Читать книгу LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur - Морис Леблан - Страница 20
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La seconde arrestation d’Arsène Lupin
ОглавлениеDès huit heures, douze voitures de déménagement encombrèrent la rue Crevaux, entre l’avenue du Bois-de-Boulogne et l’avenue Bugeaud. M. Félix Davey quittait l’appartement qu’il occupait au quatrième étage du n° 8. Et M. Dubreuil, expert, qui avait réuni en un seul appartement le cinquième étage de la même maison et le cinquième étage des deux maisons contiguës, expédiait le même jour – pure coïncidence, puisque ces messieurs ne se connaissaient pas – les collections de meubles pour lesquelles tant de correspondants étrangers lui rendaient quotidiennement visite.
Détail qui fut remarqué dans le quartier, mais dont on ne parla que plus tard, aucune des douze voitures ne portait le nom et l’adresse du déménageur, et aucun des hommes qui les accompagnaient ne s’attarda dans les débits avoisinants. Ils travaillèrent si bien qu’à onze heures tout était fini. Il ne restait plus rien que ces monceaux de papiers et de chiffons qu’on laisse derrière soi, aux coins des chambres vides.
M. Félix Davey, jeune homme élégant, vêtu selon la mode la plus raffinée, mais qui portait à la main une canne d’entraînement dont le poids indiquait chez son possesseur un biceps peu ordinaire, M. Félix Davey s’en alla tranquillement et s’assit sur le banc de l’allée transversale qui coupe l’avenue du Bois, en face de la rue Pergolèse. Près de lui, une femme, en tenue de petite bourgeoise, lisait son journal, tandis qu’un enfant jouait à creuser avec sa pelle un tas de sable.
Au bout d’un instant Félix Davey dit à la femme, sans tourner la tête :
– Ganimard ?
– Parti depuis ce matin neuf heures.
– Où ?
– À la Préfecture de police.
– Seul ?
– Seul.
– Pas de dépêche cette nuit ?
– Aucune.
– On a toujours confiance en vous dans la maison ?
– Toujours. Je rends de petits services à Mme Ganimard, et elle me raconte tout ce que fait son mari… nous avons passé la matinée ensemble.
– C’est bien. Jusqu’à nouvel ordre, continuez à venir ici, chaque jour, à onze heures.
Il se leva et se rendit, près de la porte Dauphine, au Pavillon chinois où il prit un repas frugal, deux œufs, des légumes et des fruits. Puis il retourna rue Crevaux et dit à la concierge :
– Je jette un coup d’œil là-haut, et je vous rends les clefs.
Il termina son inspection par la pièce qui lui servait de cabinet de travail. Là, il saisit l’extrémité d’un tuyau de gaz dont le coude était articulé et qui pendait le long de la cheminée enleva le bouchon de cuivre qui le fermait, adapta un petit appareil en forme de cornet, et souffla.
Un léger coup de sifflet lui répondit. Portant le tuyau à sa bouche, il murmura :
– Personne, Dubreuil ?
– Personne.
– Je peux monter ?
– Oui.
Il remit le tuyau à sa place, tout en se disant :
« Jusqu’où va le progrès ? Notre siècle fourmille de petites inventions qui rendent vraiment la vie charmante et pittoresque. Et si amusante ! … Surtout quand on sait jouer à la vie comme moi. »
Il fit pivoter une des moulures de marbre de la cheminée. La plaque de marbre elle-même bougea, et la glace qui la surmontait glissa sur d’invisibles rainures, démasquant une ouverture béante où reposaient les premières marches d’un escalier construit dans le corps même de la cheminée ; tout cela bien propre, en fonte soigneusement astiquée et en carreaux de porcelaine blanche.
Il monta. Au cinquième étage, même orifice au-dessus de la cheminée. M. Dubreuil attendait.
– C’est fini, chez vous ?
– C’est fini.
– Tout est débarrassé ?
– Entièrement.
– Le personnel ?
– Il n’y a plus que les trois hommes de garde.
– Allons-y.
L’un après l’autre ils montèrent par le même chemin jusqu’à l’étage des domestiques, et débouchèrent dans une mansarde où se trouvaient trois individus dont l’un regardait par la fenêtre.
– Rien de nouveau ?
– Rien, patron.
– La rue est calme ?
– Absolument.
– Encore dix minutes et je pars définitivement… vous partirez aussi. D’ici là, au moindre mouvement suspect dans la rue, avertissez-moi.
– J’ai toujours le doigt sur la sonnerie d’alarme, patron.
– Dubreuil, vous aviez recommandé à nos déménageurs de ne pas toucher aux fils de cette sonnerie ?
– Certes, elle fonctionne à merveille.
– Alors je suis tranquille.
Ces deux messieurs redescendirent jusqu’à l’appartement de Félix Davey. Et celui-ci, après avoir rajusté la moulure de marbre, s’exclama joyeusement :
– Dubreuil, je voudrais voir la tête de ceux qui découvriront tous ces admirables trucs, timbres d’avertissement, réseau de fils électriques et de tuyaux acoustiques, passages invisibles, lames de parquets qui glissent, escaliers dérobés… une vraie machination pour féerie !
– Quelle réclame pour Arsène Lupin !
– Une réclame dont on se serait bien passé. Dommage de quitter une pareille installation. Tout est à recommencer, Dubreuil… et sur un nouveau modèle, évidemment, car il ne faut jamais se répéter. Peste soit du Sholmès !
– Toujours pas revenu, le Sholmès ?
– Et comment ? De Southampton, un seul paquebot, celui de minuit. Du Havre, un seul train, celui de huit heures du matin qui arrive à onze heures onze. Du moment qu’il n’a pas pris le paquebot de minuit – et il ne l’a pas pris, les instructions données au capitaine étant formelles – il ne pourra être en France que ce soir, via Newhaven et Dieppe.
