Читать книгу LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur - Морис Леблан - Страница 19

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Un enlèvement

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Table des matières

Herlock Sholmès ne broncha pas. Protester ? Accuser ces deux hommes ? C’était inutile. À moins de preuves qu’il n’avait point et qu’il ne voulait pas perdre son temps à chercher, personne ne le croirait.

Tout crispé, les poings serrés, il ne songeait qu’à ne pas trahir, devant Ganimard triomphant, sa rage et sa déception. Il salua respectueusement les frères Leroux, soutiens de la société, et se retira.

Dans le vestibule il fit un crochet vers une porte basse qui indiquait l’entrée de la cave, et ramassa une petite pierre de couleur rouge : c’était un grenat.

Dehors, s’étant retourné, il lut, près du n° 40 de la maison, cette inscription : « Lucien Destange, architecte, 1877. »

Même inscription au n° 42.

« Toujours la double issue, pensa-t-il. Le 40 et le 42 communiquent. Comment n’y ai-je pas songé ? J’aurais dû rester avec les deux agents cette nuit. »

Il dit à ces hommes :

– Deux personnes sont sorties par cette porte pendant mon absence, n’est-ce pas ?

Et il désignait la porte de la maison voisine.

– Oui, un Monsieur et une dame.

Il prit le bras de l’inspecteur principal, et l’entraînant :

– Monsieur Ganimard, vous avez trop ri pour m’en vouloir beaucoup du petit dérangement que je vous ai causé…

– Oh je ne vous en veux nullement.

– N’est-ce pas ? Mais les meilleures plaisanteries n’ont qu’un temps, et je suis d’avis qu’il faut en finir.

– Je le partage.

– Nous voici au septième jour. Dans trois jours il est indispensable que je sois à Londres.

– Oh ! Oh !

– J’y serai, Monsieur, et je vous prie de vous tenir prêt dans la nuit de mardi à mercredi.

– Pour une expédition du même genre ? fit Ganimard, gouailleur.

– Oui, Monsieur, du même genre.

– Et qui se terminera ?

– Par la capture de Lupin.

– Vous croyez ?

– Je vous le jure sur l’honneur, Monsieur.

Sholmès salua et s’en fut prendre un peu de repos dans l’hôtel le plus proche ; après quoi, ragaillardi, confiant en lui-même, il retourna rue Chalgrin, glissa deux louis dans la main de la concierge, s’assura que les frères Leroux étaient partis, apprit que la maison appartenait à un M. Harmingeat, et, muni d’une bougie, descendit à la cave par la petite porte auprès de laquelle il avait ramassé le grenat.

Au bas de l’escalier il en ramassa un autre de forme identique.

– Je ne me trompais pas, pensa-t-il, c’est par là qu’on communique… voyons, ma clef passe-partout ouvre-t-elle le caveau réservé au locataire du rez-de-chaussée ? Oui.., parfait… examinons ces casiers de vin. Oh ! Oh ! Voici des places où la poussière a été enlevée… et, par terre, des empreintes de pas…

Un bruit léger lui fit prêter l’oreille. Rapidement il poussa la porte, souffla sa bougie et se dissimula derrière une pile de caisses vides. Après quelques secondes, il nota qu’un des casiers de fer pivotait doucement, entraînant avec lui tout le morceau de muraille auquel il était accroché. La lueur d’une lanterne fut projetée. Un bras apparut. Un homme entra.

Il était courbé en deux comme quelqu’un qui cherche. Du bout des doigts il remuait la poussière, et plusieurs fois il se releva et jeta quelque chose dans une boîte en carton qu’il tenait de la main gauche. Ensuite il effaça la trace de ses pas, de même que les empreintes laissées par Lupin et la Dame blonde, et il se rapprocha du casier.

Il eut un cri rauque et s’effondra. Sholmès avait bondi sur lui. Ce fut l’affaire d’une minute, et, de façon la plus simple du monde, l’homme se trouva étendu sur le sol, les chevilles attachées et les poignets ficelés.

L’Anglais se pencha.

– Combien veux-tu pour parler ?… pour dire ce que tu sais ?

L’homme répondit par un sourire d’une telle ironie que Sholmès comprit la vanité de sa question.

