Читать книгу LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur - Морис Леблан - Страница 11
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La perle noire
ОглавлениеUn violent coup de sonnette réveilla la concierge du numéro 9 de l’avenue Hoche. Elle tira le cordon en grognant :
– Je croyais tout le monde rentré. Il est au moins trois heures !
Son mari bougonna :
– C’est peut-être pour le docteur.
En effet, une voix demanda :
– Le docteur Harel… quel étage ?
– Troisième à gauche. Mais le docteur ne se dérange pas la nuit.
– Il faudra bien qu’il se dérange.
Le monsieur pénétra dans le vestibule, monta un étage, deux étages, et, sans même s’arrêter sur le palier du docteur Harel, continua jusqu’au cinquième. Là, il essaya deux clefs. L’une fit fonctionner la serrure, l’autre le verrou de sûreté.
– À merveille, murmura-t-il, la besogne est considérablement simplifiée. Mais avant d’agir, il faut assurer notre retraite. Voyons… ai-je eu logiquement le temps de sonner chez le docteur, et d’être congédié par lui ?
Pas encore… un peu de patience…
Au bout d’une dizaine de minutes, il descendit et heurta le carreau de la loge en maugréant contre le docteur. On lui ouvrit, et il claqua la porte derrière lui. Or, cette porte ne se ferma point, l’homme ayant vivement appliqué un morceau de fer sur la gâche afin que le pêne ne pût s’y introduire.
Il entra donc, sans bruit, à l’insu des concierges. En cas d’alarme, sa retraite était assurée.
Paisiblement, il remonta les cinq étages. Dans l’antichambre, à la lueur d’une lanterne électrique, il déposa son pardessus et son chapeau sur une des chaises, s’assit sur une autre, et enveloppa ses bottines d’épais chaussons de feutre.
– Ouf ! Ca y est… Et combien facilement ! Je me demande un peu pourquoi tout le monde ne choisit pas le confortable métier de cambrioleur ? Avec un peu d’adresse et de réflexion, il n’en est pas de plus charmant. Un métier de tout repos… un métier de père de famille… Trop commode même… cela devient fastidieux.
Il déplia un plan détaillé de l’appartement.
– Commençons par nous orienter. Ici, j’aperçois le rectangle du vestibule où je suis. Du côté de la rue, le salon, le boudoir et la salle à manger. Inutile de perdre son temps par là, il paraît que la comtesse a un goût déplorable… pas un bibelot de valeur !… Donc, droit au but… Ah ! Voici le tracé d’un couloir, du couloir qui mène aux chambres. À trois mètres, je dois rencontrer la porte du placard aux robes qui communique avec la chambre de la comtesse.
Il replia son plan, éteignit sa lanterne, et s’engagea dans le couloir en comptant :
– Un mètre… deux mètres… trois mètres… Voici la porte… Comme tout s’arrange, mon Dieu ! Un simple verrou, un petit verrou, me sépare de la chambre, et, qui plus est, je sais que ce verrou se trouve à un mètre quarante-trois du plancher… De sorte que, grâce à une légère incision que je vais pratiquer autour, nous en serons débarrassés…
Il sortit de sa poche les instruments nécessaires, mais une idée l’arrêta.
– Et si, par hasard, ce verrou n’était pas poussé. Essayons toujours… Pour ce qu’il en coûte !
Il tourna le bouton de la serrure. La porte s’ouvrit.
– Mon brave Lupin, décidément la chance te favorise. Que te faut-il maintenant ? Tu connais la topographie des lieux où tu vas opérer ; tu connais l’endroit où la comtesse cache la perle noire… Par conséquent, pour que la perle noire t’appartienne, il s’agit tout bêtement d’être plus silencieux que le silence, plus invisible que la nuit.
Arsène Lupin employa bien une demi-heure pour ouvrir la seconde porte, une porte vitrée qui donnait sur la chambre. Mais il le fit avec tant de précaution, qu’alors même que la comtesse n’eût pas dormi, aucun grincement équivoque n’aurait pu l’inquiéter.