– S’il revient !
– Sholmès n’abandonne jamais la partie. Il reviendra, mais trop tard. Nous serons loin.
– Et Mlle Destange ?
– Je dois la retrouver dans une heure.
– Chez elle ?
– Oh ! Non, elle ne rentrera chez elle que dans quelques jours, après la tourmente… et lorsque je n’aurai plus à m’occuper que d’elle. Mais, vous, Dubreuil, il faut vous hâter. L’embarquement de tous nos colis sera long, et votre présence est nécessaire sur le quai.
– Vous êtes sûr que nous ne sommes pas surveillés ?
– Par qui ? Je ne craignais que Sholmès.
Dubreuil se retira. Félix Davey fit un dernier tour, ramassa deux ou trois lettres déchirées, puis, apercevant un morceau de craie, il le prit, dessina sur le papier sombre de la salle à manger un grand cadre, et inscrivit, ainsi que l’on fait sur une plaque commémorative :
« ICI HABITA, DURANT CINQ ANNÉES, AU DÉBUT DU XXème SIÈCLE, ARSÈNE LUPIN, GENTILHOMME-CAMBRIOLEUR. »
Cette petite plaisanterie parut lui causer une vive satisfaction. Il la contempla en sifflotant un air d’allégresse, et s’écria :
– Maintenant que je suis en règle avec les historiens des générations futures, filons. Dépêchez-vous, maître Herlock Sholmès, avant trois minutes j’aurai quitté mon gîte, et votre défaite sera totale… encore deux minutes ! Vous me faites attendre, maître !… Encore une minute ! Vous ne venez pas ? Eh bien, je proclame votre déchéance et mon apothéose. Sur quoi, je m’esquive. Adieu, royaume d’Arsène Lupin ! Je ne vous verrai plus. Adieu les cinquante-cinq pièces des six appartements sur lesquels je régnais ! Adieu, ma chambrette, mon austère chambrette !
Une sonnerie coupa net son accès de lyrisme, une sonnerie aiguë, rapide et stridente, qui s’interrompit deux fois, reprit deux fois et cessa. C’était la sonnerie d’alarme.
Qu’y avait-il donc ? Quel danger imprévu ? Ganimard ? Mais non…
Il fut sur le point de regagner son bureau et de s’enfuir. Mais d’abord il se dirigea du côté de la fenêtre. Personne dans la rue. L’ennemi serait-il donc déjà dans la maison ? Il écouta et crut discerner des rumeurs confuses. Sans plus hésiter, il courut jusqu’à son cabinet de travail, et, comme il en franchissait le seuil, il distingua le bruit d’une clef que l’on cherchait à introduire dans la porte du vestibule.
– Diable, murmura-t-il, il n’est que temps. La maison est peut-être cernée… l’escalier de service, impossible. Heureusement que la cheminée…
Il poussa vivement la moulure : elle ne bougea pas. Il fit un effort plus violent : elle ne bougea pas.
Au même moment il eut l’impression que la porte s’ouvrait là-bas et que des pas résonnaient.
– Sacré nom, jura-t-il, je suis perdu si ce fichu mécanisme…
Ses doigts se convulsèrent autour de la moulure. De tout son poids il pesa. Rien ne bougea. Rien ! Par une malchance incroyable, par une méchanceté vraiment effarante du destin, le mécanisme, qui fonctionnait encore un instant auparavant, ne fonctionnait plus !
Il s’acharna, se crispa. Le bloc de marbre demeurait inerte, immuable. Malédiction ! Était-il admissible que cet obstacle stupide lui barrât le chemin ? Il frappa le marbre, il le frappa à coups de poing rageurs, il le martela, il l’injuria…
– Eh bien, quoi, Monsieur Lupin, il y a donc quelque chose qui ne marche pas comme il vous plaît ?
Lupin se retourna, secoué d’épouvante. Herlock Sholmès était devant lui !
Herlock Sholmès ! Il le regarda en clignant des yeux, comme gêné par une vision cruelle. Herlock Sholmès à Paris ! Herlock Sholmès qu’il avait expédié la veille en Angleterre ainsi qu’un colis dangereux, et qui se dressait en face de lui, victorieux et libre ! Ah ! Pour que cet impossible miracle se fût réalisé malgré la volonté d’Arsène Lupin, il fallait un bouleversement des lois naturelles, le triomphe de tout ce qui est illogique et anormal ! Herlock Sholmès en face de lui !
Et l’Anglais prononça, ironique à son tour, et plein de cette politesse dédaigneuse avec laquelle son adversaire l’avait si souvent cinglé :
– Monsieur Lupin, je vous avertis qu’à partir de cette minute, je ne penserai plus jamais à la nuit que vous m’avez fait passer dans l’hôtel du Baron d’Hautrec, plus jamais aux mésaventures de mon ami Wilson, plus jamais à mon enlèvement en automobile, et non plus à ce voyage que je viens d’accomplir, ficelé par vos ordres sur une couchette peu confortable. Cette minute efface tout. Je ne me souviens plus de rien. Je suis payé. Je suis royalement payé.
Lupin garda le silence. L’Anglais reprit :
– N’est-ce pas votre avis ?
Il avait l’air d’insister comme s’il eût réclamé un acquiescement, une sorte de quittance à l’égard du passé.
Après un instant de réflexion, durant lequel l’Anglais se sentit pénétré, scruté jusqu’au plus profond de son âme, Lupin déclara :
– Je suppose, Monsieur, que votre conduite actuelle s’appuie sur des motifs sérieux ?
– Extrêmement sérieux.