Il se contenta d’explorer les poches de son captif, mais ses investigations ne lui valurent qu’un trousseau de clefs, un mouchoir, et la petite boîte en carton dont l’individu s’était servi, et qui contenait une douzaine de grenats pareils à ceux que Sholmès avait recueillis. Maigre butin !

En outre, qu’allait-il faire de cet homme ? Attendre que ses amis vinssent à son secours et les livrer tous à la police ? À quoi bon ? Quel avantage en tirerait-il contre Lupin ?

Il hésitait, quand l’examen de la boîte le décida. Elle portait cette adresse : « Léonard, bijoutier, rue de la Paix. »

Il résolut tout simplement d’abandonner l’homme. Il repoussa le casier, ferma la cave, et sortit de la maison. D’un bureau de poste, il avertit M. Destange, par petit bleu, qu’il ne pourrait venir que le lendemain. Puis il se rendit chez le bijoutier, auquel il remit les grenats.

– Madame m’envoie pour ces pierres. Elles se sont détachées d’un bijou qu’elle a acheté ici.

Sholmès tombait juste. Le marchand répondit :

– En effet… Cette dame m’a téléphoné. Elle passera tantôt elle-même.

Ce n’est qu’à cinq heures que Sholmès, posté sur le trottoir, aperçut une dame enveloppée d’un voile épais, et dont la tournure lui sembla suspecte. À travers la vitre il put la voir qui déposait sur le comptoir un bijou ancien orné de grenats.

Elle s’en alla presque aussitôt, fit des courses à pied, monta du côté de Clichy, et tourna par des rues que l’Anglais ne connaissait pas. À la nuit tombante, il pénétrait derrière elle, et sans que la concierge l’avisât, dans une maison à cinq étages, à deux corps de bâtiment, et par conséquent à innombrables locataires. Au deuxième étage elle s’arrêta et entra. Deux minutes plus tard, l’Anglais tentait la chance, et, les unes après les autres, essayait avec précaution les clefs du trousseau dont il s’était emparé. La quatrième fit jouer la serrure.

À travers l’ombre qui les emplissait, il aperçut des pièces absolument vides comme celles d’un appartement inhabité, et dont toutes les portes étaient ouvertes. Mais au bout d’un couloir, la lueur d’une lampe filtra, et s’étant approché sur la pointe des pieds, il vit, par la glace sans tain qui séparait le salon d’une chambre contiguë, la dame voilée qui ôtait son vêtement et son chapeau, les déposait sur l’unique siège de cette chambre et s’enveloppait d’un peignoir de velours.

Et il la vit aussi s’avancer vers la cheminée et pousser le bouton d’une sonnerie électrique. Et la moitié du panneau qui s’étendait à droite de la cheminée s’ébranla, glissa selon le plan même du mur, et s’insinua dans l’épaisseur du panneau voisin.

Dès que l’entrebâillement fut assez large, la dame passa… et disparut, emportant la lampe.

Le système était simple. Sholmès l’employa.

Il marcha dans l’obscurité, à tâtons, mais tout de suite sa figure heurta des choses molles. À la flamme d’une allumette, il constata qu’il se trouvait dans un petit réduit encombré de robes et de vêtements qui étaient suspendus à des tringles. Il se fraya un passage et s’arrêta devant l’embrasure d’une porte close par une tapisserie ou du moins par l’envers d’une tapisserie. Et son allumette s’étant consumée, il aperçut de la lumière qui perçait la trame lâche et usée de la vieille étoffe.

Alors il regarda.

La Dame blonde était là, sous ses yeux, à portée de sa main.

Elle éteignit la lampe et alluma l’électricité. Pour la première fois Sholmès put voir son visage en pleine lumière. Il tressaillit. La femme qu’il avait fini par atteindre après tant de détours et de manœuvres n’était autre que Clotilde Destange.

Clotilde Destange, la meurtrière du Baron d’Hautrec et la voleuse du diamant bleu ! Clotilde Destange, la mystérieuse amie d’Arsène Lupin !

La Dame blonde enfin !