D’après les indications de son plan, il n’avait qu’à suivre le contour d’une chaise longue. Cela le conduisait à un fauteuil, puis à une petite table située près du lit. Sur la table, il y avait une boîte de papier à lettres, et, enfermée tout simplement dans cette boîte, la perle noire.
Il s’allongea sur le tapis et suivit les contours de la chaise longue. Mais à l’extrémité il s’arrêta pour réprimer les battements de son cœur. Bien qu’aucune crainte ne l’agitât, il lui était impossible de vaincre cette sorte d’angoisse nerveuse que l’on éprouve dans le trop grand silence. Et il s’en étonnait, car, enfin, il avait vécu sans émotion des minutes plus solennelles. Nul danger ne le menaçait. Alors pourquoi son cœur battait-il comme une cloche affolée ? Était-ce cette femme endormie qui l’impressionnait, cette vie si voisine de la sienne ?
Il écouta et crut discerner le rythme d’une respiration. Il fut rassuré comme par une présence amie.
Il chercha le fauteuil, puis, par petits gestes insensibles, rampa vers la table, tâtant l’ombre de son bras étendu. Sa main droite rencontra un des pieds de la table.
Enfin ! Il n’avait plus qu’à se lever, à prendre la perle et à s’en aller. Heureusement ! Car son cœur recommençait à sauter dans sa poitrine comme une bête terrifiée, et avec un tel bruit qu’il lui semblait impossible que la comtesse ne s’éveillât point.
Il l’apaisa dans un élan de volonté prodigieux, mais, au moment où il essayait de se relever, sa main gauche heurta sur le tapis un objet qu’il reconnut tout de suite pour un flambeau, un flambeau renversé ; et aussitôt, un autre objet se présenta, une pendule, une de ces petites pendules de voyage qui sont recouvertes d’une gaine de cuir.
Quoi ? Que se passait-il ? Il ne comprenait pas. Ce flambeau… cette pendule… pourquoi ces objets n’étaient-ils pas à leur place habituelle ? Ah ! Que se passait-il dans l’ombre effarante ?
Et soudain, un cri lui échappa. Il avait touché… oh ! à quelle chose étrange, innommable ! Mais non, non, la peur lui troublait le cerveau. Vingt secondes, trente secondes, il demeura immobile, épouvanté, de la sueur aux tempes. Et ses doigts gardaient la sensation de ce contact.
Par un effort implacable, il tendit le bras de nouveau. Sa main, de nouveau, effleura la chose, la chose étrange, innommable. Il la palpa. Il exigea que sa main la palpât et se rendit compte. C’était une chevelure, un visage… et ce visage était froid, presque glacé.
Si terrifiante que soit la réalité, un homme comme Arsène Lupin la domine dès qu’il en a pris connaissance. Rapidement, il fit jouer le ressort de sa lanterne. Une femme gisait devant lui, couverte de sang. D’affreuses blessures dévastaient son cou et ses épaules. Il se pencha et l’examina. Elle était morte.
– Morte, morte, répéta-t-il avec stupeur.
Et il regardait ces yeux fixes, le rictus de cette bouche, cette chair livide, ce sang tout ce sang qui avait coulé sur le tapis et se figeait maintenant, épais et noir.
S’étant relevé, il tourna le bouton de l’électricité, la pièce s’emplit de lumière, et il put voir tous les signes d’une lutte acharnée. Le lit était entièrement défait, les couvertures et les draps arrachés. Par terre, le flambeau, puis la pendule – les aiguilles marquaient onze heures vingt – puis, plus loin, une chaise renversée, et partout du sang, des flaques de sang.
– Et la perle noire ? murmura-t-il.
La boîte de papier à lettres était à sa place. Il l’ouvrit vivement. Elle contenait l’écrin. Mais l’écrin était vide.
– Fichtre ! se dit-il, tu t’es vanté un peu tôt de ta chance, mon ami Arsène Lupin… La comtesse assassinée, la perle noire disparue… la situation n’est pas brillante ! Filons, sans quoi tu risques fort d’encourir de lourdes responsabilités.
Il ne bougea pas cependant.