– Le fait d’avoir échappé à mon capitaine et à mes matelots n’est qu’un incident secondaire de notre lutte. Mais le fait d’être ici, devant moi, seul, vous entendez, seul en face d’Arsène Lupin, me donne à croire que votre revanche est aussi complète que possible.
– Aussi complète que possible.
– Cette maison ?
– Cernée.
– Les deux maisons voisines ?
– Cernées.
– L’appartement au-dessus de celui-ci ?
– Les trois appartements du cinquième que M. Dubreuil occupait, cernés.
– De sorte que…
– De sorte que vous êtes pris, Monsieur Lupin, irrémédiablement pris.
Les mêmes sentiments qui avaient agité Sholmès au cours de sa promenade en automobile, Lupin les éprouva, la même fureur concentrée, la même révolte – mais aussi, en fin de compte – la même loyauté le courba sous la force des choses. Tous deux également puissants, ils devaient pareillement accepter la défaite comme un mal provisoire auquel on doit se résigner.
– Nous sommes quittes, Monsieur, dit-il nettement.
L’Anglais sembla ravi de cet aveu. Ils se turent. Puis Lupin reprit, déjà maître de lui et souriant :
– Et je n’en suis pas fâché ! Cela devenait fastidieux de gagner à tous coups. Je n’avais qu’à allonger le bras pour vous atteindre en pleine poitrine. Cette fois, j’y suis. Touché, maître !
Il riait de bon cœur.
– Enfin on va se divertir ! Lupin est dans la souricière. Comment va t-il sortir de là ? Dans la souricière ! … Quelle aventure … ah maître, je vous dois une rude émotion. C’est cela, la vie !
Il se pressa les tempes de ses deux poings fermés, comme pour comprimer la joie désordonnée qui bouillonnait en lui, et il avait aussi des gestes d’enfant qui décidément s’amuse au-delà de ses forces.
Enfin il s’approcha de l’Anglais.
– Et maintenant, qu’attendez-vous ?
– Ce que j’attends ?
– Oui, Ganimard est là, avec ses hommes. Pourquoi n’entre-t-il pas ?
– Je l’ai prié de ne pas entrer.
– Et il a consenti ?
– Je n’ai requis ses services qu’à la condition formelle qu’il se laisserait guider par moi. D’ailleurs il croit que M. Félix Davey n’est qu’un complice de Lupin !
– Alors je répète ma question sous une autre forme. Pourquoi êtes-vous entré seul ?
– J’ai voulu d’abord vous parler.
– Ah ! Ah ! Vous avez à me parler.
Cette idée parut plaire singulièrement à Lupin. Il y a telles circonstances où l’on préfère de beaucoup les paroles aux actes.
– Monsieur Sholmès, je regrette de n’avoir point de fauteuil à vous offrir. Cette vieille caisse à moitié brisée vous agrée-t-elle ? Ou bien le rebord de cette fenêtre ? Je suis sûr qu’un verre de bière serait le bienvenu… brune ou blonde ?… Mais asseyez-vous, je vous en prie…
– Inutile. Causons.
– J’écoute.
– Je serai bref. Le but de mon séjour en France n’était pas votre arrestation. Si j’ai été amené à vous poursuivre, c’est qu’aucun autre moyen ne se présentait d’arriver à mon véritable but.
– Qui était ?
– De retrouver le diamant bleu !
– Le diamant bleu !
– Certes, puisque celui qu’on a découvert dans le flacon du consul Bleichen n’était pas le vrai.
– En effet. Le vrai fut expédié par la Dame blonde, je le fis copier exactement, et comme, alors, j’avais des projets sur les autres bijoux de la comtesse, et que le consul Bleichen était déjà suspect, la susdite Dame blonde, pour n’être point soupçonnée à son tour, glissa le faux diamant dans les bagages du susdit consul.
– Tandis que vous, vous gardiez le vrai.
– Bien entendu.
– Ce diamant-là, il me le faut.
– Impossible. Mille regrets.
– Je l’ai promis à la comtesse de Crozon. Je l’aurai.
– Comment l’aurez-vous, puisqu’il est en ma possession ?
– Je l’aurai précisément parce qu’il est en votre possession.
– Je vous le rendrai donc ?
– Oui.
– Volontairement ?
– Je vous l’achète.
Lupin eut un accès de gaieté.
– Vous êtes bien de votre pays. Vous traitez ça comme une affaire.
– C’est une affaire.
– Et que m’offrez-vous ?
– La liberté de Mlle Destange.
– Sa liberté ? Mais je ne sache pas qu’elle soit en état d’arrestation.
– Je fournirai à M. Ganimard les indications nécessaires. Privée de votre protection, elle sera prise, elle aussi.
Lupin s’esclaffa de nouveau.
– Cher Monsieur, vous m’offrez ce que vous n’avez pas. Mlle Destange est en sûreté et ne craint rien. Je demande autre chose.
L’Anglais hésita, visiblement embarrassé, un peu de rouge aux pommettes. Puis, brusquement, il mit la main sur l’épaule de son adversaire :
– Et si je vous proposais…
– Ma liberté ?
– Non… mais enfin je puis sortir de cette pièce, me concerter avec M. Ganimard…
– Et me laisser réfléchir ?
– Oui.
– Eh ! Mon Dieu, à quoi cela me servira-t-il ! Ce satané mécanisme ne fonctionne plus, dit Lupin en poussant avec irritation la moulure de la cheminée.
Il étouffa un cri de stupéfaction cette fois, caprice des choses, retour inespéré de la chance, le bloc de marbre avait bougé sous ses doigts !
C’était le salut, l’évasion possible. En ce cas, à quoi bon se soumettre aux conditions de Sholmès ?
Il marcha de droite et de gauche, comme s’il méditait sa réponse. Puis, à son tour, il posa sa main sur l’épaule de l’Anglais.