« Eh oui, parbleu, pensa-t-il, je ne suis qu’un âne bâté. Parce que l’amie de Lupin est blonde et Clotilde brune, je n’ai pas songé à rapprocher les deux femmes l’une de l’autre ! Comme si la Dame blonde pouvait rester blonde après le meurtre du Baron et le vol du diamant ! »

Sholmès voyait une partie de la pièce, élégant boudoir de femme, orné de tentures claires et de bibelots précieux. Une méridienne d’acajou s’allongeait sur une marche basse. Clotilde s’y était assise, et demeurait immobile la tête entre ses mains. Et, au bout d’un instant, il s’aperçut qu’elle pleurait. De grosses larmes coulaient sur ses joues pâles, glissaient vers sa bouche, tombaient goutte à goutte sur le velours de son corsage. Et d’autres larmes les suivaient indéfiniment, comme surgies d’une source inépuisable. Et c’était le spectacle le plus triste qui fût que ce désespoir morne et résigné qui s’exprimait par la lente coulée des larmes.

Mais une porte s’ouvrit derrière elle. Arsène Lupin entra.

Ils se regardèrent longtemps, sans dire une parole, puis il s’agenouilla près d’elle, lui appuya la tête sur sa poitrine, l’entoura de ses bras, et il y avait dans le geste dont il enlaçait la jeune fille une tendresse profonde et beaucoup de pitié. Ils ne bougeaient pas. Un doux silence les unit, et les larmes coulaient moins abondantes.

– J’aurais tant voulu vous rendre heureuse ! murmura-t-il.

– Je suis heureuse.

– Non, puisque vous pleurez… vos larmes me désolent, Clotilde.

Malgré tout, elle se laissait prendre au son de cette voix caressante, et elle écoutait, avide d’espoir et de bonheur. Un sourire amollit son visage, mais un sourire si triste encore ! Il la supplia :

– Ne soyez pas triste, Clotilde, vous ne devez pas l’être. Vous n’en avez pas le droit.

Elle lui montra ses mains blanches, fines et souples, et dit gravement :

– Tant que ces mains seront mes mains, je serai triste, Maxime.

– Mais pourquoi ?

– Elles ont tué.

Maxime s’écria :

– Taisez-vous ! Ne pensez pas à cela… le passé est mort, le passé ne compte pas.

Et il baisait ses longues mains pâles, et elle le regardait avec un sourire plus clair comme si chaque baiser eût effacé un peu de l’horrible souvenir.

– Il faut m’aimer, Maxime, il le faut parce qu’aucune femme ne vous aimera comme moi. Pour vous plaire, j’ai agi, j’agis encore, non pas même selon vos ordres, mais selon vos désirs secrets. J’accomplis des actes contre lesquels tous mes instincts et toute ma conscience se révoltent, mais je ne peux pas résister… tout ce que je fais, je le fais machinalement, parce que cela vous est utile, et que vous le voulez… et je suis prête à recommencer demain… et toujours.

Il dit avec amertume :

– Ah ! Clotilde, pourquoi vous ai-je mêlée à ma vie aventureuse ? J’aurais dû rester le Maxime Bermond que vous avez aimé, il y a cinq ans, et ne pas vous faire connaître… l’autre homme que je suis.

Elle dit très bas :

– J’aime aussi cet autre homme, et je ne regrette rien.

– Si, vous regrettez votre vie passée, la vie au grand jour.

– Je ne regrette rien quand vous êtes là, dit-elle passionnément ! Il n’y a plus de faute, il n’y a plus de crime quand mes yeux vous voient. Que m’importe d’être malheureuse loin de vous, et de souffrir, et de pleurer, et d’avoir horreur de tout ce que je fais… votre amour efface tout… j’accepte tout… mais il faut m’aimer !…

– Je ne vous aime pas parce qu’il le faut, Clotilde, mais pour l’unique raison que je vous aime.

– En êtes-vous sûr ? dit-elle toute confiante.

– Je suis sûr de moi comme de vous. Seulement, mon existence est violente et fiévreuse, et je ne puis pas toujours vous consacrer le temps que je voudrais.

Elle s’affola aussitôt.

– Qu’y a-t-il ? Un danger nouveau ? Vite, parlez.

– Oh ! Rien de grave encore. Pourtant…

– Pourtant ?

– Eh bien, il est sur nos traces.

– Sholmès ?

– Oui. C’est lui qui a lancé Ganimard dans l’affaire du restaurant hongrois. C’est lui qui a posté, cette nuit, les deux agents de la rue Chalgrin. J’en ai la preuve. Ganimard a fouillé la maison ce matin, et Sholmès l’accompagnait. En outre…

– En outre ?

– Eh bien, il y a autre chose : il nous manque un de nos hommes, Jeanniot.