– Filer ? Oui, un autre filerait. Mais Arsène Lupin ? N’y a-t-il pas mieux à faire ? Voyons, procédons par ordre. Après tout, ta conscience est tranquille… Suppose que tu es commissaire de police et que tu dois procéder à une enquête… Oui, mais pour cela il faudrait avoir un cerveau plus clair. Et le mien est dans un état !
Il tomba sur un fauteuil, ses poings crispés contre son front brûlant.
L’affaire de l’avenue Hoche est une de celles qui nous ont le plus vivement intrigués en ces derniers temps, et je ne l’eusse certes pas racontée si la participation d’Arsène Lupin ne l’éclairait d’un jour tout spécial. Cette participation, il en est peu qui la soupçonnent. Nul ne sait en tout cas l’exacte et curieuse vérité.
Qui ne connaissait, pour l’avoir rencontré au Bois, Léontine Zalti, l’ancienne cantatrice, épouse et veuve du comte d’Andillot, la Zalti dont le luxe éblouissait Paris, il y a quelque vingt ans, comtesse d’Andillot, à qui ses parures de diamants et de perles valaient une réputation européenne ? On disait d’elle qu’elle portait sur ses épaules le coffre-fort de plusieurs maisons de banque et les mines d’or de plusieurs compagnies australiennes. Les grands joailliers travaillaient pour la Zalti comme on travaillait jadis pour les rois et pour les reines.
Et qui ne se souvient de la catastrophe où toutes ces richesses furent englouties ? Maisons de banque et mines d’or, le gouffre dévora tout. De la collection merveilleuse, dispersée par le commissaire priseur, il ne resta que la fameuse perle noire. La perle noire ! C’est-à-dire une fortune, si elle avait voulu s’en défaire.
Elle ne le voulut point. Elle préféra se restreindre, vivre dans un simple appartement, avec sa dame de compagnie, sa cuisinière et un domestique, plutôt que de vendre cet inestimable joyau. Il y avait à cela une raison qu’elle ne craignait pas d’avouer : la perle noire était le cadeau d’un empereur ! Et presque ruinée, réduite à l’existence la plus médiocre, elle demeura fidèle à sa compagne des beaux jours.
– Moi vivante, disait-elle, je ne la quitterai pas.
Du matin jusqu’au soir, elle la portait à son cou. La nuit, elle la mettait dans un endroit connu d’elle seule.
Tous ces faits rappelés par les feuilles publiques stimulèrent la curiosité, et, chose bizarre, mais facile à comprendre pour ceux qui ont le mot de l’énigme, ce fut précisément l’arrestation de l’assassin présumé qui compliqua le mystère et prolongea l’émotion. Le surlendemain, en effet, les journaux publiaient la nouvelle suivante :
« On nous annonce l’arrestation de Victor Danègre, le domestique de la comtesse d’Andillot. Les charges relevées contre lui sont écrasantes. Sur la manche en lustrine de son gilet de livrée, que M. Dudouis, le chef de la Sûreté, a trouvé dans sa mansarde, entre le sommier et le matelas, on a constaté des taches de sang. En outre, il manquait à ce gilet un bouton recouvert d’étoffe. Or ce bouton, dès le début des perquisitions, avait été ramassé sous le lit même de la victime.
« Il est probable qu’après le dîner, Danègre, au lieu de regagner sa mansarde, se sera glissé dans le cabinet aux robes, et que, par la porte vitrée, il a vu la comtesse cacher la perle noire.
« Nous devons dire que, jusqu’ici, aucune preuve n’est venue confirmer cette supposition. En tout cas, un autre point reste obscur. À sept heures du matin, Danègre s’est rendu au bureau de tabac du boulevard de Courcelles : la concierge d’abord, puis la buraliste ont témoigné dans ce sens. D’autre part, la cuisinière de la comtesse et sa dame de compagnie, qui toutes deux couchent au bout du couloir, affirment qu’à huit heures, quand elles se sont levées, la porte de l’antichambre et la porte de la cuisine étaient fermées à double tour. Depuis vingt ans au service de la comtesse, ces deux personnes sont au-dessus de tout soupçon. On se demande donc comment Danègre a pu sortir de l’appartement. S’était-il fait faire une autre clef ? L’instruction éclaircira ces différents points. »
L’instruction n’éclaircit absolument rien, au contraire. On apprit que Victor Danègre était un récidiviste dangereux, un alcoolique et un débauché, qu’un coup de couteau n’effrayait pas. Mais l’affaire elle-même semblait, au fur et à mesure qu’on l’étudiait, s’envelopper de ténèbres plus épaisses et de contradictions plus inexplicables.