– Tout bien pesé, Monsieur Sholmès, j’aime mieux faire mes petites affaires seul.
– Cependant…
– Non, je n’ai besoin de personne.
– Quand Ganimard vous tiendra, ce sera fini. On ne vous lâchera pas.
– Qui sait !
– Voyons, c’est de la folie. Toutes les issues sont occupées.
– Il en reste une.
– Laquelle ?
– Celle que je choisirai.
– Des mots ! Votre arrestation peut être considérée comme effectuée.
– Elle ne l’est pas.
– Alors ?
– Alors je garde le diamant bleu.
Sholmès tira sa montre.
– Il est trois heures moins dix. À trois heures j’appelle Ganimard.
– Nous avons donc dix minutes devant nous pour bavarder. Profitons-en, Monsieur Sholmès, et, pour satisfaire la curiosité qui me dévore, dites-moi comment vous vous êtes procuré mon adresse et mon nom de Félix Davey.
Tout en surveillant attentivement Lupin dont la bonne humeur l’inquiétait, Sholmès se prêta volontiers à cette petite explication où son amour-propre trouvait son compte, et repartit :
– Votre adresse ? Je la tiens de la Dame blonde.
– Clotilde !
– Elle-même. Rappelez-vous… hier matin… quand j’ai voulu l’enlever en automobile, elle a téléphoné à sa couturière.
– En effet.
– Eh bien, j’ai compris plus tard que la couturière, c’était vous. Et, dans le bateau, cette nuit, par un effort de mémoire, qui est peut-être une des choses dont il me sera permis de tirer vanité, je suis parvenu à reconstituer les deux derniers chiffres de votre numéro de téléphone… 73. De la sorte, possédant la liste de vos maisons « retouchées », il m’a été facile, dès mon arrivée à Paris, ce matin, à onze heures, de chercher et de découvrir dans l’annuaire du téléphone le nom et l’adresse de M. Félix Davey. Ce nom et cette adresse connus, j’ai demandé l’aide de M. Ganimard.
– Admirable ! De premier ordre ! Je n’ai qu’à m’incliner. Mais ce que je ne saisis pas, c’est que vous ayez pris le train du Havre. Comment avez-vous fait pour vous évader de L’Hirondelle ?
– Je ne me suis pas évadé.
– Cependant…
– Vous aviez donné l’ordre au capitaine de n’arriver à Southampton qu’à une heure du matin. On m’a débarqué à minuit. J’ai donc pu prendre le paquebot du Havre.
– Le capitaine m’aurait trahi ? C’est inadmissible.
– Il ne vous a pas trahi.
–Alors ?
– C’est sa montre.
– Sa montre ?
– Oui, sa montre que j’ai avancée d’une heure.
– Comment ?
– Comme on avance une montre, en tournant le remontoir. Nous causions, assis l’un près de l’autre, je lui racontais des histoires qui l’intéressaient… ma foi, il ne s’est aperçu de rien.
– Bravo, bravo, le tour est joli, je le retiens. Mais la pendule, qui était accrochée à la cloison de sa cabine ?
– Ah la pendule, c’était plus difficile, car j’avais les jambes liées, mais le matelot qui me gardait pendant les absences du capitaine a bien voulu donner un coup de pouce aux aiguilles.
– Lui ? Allons donc ! Il a consenti ?…
– Oh ! Il ignorait l’importance de son acte ! Je lui ai dit qu’il me fallait à tout prix prendre le premier train pour Londres, et… il s’est laissé convaincre…
– Moyennant…
– Moyennant un petit cadeau… que l’excellent homme d’ailleurs a l’intention de vous transmettre loyalement.
– Quel cadeau ?
– Presque rien.
– Mais encore ?
– Le diamant bleu.
– Le diamant bleu !
– Oui, le faux, celui que vous avez substitué au diamant de la comtesse, et qu’elle m’a confié…
Ce fut une explosion de rire, soudaine et tumultueuse. Lupin se pâmait, les yeux mouillés de larmes.
– Dieu, que c’est drôle ! Mon faux diamant repassé au matelot ! Et la montre du capitaine ! Et les aiguilles de la pendule ! …
Jamais encore Sholmès n’avait senti la lutte aussi violente entre Lupin et lui. Avec son instinct prodigieux, il devinait, sous cette gaieté excessive, une concentration de pensée formidable, comme un ramassement de toutes les facultés.
Peu à peu Lupin s’était rapproché. L’Anglais recula et, distraitement, glissa les doigts dans la poche de son gousset.
– Il est trois heures, Monsieur Lupin.
– Trois heures déjà ? Quel dommage !… On s’amusait tellement !…
– J’attends votre réponse.
– Ma réponse ? Mon Dieu que vous êtes exigeant ! Alors c’est la fin de la partie que nous jouons. Et comme enjeu, ma liberté !
– Ou le diamant bleu.
– Soit… jouez le premier. Que faites-vous ?
– Je marque le roi, dit Sholmès, en jetant un coup de revolver.
– Et moi le point, riposta Arsène en lançant son poing vers l’Anglais.
Sholmès avait tiré en l’air, pour appeler Ganimard dont l’intervention lui semblait urgente. Mais le poing d’Arsène jaillit droit à l’estomac de Sholmès qui pâlit et chancela. D’un bond Lupin sauta jusqu’à la cheminée, et déjà la plaque de marbre s’ébranlait… trop tard ! La porte s’ouvrit.
– Rendez vous, Lupin. Sinon…
Ganimard, posté sans doute plus près que Lupin n’avait cru, Ganimard était là, le revolver braqué sur lui. Et derrière Ganimard, dix hommes, vingt hommes se bousculaient, de ces gaillards solides et sans scrupules, qui l’eussent abattu comme un chien au moindre signe de résistance.