– Le concierge ?

– Oui.

– Mais c’est moi qui l’ai envoyé ce matin, rue Chalgrin, pour ramasser des grenats qui étaient tombés de ma broche.

– Il n’y a pas de doute, Sholmès l’aura pris au piège.

– Nullement. Les grenats ont été apportés au bijoutier de la rue de la Paix.

– Alors, qu’est-il devenu depuis ?

– Oh Maxime, j’ai peur.

– Il n’y a pas de quoi s’effrayer. Mais j’avoue que la situation est très grave. Que sait-il ? Où se cache-t-il ? Sa force réside dans son isolement. Rien ne peut le trahir.

– Que décidez-vous ?

– L’extrême prudence, Clotilde. Depuis longtemps je suis résolu à changer mon installation et à la transporter là-bas, dans l’asile inviolable que vous savez. L’intervention de Sholmès brusque les choses. Quand un homme comme lui est sur une piste, on doit se dire que fatalement, il arrivera au bout de cette piste. Donc, j’ai tout préparé. Après-demain, mercredi, le déménagement aura lieu. À midi, ce sera fini. À deux heures, je pourrai moi-même quitter la place, après avoir enlevé les derniers vestiges de notre installation, ce qui n’est pas une petite affaire. D’ici là…

– D’ici là ?

– Nous ne devons pas nous voir, et personne ne doit vous voir, Clotilde. Ne sortez pas. Je ne crains rien pour moi. Je crains tout dès qu’il s’agit de vous.

– Il est impossible que cet Anglais parvienne jusqu’à moi.

– Tout est possible avec lui, et je me méfie. Hier, quand j’ai manqué d’être surpris par votre père, j’étais venu pour fouiller l’armoire qui contient les anciens registres de M. Destange. Il y a là un danger. Il y en a partout. Je devine l’ennemi qui rôde dans l’ombre et qui se rapproche de plus en plus. Je sens qu’il nous surveille… qu’il tend ses filets autour de nous. C’est là une de ces intuitions qui ne me trompent jamais.

– En ce cas, dit-elle, partez, Maxime, et ne pensez plus à mes larmes. Je serai forte, et j’attendrai que le danger soit conjuré. Adieu, Maxime.

Elle l’embrassa longuement. Et ce fut elle-même qui le poussa dehors. Sholmès entendit le son de leurs voix qui s’éloignait.

Hardiment, surexcité par ce même besoin d’agir, envers et contre tout, qui le stimulait depuis la veille, il s’engagea dans une antichambre à l’extrémité de laquelle il y avait un escalier. Mais, au moment où il allait descendre, le bruit d’une conversation partit de l’étage inférieur, et il jugea préférable de suivre un couloir circulaire qui le conduisit à un autre escalier. Au bas de cet escalier il fut très surpris de voir des meubles dont il connaissait déjà la forme et l’emplacement. Une porte était entrebâillée. Il pénétra dans une grande pièce ronde. C’était la bibliothèque de M. Destange.

« Parfait ! Admirable ! murmura-t-il, je comprends tout. Le boudoir de Clotilde, c’est-à-dire de la Dame blonde, communique avec un des appartements de la maison voisine, et cette maison voisine a sa sortie, non sur la place Malesherbes, mais sur une rue adjacente, la rue Montchanin, autant que je m’en souvienne… À merveille ! Et je m’explique comment Clotilde Destange va rejoindre son bien-aimé tout en gardant la réputation d’une personne qui ne sort jamais. Et je m’explique aussi comment Arsène Lupin a surgi près de moi, hier soir, sur la galerie : il doit y avoir une autre communication entre l’appartement voisin et cette bibliothèque… »

Et il concluait :

« Encore une maison truquée. Encore une fois, sans doute, Destange architecte ! Il s’agit maintenant de profiter de mon passage ici pour vérifier le contenu de l’armoire… et pour me documenter sur les autres maisons truquées. »

Sholmès monta sur la galerie et se dissimula derrière les étoffes de la rampe. Il y resta jusqu’à la fin de la soirée. Un domestique vint éteindre les lampes électriques. Une heure plus tard, l’Anglais fit fonctionner le ressort de sa lanterne et se dirigea vers l’armoire.

Comme il le savait, elle contenait les anciens papiers de l’architecte, dossiers, devis, livres de comptabilité. Au second plan, une série de registres, classés par ordre d’ancienneté, se dressait.