D’abord une demoiselle de Sinclèves, cousine et unique héritière de la victime, déclara que la comtesse, un mois avant sa mort, lui avait confié dans une de ses lettres la façon dont elle cachait la perle noire. Le lendemain du jour où elle recevait cette lettre, elle en constatait la disparition. Qui l’avait volée ?
De leur côté, les concierges racontèrent qu’ils avaient ouvert la porte à un individu, lequel était monté chez le docteur Harel. On manda le docteur. Personne n’avait sonné chez lui. Alors qui était cet individu ? Un complice ?
Cette hypothèse d’un complice fut adoptée par la presse et par le public. Ganimard, le vieil inspecteur principal, Ganimard la défendait, non sans raison.
– Il y a du Lupin là-dessous, disait-il au juge.
– Bah ! ripostait celui-ci, vous le voyez partout, votre Lupin.
– Je le vois partout, parce qu’il est partout.
– Dites plutôt que vous le voyez chaque fois où quelque chose ne vous paraît pas très clair. D’ailleurs, en l’espèce, remarquez ceci : le crime a été commis à onze heures vingt du soir, ainsi que l’atteste la pendule, et la visite nocturne, dénoncée par les concierges, n’a eu lieu qu’à trois heures du matin.
La justice obéit souvent à ces entraînements de conviction qui font qu’on oblige les événements à se plier à l’explication première qu’on en a donnée. Les antécédents déplorables de Victor Danègre, récidiviste, ivrogne et débauché, influencèrent le juge, et bien qu’aucune circonstance nouvelle ne vînt corroborer les deux ou trois indices primitivement découverts, rien ne put l’ébranler. Il boucla son instruction. Quelques semaines après les débats commencèrent.
Ils furent embarrassés et languissants. Le président les dirigea sans ardeur. Le ministère public attaqua mollement. Dans ces conditions, l’avocat de Danègre avait beau jeu. Il montra les lacunes et les impossibilités de l’accusation. Nulle preuve matérielle n’existait. Qui avait forgé la clef, l’indispensable clef sans laquelle Danègre, après son départ, n’aurait pu refermer à double tour la porte de l’appartement ? Qui l’avait vue, cette clef, et qu’était-elle devenue ? Qui avait vu le couteau de l’assassin, et qu’était-il devenu ?
– Et, en tout cas, concluait l’avocat, prouvez que c’est mon client qui a tué. Prouvez que l’auteur du vol et du crime n’est pas ce mystérieux personnage qui s’est introduit dans la maison à trois heures du matin. La pendule marquait onze heures, me direz-vous ? Et après ? Ne peut-on mettre les aiguilles d’une pendule à l’heure qui vous convient ?
Victor Danègre fut acquitté.
Il sortit de prison un vendredi au déclin du jour, amaigri, déprimé par six mois de cellule. L’instruction, la solitude, les débats, les délibérations du jury, tout cela l’avait empli d’une épouvante maladive. La nuit, d’affreux cauchemars, des visions d’échafaud le hantaient. Il tremblait de fièvre et de terreur.
Sous le nom d’Anatole Dufour, il loua une petite chambre sur les hauteurs de Montmartre, et il vécut au hasard des besognes, bricolant de droite et de gauche.
Vie lamentable ! Trois fois engagé par trois patrons différents, il fut reconnu et renvoyé sur-le-champ.
Souvent il s’aperçut, ou crut s’apercevoir, que des hommes le suivaient, des hommes de la police, il n’en doutait point, qui ne renonçait pas à le faire tomber dans quelque piège. Et d’avance il sentait l’étreinte rude de la main qui le prendrait au collet.
Un soir qu’il dînait chez un traiteur du quartier, quelqu’un s’installa en face de lui. C’était un individu d’une quarantaine d’années, vêtu d’une redingote noire, de propreté douteuse. Il commanda une soupe, des légumes et un litre de vin.