Il fit un geste, très calme.
– Bas les pattes ! Je me rends.
Et il croisa ses bras sur sa poitrine.
Il y eut comme une stupeur. Dans la pièce dégarnie de ses meubles et de ses tentures, les paroles d’Arsène Lupin se prolongeaient ainsi qu’un écho. « Je me rends ! » Paroles incroyables ! On s’attendait à ce qu’il s’évanouît soudain par une trappe, ou qu’un pan de mur s’écroulât devant lui et le dérobât une fois de plus à ses agresseurs. Et il se rendait !
Ganimard s’avança, et, très ému, avec toute la gravité que comportait un tel acte, lentement, il étendit la main sur son adversaire, et il eut la jouissance infinie de prononcer :
– Je vous arrête, Lupin.
– Brrr, frissonna Lupin, vous m’impressionnez, mon bon Ganimard. Quelle mine lugubre ! On dirait que vous parlez sur la tombe d’un ami. Voyons, ne prenez pas ces airs d’enterrement.
– Je vous arrête.
– Et ça vous épate ? Au nom de la loi dont il est le fidèle exécuteur, Ganimard, inspecteur principal, arrête le méchant Lupin. Minute historique, et dont vous saisissez toute l’importance… et c’est la seconde fois que pareil fait se produit. Bravo, Ganimard, vous irez loin dans la carrière !
Et il offrit ses poignets au cabriolet d’acier…
Ce fut un événement qui s’accomplit d’une manière un peu solennelle. Les agents, malgré leur brusquerie ordinaire et l’âpreté de leur ressentiment contre Lupin, agissaient avec réserve, étonnés qu’il leur fût permis de toucher à cet être intangible.
– Mon pauvre Lupin, soupira-t-il, que diraient tes amis du noble faubourg s’ils te voyaient humilié de la sorte ?
Il écarta les poignets avec un effort progressif et continu de tous ses muscles. Les veines de son front se gonflèrent. Les maillons de la chaîne pénétrèrent dans sa peau.
– Allons-y, fit-il.
La chaîne sauta, brisée.
– Une autre, camarades, celle-ci ne vaut rien.
On lui en passa deux. Il approuva :
– À la bonne heure ! Vous ne sauriez prendre trop de précautions.
Puis, comptant les agents :
– Combien êtes-vous, mes amis ? Vingt-cinq ? Trente ? C’est beaucoup… rien à faire. Ah ! Si vous n’aviez été que quinze !
Il avait vraiment de l’allure, une allure de grand acteur qui joue son rôle d’instinct et de verve, avec impertinence et légèreté. Sholmès le regardait, comme on regarde un beau spectacle dont on sait apprécier toutes les beautés et toutes les nuances. Et vraiment il eut cette impression bizarre que la lutte était égale entre ces trente hommes d’un côté, soutenus par tout l’appareil formidable de la justice, et de l’autre côté, cet être seul, sans armes et enchaîné. Les deux partis se valaient.
– Eh bien, maître, lui dit Lupin, voilà votre œuvre. Grâce à vous, Lupin va pourrir sur la paille humide des cachots. Avouez que votre conscience n’est pas absolument tranquille, et que le remords vous ronge ?
Malgré lui l’Anglais haussa les épaules, avec l’air de dire « Il ne tenait qu’à vous… »
– Jamais ! Jamais s’écria Lupin… Vous rendre le diamant bleu ? Ah ! non, il m’a coûté trop de peine déjà. J’y tiens. Lors de la première visite que j’aurai l’honneur de vous faire à Londres, le mois prochain sans doute, je vous dirai les raisons… mais serez-vous à Londres, le mois prochain ? Préférez-vous Vienne ? Saint-Pétersbourg ?
Il sursauta. Au plafond, soudain, résonnait un timbre. Et ce n’était plus la sonnerie d’alarme, mais l’appel du téléphone dont les fils aboutissaient à son bureau, entre les deux fenêtres, et dont l’appareil n’avait pas été enlevé.
Le téléphone ! Ah qui donc allait tomber dans le piège que tendait un abominable hasard ! Arsène Lupin eut un mouvement de rage vers l’appareil, comme s’il avait voulu le briser, le réduire en miettes, et, par là même, étouffer la voix mystérieuse qui demandait à lui parler. Mais Ganimard décrocha le récepteur et se pencha.
– Allô… allô… le numéro 648.73… oui, c’est ici.
Vivement, avec autorité, Sholmès l’écarta, saisit les deux récepteurs et appliqua son mouchoir sur la plaque pour rendre plus indistinct le son de sa voix.
À ce moment il leva les yeux sur Lupin. Et le regard qu’ils échangèrent leur prouva que la même pensée les avait frappés tous deux, et que tous deux ils prévoyaient jusqu’aux dernières conséquences de cette hypothèse possible, probable, presque certaine : c’était la Dame blonde qui téléphonait. Elle croyait téléphoner à Félix Davey, ou plutôt à Maxime Bermond, et c’est à Sholmès qu’elle allait se confier !
Et l’Anglais scanda :
– Allô ! … allô ! …
Un silence, et Sholmès :
– Oui, c’est moi, Maxime.
Tout de suite le drame se dessinait, avec une précision tragique. Lupin, l’indomptable et railleur Lupin, ne songeait même pas à cacher son anxiété, et, la figure pâlie d’angoisse, il s’efforçait d’entendre, de deviner. Et Sholmès continuait, en réponse à la voix mystérieuse :
– Allô… allô… mais oui, tout est terminé, et je m’apprêtais justement à vous rejoindre, comme il était convenu… où ?… Mais à l’endroit où vous êtes. Ne croyez-vous pas que c’est encore là…
Il hésitait, cherchant ses mots, puis il s’arrêta. Il était clair qu’il tâchait d’interroger la jeune fille sans trop s’avancer lui-même et qu’il ignorait absolument où elle se trouvait. En outre la présence de Ganimard semblait le gêner… Ah ! Si quelque miracle avait pu couper le fil de cet entretien diabolique ! Lupin l’appelait de toutes ses forces, de tous ses nerfs tendus !
