu’elle existe. Et puisqu’elle existe, elle est à moi.
– Bigre, cent millions !
– Mettons-en dix, ou même cinq, n’importe ! Il y a de gros paquets de titres dans le coffre-fort. C’est bien le diable, si, un jour ou l’autre, je ne mets pas la main sur la clef.
Le tramway s’arrêta place de l’Étoile. L’homme murmura :
– Ainsi, pour le moment ?
– Pour le moment, rien à faire. Je t’avertirai. Nous avons le temps.
Cinq minutes après, Arsène Lupin montait le somptueux escalier de l’hôtel Imbert, et Ludovic le présentait à sa femme. Gervaise était une bonne petite dame, toute ronde, très bavarde. Elle fit à Lupin le meilleur accueil.
– J’ai voulu que nous soyons seuls à fêter notre sauveur, dit-elle.
Et dès l’abord on traita « notre sauveur » comme un ami d’ancienne date. Au dessert l’intimité était complète, et les confidences allèrent bon train. Arsène raconta sa vie, la vie de son père, intègre magistrat, les tristesses de son enfance, les difficultés du présent. Gervaise, à son tour, dit sa jeunesse, son mariage, les bontés du vieux Brawford, les cent millions dont elle avait hérité, les obstacles qui retardaient l’entrée en jouissance, les emprunts qu’elle avait dû contracter à des taux exorbitants, ses interminables démêlés avec les neveux de Brawford, et les oppositions et les séquestres ! Tout enfin !
– Pensez donc, monsieur Lupin, les titres sont là, à côté dans le bureau de mon mari, et si nous en détachons un seul coupon, nous perdons tout ! Ils sont là, dans notre coffre-fort, et nous ne pouvons pas y toucher.
Un léger frémissement secoua M. Lupin à l’idée de ce voisinage. Et il eut la sensation très nette que M. Lupin n’aurait jamais assez d’élévation d’âme pour éprouver les mêmes scrupules que la bonne dame.
– Ah ! Ils sont là, murmura-t-il, la gorge sèche.
– Ils sont là.
Des relations commencées sous de tels auspices ne pouvaient que former des nœuds plus étroits. Délicatement interrogé, Arsène Lupin avoua sa misère, sa détresse. Sur-le-champ, le malheureux garçon fut nommé secrétaire particulier des deux époux, aux appointements de cent cinquante francs par mois. Il continuerait à habiter chez lui, mais il viendrait chaque jour prendre les ordres de travail et, pour plus de commodité, on mettait à sa disposition, comme cabinet de travail, une des chambres du deuxième étage.
Il choisit. Par quel excellent hasard se trouva-t-elle au-dessus du bureau de Ludovic ?
Arsène ne tarda pas à s’apercevoir que son poste de secrétaire ressemblait furieusement à une sinécure. En deux mois, il n’eut que quatre lettres insignifiantes à recopier, et ne fut appelé qu’une fois dans le bureau de son patron, ce qui ne lui permit qu’une fois de contempler officiellement le coffre-fort. En outre, il nota que le titulaire de cette sinécure ne devait pas être jugé digne de figurer auprès du député Anquety, ou du bâtonnier Grouvel, car on omit de le convier aux fameuses réceptions mondaines.
Il ne s’en plaignit point, préférant de beaucoup garder sa modeste petite place à l’ombre, et se tint à l’écart, heureux et libre. D’ailleurs il ne perdait pas son temps. Il rendit tout d’abord un certain nombre de visites clandestines au bureau de Ludovic, et présenta ses devoirs au coffre-fort, lequel n’en resta pas moins hermétiquement fermé. C’était un énorme bloc de fonte et d’acier, à l’aspect rébarbatif, et contre quoi ne pouvaient prévaloir ni les limes, ni les vrilles, ni les pinces monseigneur.
Arsène Lupin n’était pas entêté.
– Où la force échoue, la ruse réussit, se dit-il. L’essentiel est d’avoir un œil et une oreille dans la place.
Il prit donc les mesures nécessaires, et après de minutieux et pénibles sondages à travers le parquet de sa chambre, il introduisit le tuyau de plomb qui aboutissait au plafond du bureau entre deux moulures de la corniche. Par ce tuyau, tube acoustique et lunette d’approche, il espérait voir et entendre.
Dès lors il vécut à plat ventre sur son parquet. Et de fait il vit souvent les Imbert en conférence devant le coffre, compulsant des registres et maniant des dossiers. Quand ils tournaient successivement les quatre boutons qui commandaient la serrure, il tâchait, pour savoir le chiffre, de saisir le nombre de crans qui passaient. Il surveillait leurs gestes, il épiait leurs paroles. Que faisaient-ils de la clef ? La cachaient-ils ?