Il prit alternativement ceux des dernières années, et aussitôt il examinait la page de récapitulation, et, plus spécialement, la lettre H. Enfin, ayant découvert le mot Harmingeat, accompagné du chiffre 63, il se reporta à la page 63 et lut :

« Harmingeat, 40, rue Chalgrin. »

Suivait le détail de travaux exécutés pour ce client en vue de l’établissement d’un calorifère dans son immeuble. Et en marge, cette note : « Voir le dossier M. B. »

– Eh ! Je le sais bien, dit-il, le dossier M. B., c’est celui qu’il me faut. Par lui, je saurai le domicile actuel de M. Lupin.

Ce n’est qu’au matin que, sur la deuxième moitié d’un registre, il découvrit ce fameux dossier.

Il comportait quinze pages. L’une reproduisait la page consacrée à M. Harmingeat de la rue Chalgrin. Une autre détaillait les travaux exécutés pour M. Vatinel, propriétaire, 25, rue Clapeyron. Une autre était réservée au Baron d’Hautrec, 134, avenue Henri-Martin, une autre au château de Crozon, et les onze autres à différents propriétaires de Paris.

Sholmès copia cette liste de onze noms et de onze adresses, puis il remit les choses en place, ouvrit une fenêtre, et sauta sur la place déserte, en ayant soin de repousser les volets.

Dans sa chambre d’hôtel il alluma sa pipe avec la gravité qu’il apportait à cet acte, et, entouré de nuages de fumée, il étudia les conclusions que l’on pouvait tirer du dossier M. B., ou, pour mieux dire, du dossier Maxime Bermond, alias Arsène Lupin.

À huit heures, il envoyait à Ganimard ce pneumatique :

« Je passerai sans doute, ce matin, rue Pergolèse et vous confierai une personne dont la capture est de la plus haute importance. En tout cas, soyez chez vous cette nuit et demain mercredi jusqu’à midi, et arrangez-vous pour avoir une trentaine d’hommes à votre disposition… »

Puis il choisit sur le boulevard un fiacre automobile dont le chauffeur lui plut par sa bonne figure réjouie et peu intelligente, et se fit conduire sur la place Malesherbes, cinquante pas plus loin que l’hôtel Destange.

– Mon garçon, fermez votre voiture, dit-il au mécanicien, relevez le col de votre fourrure, car le vent est froid, et attendez patiemment. Dans une heure et demie, vous mettrez votre moteur en marche. Dès que je reviendrai, en route pour la rue Pergolèse.

Au moment de franchir le seuil de l’hôtel, il eut une dernière hésitation. N’était-ce pas une faute de s’occuper ainsi de la Dame blonde tandis que Lupin achevait ses préparatifs de départ ? Et n’aurait-il pas mieux fait, à l’aide de la liste des immeubles, de chercher tout d’abord le domicile de son adversaire ?

– Bah ? se dit-il, quand la Dame blonde sera ma prisonnière, je serai maître de la situation.

Et il sonna.

M. Destange se trouvait déjà dans la bibliothèque. Ils travaillèrent un moment et Sholmès cherchait un prétexte pour monter jusqu’à la chambre de Clotilde, lorsque la jeune fille entra, dit bonjour à son père, s’assit dans le petit salon et se mit à écrire.

De sa place, Sholmès la voyait, penchée sur la table, et qui, de temps à autre, méditait, la plume en l’air et le visage pensif. Il attendit, puis prenant un volume, il dit à M. Destange :

– Voici justement un livre que Mlle Destange m’a prié de lui apporter dès que je mettrais la main dessus.

Il se rendit dans le petit salon et se posta devant Clotilde de façon à ce que son père ne pût l’apercevoir, et il prononça :

– Je suis M. Stickmann, le nouveau secrétaire de M. Destange.

– Ah ! fit-elle sans se déranger. Mon père a donc changé de secrétaire ?

– Oui, Mademoiselle, et je désirerais vous parler.

– Veuillez vous asseoir, Monsieur, j’ai fini.

Elle ajouta quelques mots à sa lettre, la signa, cacheta l’enveloppe, repoussa ses papiers, appuya sur la sonnerie d’un téléphone, obtint la communication avec sa couturière, pria celle-ci de hâter l’achèvement d’un manteau de voyage dont elle avait un besoin urgent, et enfin se tournant vers Sholmès :

– Je suis à vous, Monsieur. Mais notre conversation ne peut-elle avoir lieu devant mon père ?