Et quand il eut mangé la soupe, il tourna les yeux vers Danègre et le regarda longuement.
Danègre pâlit. Pour sûr cet individu était de ceux qui le suivaient depuis des semaines. Que lui voulait-il ? Danègre essaya de se lever. Il ne le put. Ses jambes chancelaient sous lui.
L’homme se versa un verre de vin et emplit le verre de Danègre.
– Nous trinquons, camarade ?
Victor balbutia :
– Oui… oui… à votre santé, camarade.
– À votre santé, Victor Danègre.
L’autre sursauta :
– Moi !… moi !… mais non… je vous jure…
– Vous me jurez quoi ? Que vous n’êtes pas vous ? Le domestique de la comtesse ?
– Quel domestique ? Je m’appelle Dufour. Demandez au patron.
– Dufour, Anatole, oui, pour le patron, mais Danègre pour la justice, Victor Danègre.
– Pas vrai ! Pas vrai ! On vous a menti.
Le nouveau venu tira de sa poche une carte et la tendit. Victor lut :
« Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté. Renseignements confidentiels. » Il tressaillit.
– Vous êtes de la police ?
– Je n’en suis plus, mais le métier me plaisait, et je continue d’une façon plus… lucrative. On déniche de temps en temps des affaires d’or… comme la vôtre ?
– La mienne ?
– Oui, la vôtre, c’est une affaire exceptionnelle, si toutefois vous voulez bien y mettre un peu de complaisance.
– Et si je n’en mets pas ?
– Il le faudra. Vous êtes dans une situation où vous ne pouvez rien me refuser.
Une appréhension sourde envahissait Victor Danègre. Il demanda :
– Qu’y a-t-il ?… parlez.
– Soit, répondit l’autre, finissons-en. En deux mots, voici : je suis envoyé par Mlle de Sinclèves.
– Sinclèves ?
L’héritière de la comtesse d’Andillot.
– Eh bien ?
– Eh bien, Mlle de Sinclèves me charge de vous réclamer la perle noire.
– La perle noire ?
– Celle que vous avez volée.
– Mais je ne l’ai pas !
– Vous l’avez.
– Si je l’avais, ce serait moi l’assassin.
– C’est vous l’assassin.
Danègre s’efforça de rire.
– Heureusement, mon bon monsieur, que la Cour d’assises n’a pas été du même avis. Tous les jurés, vous entendez, m’ont reconnu innocent. Et quand on a sa conscience pour soi et l’estime de douze braves gens…
L’ex-inspecteur lui saisit le bras :
– Pas de phrases, mon petit. Écoutez-moi bien attentivement et pesez mes paroles, elles en valent la peine. Danègre, trois semaines avant le crime, vous avez dérobé à la cuisinière la clef qui ouvre la porte de service, et vous avez fait faire une clef semblable chez Outard, serrurier, 244, rue Oberkampf.
– Pas vrai, pas vrai, gronda Victor, personne n’a vu cette clef… elle n’existe pas.
– La voici.
Après un silence, Grimaudan reprit :
– Vous avez tué la comtesse à l’aide d’un couteau à virole acheté au bazar de la République, le jour même où vous commandiez votre clef. La lame est triangulaire et creusée d’une cannelure.
– De la blague, tout cela, vous parlez au hasard. Personne n’a vu le couteau.
– Le voici.
Victor Danègre eut un geste de recul. L’ex-inspecteur continua :
– Il y a dessus des taches de rouille. Est-il besoin de vous en expliquer la provenance ?
– Et après ?… vous avez une clef et un couteau… Qui peut affirmer qu’ils m’appartenaient ?
– Le serrurier d’abord, et ensuite l’employé auquel vous avez acheté le couteau. J’ai déjà rafraîchi leur mémoire. En face de vous, ils ne manqueront pas de vous reconnaître.
Il parlait sèchement et durement, avec une précision terrifiante. Danègre était convulsé de peur. Ni le juge, ni le président des assises, ni l’avocat général ne l’avaient serré d’aussi près, n’avaient vu aussi clair dans des choses que lui-même ne discernait plus très nettement.