Un jour, il descendit en hâte, les ayant vus qui sortaient de la pièce sans refermer le coffre. Et il entra résolument. Ils étaient revenus.
– Oh ! Excusez-moi, dit-il, je me suis trompé de porte.
Mais Gervaise se précipita, et l’attirant :
– Entrez donc, monsieur Lupin, entrez donc, n’êtes-vous pas chez vous ici ? Vous allez nous donner un conseil. Quels titres devons-nous vendre ? de l’Extérieure ou de la Rente ?
– Mais l’opposition ? objecta Lupin, très étonné.
– Oh ! Elle ne frappe pas tous les titres.
Elle écarta le battant. Sur les rayons s’entassaient des portefeuilles ceinturés de sangles. Elle en saisit un. Mais son mari protesta.
– Non, non, Gervaise, ce serait de la folie de vendre de l’Extérieure. Elle va monter… Tandis que la Rente est au plus haut. Qu’en pensez-vous, mon cher ami ?
Le cher ami n’avait aucune opinion, cependant il conseilla le sacrifice de la Rente. Alors elle prit une autre liasse, et, dans cette liasse, au hasard, un papier. C’était un titre de 3% de 1374 francs. Ludovic le mit dans sa poche. L’après-midi, accompagné de son secrétaire, il fit vendre ce titre par un agent de change et toucha 46,000 francs.
Quoi qu’en eût dit Gervaise, Arsène Lupin ne se sentait pas chez lui. Bien au contraire, sa situation dans l’hôtel Imbert le remplissait de surprise. À diverses occasions, il put constater que les domestiques ignoraient son nom. Ils l’appelaient monsieur. Ludovic le désignait toujours ainsi : « Vous préviendrez monsieur… Est-ce que monsieur est arrivé ? » Pourquoi cette appellation énigmatique ?
D’ailleurs, après l’enthousiasme du début, les Imbert lui parlaient à peine, et tout en le traitant avec les égards dus à un bienfaiteur, ne s’occupaient jamais de lui ! On avait l’air de le considérer comme un original qui n’aime pas qu’on l’importune, et on respectait son isolement, comme si cet isolement était une règle édictée par lui, un caprice de sa part. Une fois qu’il passait dans le vestibule, il entendit Gervaise qui disait à deux messieurs :
« C’est un tel sauvage ! »
Soit, pensa-t-il, nous sommes un sauvage. Et renonçant à s’expliquer les bizarreries de ces gens, il poursuivait l’exécution de son plan. Il avait acquis la certitude qu’il ne fallait point compter sur le hasard ni sur une étourderie de Gervaise que la clef du coffre ne quittait pas, et qui, au surplus, n’eût jamais emporté cette clef sans avoir préalablement brouillé les lettres de la serrure. Ainsi donc il devait agir.
Un événement précipita les choses, la violente campagne menée contre les Imbert par certains journaux. On les accusait d’escroquerie. Arsène Lupin assista aux péripéties du drame, aux agitations du ménage, et il comprit qu’en tardant davantage, il allait tout perdre.
Cinq jours de suite, au lieu de partir vers six heures comme il en avait l’habitude, il s’enferma dans sa chambre. On le supposait sorti. Lui, s’étendait sur le parquet et surveillait le bureau de Ludovic.
Les cinq soirs, la circonstance favorable qu’il attendait ne s’étant pas produite, il s’en alla au milieu de la nuit, par la petite porte qui desservait la cour. Il en possédait la clef.
Mais le sixième jour, il apprit que les Imbert, en réponse aux insinuations malveillantes de leurs ennemis, avaient proposé qu’on ouvrît le coffre et qu’on en fît l’inventaire.
« C’est pour ce soir, pensa Lupin. »
Et en effet, après le dîner, Ludovic s’installa dans son bureau. Gervaise le rejoignit. Ils se mirent à feuilleter les registres du coffre.
Une heure s’écoula, puis une autre heure. Il entendit les domestiques qui se couchaient. Maintenant il n’y avait plus personne au premier étage. Minuit. Les Imbert continuaient leur besogne.
– Allons-y, murmura Lupin.
Il ouvrit sa fenêtre. Elle donnait sur la cour, et l’espace, par la nuit, sans lune et sans étoile, était obscur. Il tira de son armoire une corde à nœuds qu’il assujettit à la rampe du balcon, enjamba et se laissa glisser doucement, en s’aidant d’une gouttière, jusqu’à la fenêtre située au-dessous de la sienne. C’était celle du bureau, et le voile épais des rideaux molletonnés masquait la pièce. Debout sur le balcon, il resta un moment immobile, l’oreille tendue et l’œil aux aguets.