Et Sholmès prononça :
– Allô !… Allô !… Vous n’entendez pas ?… Moi non plus… très mal… c’est à peine si je distingue… vous écoutez ? Eh bien, voilà… en réfléchissant… il est préférable que vous rentriez chez vous…
– Quel danger ? Aucun…
– Mais il est en Angleterre ! J’ai reçu une dépêche de Southampton, me confirmant son arrivée.
L’ironie de ces mots ! Sholmès les articula avec un bien-être inexprimable. Et il ajouta :
– Ainsi donc, ne perdez pas de temps, chère amie, je vous rejoins. Il accrocha les récepteurs.
– Monsieur Ganimard, je vous demanderai trois de vos hommes.
– C’est pour la Dame blonde, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Vous savez qui c’est, où elle est ?
– Oui.
– Bigre ! Jolie capture. Avec Lupin… la journée est complète. Folenfant, emmenez deux hommes, et accompagnez Monsieur.
L’Anglais s’éloigna, suivi des trois agents.
C’était fini. La Dame blonde, elle aussi, allait tomber au pouvoir de Sholmès. Grâce à son admirable obstination, grâce à la complicité d’événements heureux, la bataille s’achevait pour lui en victoire, pour Lupin, en un désastre irréparable.
– Monsieur Sholmès !
L’Anglais s’arrêta.
– Monsieur Lupin ?
Lupin semblait profondément ébranlé par ce dernier coup. Des rides creusaient son front. Il était las et sombre. Il se redressa pourtant en un sursaut d’énergie. Et malgré tout, allègre, dégagé, il s’écria :
– Vous conviendrez que le sort s’acharne après moi. Tout à l’heure, il m’empêche de m’évader par cette cheminée et me livre à vous. Cette fois, il se sert du téléphone pour vous faire cadeau de la Dame blonde. Je m’incline devant ses ordres.
– Ce qui signifie ?
– Ce qui signifie que je suis prêt à rouvrir les négociations.
Sholmès prit à part l’inspecteur et sollicita, d’un ton d’ailleurs qui n’admettait point de réplique, l’autorisation d’échanger quelques paroles avec Lupin. Puis il revint vers celui-ci. Colloque suprême ! Il s’engagea sur un ton sec et nerveux.
– Que voulezvous ?
– La liberté de Mlle Destange.
– Vous savez le prix ?
– Oui.
– Et vous acceptez ?
– J’accepte toutes vos conditions.
– Ah ! fit l’Anglais, étonné… mais… vous avez refusé… pour vous…
– Il s’agissait de moi, Monsieur Sholmès. Maintenant il s’agit d’une femme… et d’une femme que j’aime. En France, voyez-vous, nous avons des idées très particulières sur ces choses-là. Et ce n’est pas parce que l’on s’appelle Lupin que l’on agit différemment… au contraire !
Il dit cela très calmement. Sholmès eut une imperceptible inclinaison de la tête et murmura :
– Alors le diamant bleu ?
– Prenez ma canne, là, au coin de la cheminée. Serrez d’une main la pomme, et, de l’autre, tournez la virole de fer qui termine l’extrémité opposée du bâton.
Sholmès prit la canne et tourna la virole, et, tout en tournant, il s’aperçut que la pomme se dévissait. À l’intérieur de cette pomme se trouvait une boule de mastic. Dans cette boule un diamant.
Il l’examina. C’était le diamant bleu.
– Mlle Destange est libre, Monsieur Lupin.
– Libre dans l’avenir comme dans le présent ? Elle n’a rien à craindre de vous ?
– Ni de personne.
– Quoi qu’il arrive ?
– Quoi qu’il arrive. Je ne sais plus son nom ni son adresse.
– Merci. Et au revoir. Car on se reverra, n’est-ce pas, Monsieur Sholmès ?
– Je n’en doute pas.
Il y eut entre l’Anglais et Ganimard une explication assez agitée à laquelle Sholmès coupa court avec une certaine brusquerie.
– Je regrette beaucoup, Monsieur Ganimard, de n’être point de votre avis. Mais je n’ai pas le temps de vous convaincre. Je pars pour l’Angleterre dans une heure.
– Cependant… la Dame blonde ?…
– Je ne connais pas cette personne.
– Il n’y a qu’un instant…
– C’est à prendre ou à laisser. Je vous ai déjà livré Lupin. Voici le diamant bleu… que vous aurez le plaisir de remettre vous-même à la comtesse de Crozon. Il me semble que vous n’avez pas à vous plaindre.
– Mais la Dame blonde ?
– Trouvez-la.
Il enfonça son chapeau sur sa tête et s’en alla rapidement, comme un Monsieur qui n’a pas coutume de s’attarder lorsque ses affaires sont finies.
– Bon voyage, maître, cria Lupin. Et croyez bien que je n’oublierai jamais les relations cordiales que nous avons entretenues. Mes amitiés à M. Wilson.
Il n’obtint aucune réponse et ricana :
– C’est ce qui s’appelle filer à l’anglaise. Ah ! Ce digne insulaire ne possède pas cette fleur de courtoisie par laquelle nous nous distinguons. Pensez un peu, Ganimard, à la sortie qu’un Français eût effectuée en de pareilles circonstances, sous quels raffinements de politesse il eût masqué son triomphe ! … Mais, Dieu me pardonne, Ganimard, que faites-vous ? Allons bon, une perquisition ! Mais il n’y a plus rien, mon pauvre ami, plus un papier. Mes archives sont en lieu sûr.