Cependant, il essaya encore de jouer l’indifférence.
– Si c’est là toutes vos preuves !
– Il me reste celle-ci. Vous êtes reparti, après le crime, par le même chemin. Mais, au milieu du cabinet aux robes, pris d’effroi, vous avez dû vous appuyer contre le mur pour garder votre équilibre.
– Comment le savez-vous ? bégaya Victor… personne ne peut le savoir.
– La justice, non, il ne pouvait venir à l’idée d’aucun de ces messieurs du parquet d’allumer une bougie et d’examiner les murs. Mais si on le faisait, on verrait sur le plâtre blanc une marque rouge très légère, assez nette cependant pour qu’on y retrouve l’empreinte de la face antérieure de votre pouce, de votre pouce tout humide de sang et que vous avez posé contre le mur. Or vous n’ignorez pas qu’en anthropométrie, c’est là un des principaux moyens d’identification.
Victor Danègre était blême. Des gouttes de sueur coulaient de son front. Il considérait avec des yeux de fou cet homme étrange qui évoquait son crime comme s’il en avait été le témoin invisible.
Il baissa la tête, vaincu, impuissant. Depuis des mois il luttait contre tout le monde. Contre cet homme-là, il avait l’impression qu’il n’y avait rien à faire.
– Si je vous rends la perle, balbutia-t-il, combien me donnerez-vous ?
– Rien.
– Comment ! Vous vous moquez ! Je vous donnerais une chose qui vaut des mille et des centaines de mille, et je n’aurais rien ?
– Si, la vie.
Le misérable frissonna. Grimaudan ajouta, d’un ton presque doux :
– Voyons, Danègre, cette perle n’a aucune valeur pour vous. Il vous est impossible de la vendre. À quoi bon la garder ?
– Il y a des receleurs… et un jour ou l’autre, à n’importe quel prix…
– Un jour ou l’autre il sera trop tard.
– Pourquoi ?
– Pourquoi ? Mais parce que la justice aura remis la main sur vous, et, cette fois, avec les preuves que je lui fournirai, le couteau, la clef, l’indication de votre pouce, vous êtes fichu, mon bonhomme. Victor s’étreignit la tête de ses deux mains et réfléchit. Il se sentait perdu, en effet, irrémédiablement perdu, et, en même temps, une grande fatigue l’envahissait, un immense besoin de repos et d’abandon. Il murmura :
– Quand vous la faut-il ?
– Ce soir, avant une heure.
– Sinon ?
– Sinon, je mets à la poste cette lettre où Mlle de Sinclèves vous dénonce au procureur de la République. Danègre se versa deux verres de vin qu’il but coup sur coup, puis se levant :
– Payez l’addition, et allons-y… j’en ai assez de cette maudite affaire.
La nuit était venue. Les deux hommes descendirent la rue Lepic et suivirent les boulevards extérieurs en se dirigeant vers l’Étoile. Ils marchaient silencieusement, Victor, très las et le dos voûté.
Au parc Monceau, il dit :
– C’est du côté de la maison…
– Parbleu ! Vous n’en êtes sorti, avant votre arrestation, que pour aller au bureau de tabac.
– Nous y sommes, fit Danègre, d’une voix sourde.
Ils longèrent la grille du jardin, et traversèrent une rue dont le bureau de tabac faisait l’encoignure. Danègre s’arrêta quelques pas plus loin. Ses jambes vacillaient. Il tomba sur un banc.
– Eh bien ? demanda son compagnon.
– C’est là.
– C’est là ! Qu’est-ce que vous me chantez ?
– Oui là, devant nous.
– Devant nous ! Dites donc, Danègre, il ne faudrait pas…
– Je vous répète qu’elle est là…
– Où ?
– Entre deux pavés.
– Lesquels ?
– Cherchez.
– Lesquels ? répéta Grimaudan.
Victor ne répondit pas.
– Ah ! Parfait, tu veux me faire poser, mon bonhomme.
– Non… mais… je vais crever de misère.
– Et alors, tu hésites ? Allons, je serai bon prince. Combien te faut-il ?
– De quoi prendre un billet d’entrepont pour l’Amérique.
– Convenu.