Tranquillisé par le silence, il poussa légèrement les deux croisées. Si personne n’avait eu soin de les vérifier, elles devaient céder à l’effort, car lui, au cours de l’après-midi, en avait tourné l’espagnolette de façon qu’elle n’entrât plus dans les gâches.
Les croisées cédèrent. Alors, avec des précautions infinies, il les entrebâilla davantage. Dès qu’il put glisser la tête, il s’arrêta. Un peu de lumière filtrait entre les deux rideaux mal joints ; il aperçut Gervaise et Ludovic assis à côté du coffre.
Ils n’échangeaient que de rares paroles et à voix basse, absorbés par leur travail. Arsène calcula la distance qui le séparait d’eux, établit les mouvements exacts qu’il lui faudrait faire pour les réduire l’un après l’autre à l’impuissance, avant qu’ils n’eussent le temps d’appeler au secours, et il allait se précipiter, lorsque Gervaise dit :
– Comme la pièce s’est refroidie depuis un instant ! Je vais me mettre au lit. Et toi ?
– Je voudrais finir.
– Finir ! Mais tu en as pour la nuit.
– Mais non, une heure au plus.
Elle se retira. Vingt minutes, trente minutes passèrent. Arsène poussa la fenêtre un peu plus. Les rideaux frémirent. Il poussa encore. Ludovic se retourna, et, voyant les rideaux gonflés par le vent, se leva pour fermer la fenêtre…
Il n’y eut pas un cri, par même une apparence de lutte. En quelques gestes précis, et sans lui faire le moindre mal, Arsène l’étourdit, lui enveloppa la tête avec le rideau, le ficela, de telle manière que Ludovic ne distingua même pas le visage de son agresseur.
Puis, rapidement, il se dirigea vers le coffre, saisit deux portefeuilles qu’il mit sous son bras, sortit du bureau, descendit l’escalier, traversa la cour, et ouvrit la porte de service. Une voiture stationnait dans la rue.
– Prends cela d’abord, dit-il au cocher et suis-moi.
Il retourna jusqu’au bureau. En deux voyages ils vidèrent le coffre. Puis Arsène monta dans sa chambre, enleva la corde, effaça toute trace de son passage. C’était fini.
Quelques heures après, Arsène Lupin, aidé de son compagnon, opéra le dépouillement des portefeuilles. Il n’éprouva aucune déception, l’ayant prévu, à constater que la fortune des Imbert n’avait pas l’importance qu’on lui attribuait. Les millions ne se comptaient pas par centaines, ni même par dizaines. Mais enfin le total formait encore un chiffre très respectable, et c’étaient d’excellentes valeurs, obligations de chemins de fer, Villes de Paris, fonds d’État, Suez, mines du Nord, etc.
Il se déclarait satisfait.
– Certes, dit-il, il y aura un rude déchet quand le temps sera venu de négocier. On se heurtera à des oppositions, et il faudra plus d’une fois liquider à vil prix. N’importe, avec cette première mise de fonds, je me charge de vivre comme je l’entends… et de réaliser quelques rêves qui me tiennent au cœur.
– Et le reste ?
– Tu peux le brûler, mon petit. Ces tas de papiers faisaient bonne figure dans le coffre-fort. Pour nous, c’est inutile. Quant aux titres, nous allons les enfermer bien tranquillement dans le placard, et nous attendrons le moment propice.
Le lendemain, Arsène pensa qu’aucune raison ne l’empêchait de retourner à l’hôtel Imbert. Mais la lecture des journaux lui révéla cette nouvelle imprévue : Ludovic et Gervaise avaient disparu.
L’ouverture du coffre eut lieu en grande solennité. Les magistrats y trouvèrent ce qu’Arsène Lupin avait laissé… peu de chose.
Tels sont les faits, et telle est l’explication que donne à certains d’entre eux l’intervention d’Arsène Lupin. J’en tiens le récit de lui-même, un jour qu’il était en veine de confidence.
Ce jour-là, il se promenait de long en large, dans mon cabinet de travail, et ses yeux avaient une petite fièvre que je ne leur connaissais pas.
– Somme toute, lui dis-je, c’est votre plus beau coup ?
Sans me répondre directement, il reprit :
– Il y a dans cette affaire des secrets impénétrables. Ainsi, même après l’explication que je vous ai donnée, que d’obscurités encore ! Pourquoi cette fuite ? Pourquoi n’ont-ils pas profité du secours que je leur apportais involontairement ? Il était si simple de dire : « Les cent millions se trouvaient dans le coffre, ils n’y sont plus parce qu’on les a volés. »
– Ils ont perdu la tête.