– Qui sait ! Qui sait !
Lupin se résigna. Tenu par deux inspecteurs, entouré par tous les autres, il assista patiemment aux diverses opérations. Mais au bout de vingt minutes il soupira :
– Vite, Ganimard, vous n’en finissez pas.
– Vous êtes donc bien pressé ?
– Si je suis pressé ! Un rendez-vous urgent !
– Au Dépôt ?
– Non, en ville.
– Bah ! Et à quelle heure ?
– À deux heures.
– Il en est trois.
– Justement, je serai en retard, et il n’est rien que je déteste comme d’être en retard.
– Me donnez-vous cinq minutes ?
– Pas une de plus.
– Trop aimable… je vais tâcher…
– Ne parlez pas tant… encore ce placard ? Mais il est vide !
– Cependant voici des lettres.
– De vieilles factures !
– Non, un paquet attaché par une faveur.
– Une faveur rose ? Oh ! Ganimard, ne dénouez pas, pour l’amour du ciel !
– C’est d’une femme ?
– Oui.
– Une femme du monde ?
– Du meilleur.
– Son nom ?
– Mme Ganimard.
– Très drôle ! Très drôle ! s’écria l’inspecteur d’un ton pincé.
À ce moment, les hommes envoyés dans les autres pièces annoncèrent que les perquisitions n’avaient abouti à aucun résultat. Lupin se mit à rire.
– Parbleu est-ce que vous espériez découvrir la liste de mes camarades, ou la preuve de mes relations avec l’empereur d’Allemagne ? Ce qu’il faudrait chercher, Ganimard, ce sont les petits mystères de cet appartement. Ainsi ce tuyau de gaz est un tuyau acoustique. Cette cheminée contient un escalier. Cette muraille est creuse. Et l’enchevêtrement des sonneries ! Tenez, Ganimard, pressez ce bouton…
Ganimard obéit.
– Vous n’entendez rien ? interrogea Lupin.
– Non.
– Moi non plus. Pourtant vous avez averti le commandant de mon parc aérostatique de préparer le ballon dirigeable qui va nous enlever bientôt dans les airs.
– Allons, dit Ganimard, qui avait terminé son inspection, assez de bêtises, et en route !
Il fit quelques pas, les hommes le suivirent.
Lupin ne bougea point d’une semelle.
Ses gardiens le poussèrent. En vain.
– Eh bien, dit Ganimard, vous refusez de marcher ?
– Pas du tout.
– En ce cas…
– Mais ça dépend.
– De quoi ?
– De l’endroit où vous me conduirez.
– Au Dépôt, parbleu.
– Alors je ne marche pas. Je n’ai rien à faire au Dépôt.
– Mais vous êtes fou ?
– N’ai-je pas eu l’honneur de vous prévenir que j’avais un rendez-vous urgent ?
– Lupin !
– Comment, Ganimard, la Dame blonde attend ma visite, et vous me supposez assez grossier pour la laisser dans l’inquiétude ? Ce serait indigne d’un galant homme.
– Écoutez, Lupin, dit l’inspecteur que ce persiflage commençait à irriter, j’ai eu pour vous jusqu’ici des prévenances excessives. Mais il y a des limites. Suivez-moi.
– Impossible. J’ai un rendez-vous, je serai à ce rendez-vous.
– Une dernière fois ?
– Im-pos-sible.
Ganimard fit un signe. Deux hommes enlevèrent Lupin sous les bras. Mais ils le lâchèrent aussitôt avec un gémissement de douleur : de ses deux mains Arsène Lupin enfonçait dans la chair deux longues aiguilles.
Fous de rage, les autres se précipitèrent, leur haine enfin déchaînée, brûlant de venger leurs camarades et de se venger eux-mêmes de tant d’affronts, et ils frappèrent, et ils cognèrent à l’envi. Un coup plus violent l’atteignit à la tempe. Il tomba.
– Si vous l’abîmez, gronda Ganimard, furieux, vous aurez affaire à moi.
Il se pencha, prêt à le soigner. Mais, ayant constaté qu’il respirait librement, il ordonna qu’on le prît par les pieds et par la tête, tandis que lui-même le soutiendrait par les reins.
– Allez doucement surtout… pas de secousses… ah les brutes, ils me l’auraient tué. Eh ! Lupin, comment ça va ?
Lupin ouvrait les yeux. Il balbutia :
– Pas chic, Ganimard… vous m’avez laissé démolir.
– C’est de votre faute, nom d’un chien… avec votre entêtement répondit Ganimard, désolé… mais vous ne souffrez pas ?
On arrivait au palier. Lupin gémit :
– Ganimard… l’ascenseur… ils vont me casser les os…
– Bonne idée, excellente idée, approuva Ganimard. D’ailleurs l’escalier est si étroit… il n’y aurait pas moyen…
Il fit monter l’ascenseur. On installa Lupin sur le siège avec toutes sortes de précautions. Ganimard prit place auprès de lui et dit à ses hommes :
– Descendez en même temps que nous. Vous m’attendrez devant la loge du concierge. C’est convenu ?
Il tira la porte. Mais elle n’était pas fermée que des cris jaillirent. D’un bond, l’ascenseur s’était élevé comme un ballon dont on a coupé le câble. Un éclat de rire retentit, sardonique.
– Nom de D…, hurla Ganimard, cherchant frénétiquement dans l’ombre le bouton de descente.
Et comme il ne trouvait pas, il cria :
– Le cinquième ! Gardez la porte du cinquième.