– Et un billet de cent francs pour les premiers frais.
– Tu en auras deux. Parle.
– Comptez les pavés, à droite de l’égout. C’est entre le douzième et le treizième.
– Dans le ruisseau ?
– Oui, en bas du trottoir.
Grimaudan regarda autour de lui. Des tramways passaient, des gens passaient. Mais bah ! Qui pouvait se douter ?…
Il ouvrit son canif et le planta entre le douzième et le treizième pavé.
– Et si elle n’y est pas ?
– Si personne ne m’a vu me baisser et l’enfoncer, elle y est encore.
Se pouvait-il qu’elle y fût ? La perle noire jetée dans la boue d’un ruisseau, à la disposition de premier venu ! La perle noire… une fortune !
– À quelle profondeur ?
– Elle est à dix centimètres, à peu près.
Il creusa le sable mouillé. La pointe de son canif heurta quelque chose. Avec ses doigts, il élargit le trou.
Il aperçut la perle noire.
– Tiens, voilà tes deux cents francs. Je t’enverrai ton billet pour l’Amérique.
Le lendemain, l’Écho de France publiait cet entrefilet, qui fut reproduit par les journaux du monde entier.
« Depuis hier, la fameuse perle noire est entre les mains d’Arsène Lupin qui l’a reprise au meurtrier de la comtesse d’Andillot. Avant peu, des fac-similés de ce précieux bijou seront exposés à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Calcutta, à Buenos Aires et à New York.
« Arsène Lupin attend les propositions que voudront bien lui faire ses correspondants. »
– Et voilà comme quoi le crime est toujours puni et la vertu récompensée, conclut Arsène Lupin, lorsqu’il m’eut révélé les dessous de l’affaire.
– Et voilà comme quoi, sous le nom de Grimaudan, ex-inspecteur de la Sûreté, vous fûtes choisi par le destin pour enlever au criminel le bénéfice de son forfait.
– Justement. Et j’avoue que c’est une des aventures dont je suis le plus fier. Les quarante minutes que j’ai passées dans l’appartement de la comtesse, après avoir constaté sa mort, sont parmi les plus étonnantes et les plus profondes de ma vie. En quarante minutes, empêtré dans la situation la plus inextricable, j’ai reconstitué le crime, j’ai acquis la certitude, à l’aide de quelques indices, que le coupable ne pouvait être qu’un domestique de la comtesse. Enfin, j’ai compris que, pour avoir la perle, il fallait que ce domestique fût arrêté – et j’ai laissé le bouton de gilet – mais qu’il ne fallait pas qu’on relevât contre lui des preuves irrécusables de sa culpabilité – et j’ai ramassé le couteau oublié sur le tapis, emporté la clef oubliée sur la serrure, fermé la porte à double tour, et effacé les traces des doigts sur le plâtre du cabinet aux robes. À mon sens, ce fut là un de ces éclairs…
– De génie, interrompis-je.
– De génie, si vous voulez, et qui n’eût pas illuminé le cerveau du premier venu. Deviner en une seconde les deux termes du problème – une arrestation et un acquittement – me servir de l’appareil formidable de la justice pour détraquer mon homme, pour l’abêtir, bref, pour le mettre dans un état d’esprit tel, qu’une fois libre, il devait inévitablement, fatalement, tomber dans le piège un peu grossier que je lui tendais !…
– Un peu ? dites beaucoup, car il ne courait aucun danger.
– Oh ! Pas le moindre, puisque tout acquittement est une chose définitive.
– Pauvre diable…
– Pauvre diable… Victor Danègre ! Vous ne songez pas que c’est un assassin ? Il eût été de la dernière immoralité que la perle noire lui restât. Il vit, pensez donc, Danègre vit !
– Et la perle noire est à vous.
Il la sortit d’une des poches secrètes de son portefeuille, l’examina, la caressa de ses doigts et de ses yeux, et il soupirait :
– Quel est le boyard, quel est le rajah imbécile et vaniteux qui possédera ce trésor ? À quel milliardaire américain est destiné le petit morceau de beauté et de luxe qui ornait les blanches épaules de Léontine Zalti, comtesse d’Andillot ?…