– Oui, voilà, ils ont perdu la tête… D’autre part, il est vrai…
– Il est vrai ?…
– Non, rien.
Que signifiait cette réticence ? Il n’avait pas tout dit, c’était visible, et ce qu’il n’avait pas dit, il répugnait à le dire. J’étais intrigué. Il fallait que la chose fût grave pour provoquer de l’hésitation chez un tel homme.
Je lui posai des questions au hasard.
– Vous ne les avez pas revus ?
– Non.
– Et il ne vous est pas advenu d’éprouver, à l’égard de ces deux malheureux, quelque pitié ?
– Moi ! proféra-t-il en sursautant.
Sa révolte m’étonna. Avais-je touché juste ? J’insistai :
– Évidemment. Sans vous, ils auraient peut-être pu faire face au danger… ou du moins partir les poches remplies.
– Des remords, c’est bien cela que vous m’attribuez, n’est-ce pas ?
– Dame !
Il frappa violemment sur ma table.
– Ainsi, selon vous, je devrais avoir des remords ?
– Appelez cela des remords ou des regrets, bref un sentiment quelconque…
– Un sentiment quelconque pour des gens…
– Pour des gens à qui vous avez dérobé une fortune.
– Quelle fortune ?
– Enfin… ces deux ou trois liasses de titres…
– Ces deux ou trois liasses de titres ! Je leur ai dérobé des paquets de titres, n’est-ce pas ? Une partie de leur héritage ? Voilà ma faute ? Voilà mon crime ?
– Mais, sacrebleu, mon cher, vous n’avez donc pas deviné qu’ils étaient faux, ces titres ?… vous entendez ?
– ILS ÉTAIENT FAUX !
Je le regardai, abasourdi.
– Faux, les quatre ou cinq millions ?
– Faux, s’écria-t-il rageusement, archi-faux ! Faux, les obligations, les Ville de Paris, les fonds d’État, du papier, rien que du papier ! Pas un sou, je n’ai pas tiré un sou de tout le bloc ! Et vous me demandez d’avoir des remords ? Mais c’est eux qui devraient en avoir ! Ils m’ont roulé comme un vulgaire gogo ! Ils m’ont plumé comme la dernière de leurs dupes, et la plus stupide !
Une réelle colère l’agitait, faite de rancune et d’amour-propre blessé.
– Mais, d’un bout à l’autre, j’ai eu le dessous dès la première heure ! Savez-vous le rôle que j’ai joué dans cette affaire, ou plutôt le rôle qu’ils m’ont fait jouer ? Celui d’André Brawford ! Oui, mon cher, et je n’y ai vu que du feu !
« C’est après, par les journaux, et en rapprochant certains détails, que je m’en suis aperçu. Tandis que je posais au bienfaiteur, au monsieur qui a risqué sa vie pour vous tirer de la griffe des apaches, eux, ils me faisaient passer pour un des Brawford !
– N’est-ce pas admirable ? Cet original qui avait sa chambre au deuxième étage, ce sauvage que l’on montrait de loin, c’était Brawford, et Brawford, c’était moi ! Et grâce à moi, grâce à la confiance que j’inspirais sous le nom de Brawford, les banquiers prêtaient, et les notaires engageaient leurs clients à prêter ! Hein, quelle école pour un débutant ! Ah ! Je vous jure que la leçon m’a servi !
Il s’arrêta brusquement, me saisit le bras, et il me dit d’un ton exaspéré où il était facile, cependant, de sentir des nuances d’ironie et d’admiration, il me dit cette phrase ineffable :
– Mon cher, à l’heure actuelle, Gervaise Imbert me doit quinze cents francs !
Pour le coup, je ne pus m’empêcher de rire. C’était vraiment d’une bouffonnerie supérieure. Et lui-même eut un accès de franche gaieté.
– Oui, mon cher, quinze cents francs ! Non seulement je n’ai pas palpé le premier sou de mes appointements, mais encore elle m’a emprunté quinze cents francs ! Toutes mes économies de jeune homme ! Et savez-vous pourquoi ? Je vous le donne en mille… Pour ses pauvres ! Comme je vous le dis ! Pour de prétendus malheureux qu’elle soulageait à l’insu de Ludovic !
– Et j’ai coupé là-dedans ! Est-ce assez drôle, hein ? Arsène Lupin refait de quinze cents francs, et refait par la bonne dame à laquelle il volait quatre millions de titres faux ! Et que de combinaisons, d’efforts et de ruses géniales il m’a fallu pour arriver à ce beau résultat !
– C’est la seule fois que j’ai été roulé dans ma vie. Mais fichtre ! Je l’ai bien été cette fois-là, et proprement, dans les grands prix !…