Quatre à quatre les agents grimpèrent l’escalier. Mais il se produisit ce fait étrange : l’ascenseur sembla crever le plafond du dernier étage, disparut aux yeux des agents, émergea soudain à l’étage supérieur, celui des domestiques, et s’arrêta. Trois hommes guettaient qui ouvrirent la porte. Deux d’entre eux maîtrisèrent Ganimard, lequel, gêné dans ses mouvements, abasourdi, ne songeait guère à se défendre. Le troisième emporta Lupin.
– Je vous avais prévenu, Ganimard… l’enlèvement en ballon… et grâce à vous ! Une autre fois, soyez moins compatissant. Et surtout rappelez-vous qu’Arsène Lupin ne se laisse pas frapper et mettre à mal sans des raisons sérieuses. Adieu…
La cabine était déjà refermée et l’ascenseur, avec Ganimard, réexpédié vers les étages inférieurs. Et tout cela s’exécuta si rapidement que le vieux policier rattrapa les agents près de la loge de la concierge.
Sans même se donner le mot, ils traversèrent la cour en toute hâte et remontèrent l’escalier de service, seul moyen d’arriver à l’étage des domestiques par où l’évasion s’était produite.
Un long couloir à plusieurs coudes et bordé de petites chambres numérotées, conduisait à une porte, que l’on avait simplement repoussée. De l’autre côté de cette porte, et par conséquent dans une autre maison, partait un autre couloir, également à angles brisés et bordé de chambres semblables. Tout au bout, un escalier de service. Ganimard le descendit, traversa une cour, un vestibule et s’élança dans une rue, la rue Picot. Alors il comprit : les deux maisons, bâties en profondeur, se touchaient, et leurs façades donnaient sur deux rues, non point perpendiculaires, mais parallèles, et distantes l’une de l’autre de plus de soixante mètres.
Il entra dans la loge de la concierge et montrant sa carte :
– Quatre hommes viennent de passer ?
– Oui, les deux domestiques du quatrième et du cinquième, et deux amis.
– Qu’est-ce qui habite au quatrième et au cinquième ?
– Ces messieurs Fauvel et leurs cousins Provost… ils ont déménagé aujourd’hui. Il ne restait que ces deux domestiques… ils viennent de partir.
– Ah pensa Ganimard, qui s’effondra sur un canapé de la loge, quel beau coup nous avons manqué ! Toute la bande occupait ce pâté de maisons.
Quarante minutes plus tard, deux messieurs arrivaient en voiture à la gare du Nord et se hâtaient vers le rapide de Calais, suivis d’un homme d’équipe qui portait leurs valises.
L’un d’eux avait le bras en écharpe, et sa figure pâle n’offrait pas l’apparence de la bonne santé. L’autre semblait joyeux.
– Au galop, Wilson, il ne s’agit pas de manquer le train… ah Wilson, je n’oublierai jamais ces dix jours.
– Moi non plus.
– Ah les belles batailles !
– Superbes.
– À peine, çà et là, quelques petits ennuis…
– Bien petits.
– Et finalement, le triomphe sur toute la ligne. Lupin arrêté ! Le diamant bleu reconquis !
– Mon bras cassé.
– Quand il s’agit de pareilles satisfactions, qu’importe un bras cassé !
– Surtout le mien.
– Eh oui ! Rappelez-vous, Wilson, c’est au moment même où vous étiez chez le pharmacien, en train de souffrir comme un héros, que j’ai découvert le fil qui m’a conduit dans les ténèbres.
– Quelle heureuse chance !
Des portières se fermaient.
– En voiture, s’il vous plaît. Pressons-nous, Messieurs.
L’homme d’équipe escalada les marches d’un compartiment vide et disposa les valises dans le filet, tandis que Sholmès hissait l’infortuné Wilson.
– Mais qu’avez-vous, Wilson ? Vous n’en finissez pas !… Du nerf, vieux camarade…
– Ce n’est pas le nerf qui me manque.
– Mais quoi ?
– Je n’ai qu’une main de disponible.
– Et après ! s’exclama joyeusement Sholmès… en voilà des histoires. On croirait qu’il n’y a que vous dans cet état ! Et les manchots ? Les vrais manchots ? Allons, ça y est-il, ce n’est pas dommage.
Il tendit à l’homme d’équipe une pièce de cinquante centimes.
– Bien, mon ami. Voici pour vous.
– Merci, Monsieur Sholmès.
L’Anglais leva les yeux : Arsène Lupin.
– Vous !… vous ! balbutia-t-il, ahuri.
Et Wilson bégaya, en brandissant son unique main avec des gestes de quelqu’un qui démontre un fait :
– Vous ! Vous ! Mais vous êtes arrêté ! Sholmès me l’a dit. Quand il vous a quitté, Ganimard et ses trente agents vous entouraient…
Lupin croisa ses bras et, d’un air indigné :
– Alors vous avez supposé que je vous laisserais partir sans vous dire adieu ? Après les excellents rapports d’amitié que nous n’avons jamais cessé d’avoir les uns avec les autres ! Mais ce serait de la dernière incorrection. Pour qui me prenez-vous ?
Le train sifflait.
– Enfin, je vous pardonne… mais avez-vous ce qu’il vous faut ? Du tabac, des allumettes… oui… et les journaux du soir ? Vous y trouverez des détails sur mon arrestation, votre dernier exploit, maître. Et maintenant, au revoir, et enchanté d’avoir fait votre connaissance… enchanté vraiment !… Et si vous avez besoin de moi, je serai trop heureux…
Il sauta sur le quai et referma la portière.
– Adieu, fit-il encore, en agitant son mouchoir. Adieu… je vous écrirai… vous aussi, n’est-ce pas ? Et votre bras cassé, Monsieur Wilson ? J’attends de vos nouvelles à tous deux… une carte postale de temps à autre… comme adresse : Lupin, Paris… c’est suffisant… inutile d’affranchir… adieu… à bientôt…