– Non, Mademoiselle, et je vous supplierai même de ne pas hausser la voix. Il est préférable que M. Destange ne nous entende point.

– Pour qui est-ce préférable ?

– Pour vous, Mademoiselle.

– Je n’admets pas de conversation que mon père ne puisse entendre.

– Il faut pourtant bien que vous admettiez celle-ci.

Ils se levèrent l’un et l’autre, les yeux croisés.

Et elle dit :

– Parlez, Monsieur.

Toujours debout, il commença :

– Vous me pardonnerez si je me trompe sur certains points secondaires. Ce que je garantis, c’est l’exactitude générale des incidents que j’expose.

– Pas de phrases, je vous prie. Des faits.

À cette interruption, lancée brusquement, il sentit que la jeune femme était sur ses gardes, et il reprit :

– Soit, j’irai droit au but. Donc il y a cinq ans, Monsieur votre père a eu l’occasion de rencontrer un M. Maxime Bermond, lequel s’est présenté à lui comme entrepreneur… ou architecte, je ne saurais préciser. Toujours est-il que M. Destange s’est pris d’affection pour ce jeune homme, et, comme l’état de sa santé ne lui permettait plus de s’occuper de ses affaires, il confia à M. Bermond l’exécution de quelques commandes qu’il avait acceptées de la part d’anciens clients, et qui semblaient en rapport avec les aptitudes de son collaborateur.

Herlock s’arrêta. Il lui parut que la pâleur de la jeune fille s’était accentuée. Ce fut pourtant avec le plus grand calme qu’elle prononça :

– Je ne connais pas les faits dont vous m’entretenez, Monsieur, et surtout je ne vois pas en quoi ils peuvent m’intéresser.

– En ceci, Mademoiselle, c’est que M. Maxime Bermond s’appelle de son vrai nom, vous le savez aussi bien que moi, Arsène Lupin.

Elle éclata de rire.

– Pas possible ! Arsène Lupin ? M. Maxime Bermond s’appelle Arsène Lupin ?

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire, Mademoiselle, et puisque vous refusez de me comprendre à demi-mot, j’ajouterai qu’Arsène Lupin a trouvé ici, pour l’accomplissement de ses projets, une amie, plus qu’une amie, une complice aveugle et… passionnément dévouée.

Elle se leva, et, sans émotion, ou du moins avec si peu d’émotion que Sholmès fut frappé d’une telle maîtrise, elle déclara :

– J’ignore le but de votre conduite, Monsieur, et je veux l’ignorer. Je vous prie donc de ne pas ajouter un mot et de sortir d’ici.

– Je n’ai jamais eu l’intention de vous imposer ma présence indéfiniment, répondit Sholmès, aussi paisible qu’elle. Seulement j’ai résolu de ne pas sortir seul de cet hôtel.

– Et qui donc vous accompagnera, Monsieur ?

– Vous !

– Moi ?

– Oui, Mademoiselle, nous sortirons ensemble de cet hôtel, et vous me suivrez, sans une protestation, sans un mot.

Ce qu’il y avait d’étrange dans cette scène, c’était le calme absolu des deux adversaires. Plutôt qu’un duel implacable entre deux volontés puissantes, on eût dit, à leur attitude, au ton de leurs voix, le débat courtois de deux personnes qui ne sont pas du même avis.

Dans la rotonde, par la baie grande ouverte, on apercevait M. Destange qui maniait ses livres avec des gestes mesurés.

Clotilde se rassit en haussant légèrement les épaules. Herlock tira sa montre.

– Il est dix heures et demie. Dans cinq minutes nous partons.

– Sinon ?

– Sinon, je vais trouver M. Destange, et je lui raconte…

– Quoi ?

– La vérité. Je lui raconte la vie mensongère de Maxime Bermond, et je lui raconte la double vie de sa complice.

– De sa complice ?

– Oui, de celle que l’on appelle la Dame blonde, de celle qui fut blonde.

– Et quelles preuves lui donnerez-vous ?

– Je l’emmènerai rue Chalgrin, et je lui montrerai le passage qu’Arsène Lupin, profitant des travaux dont il avait la direction, a fait pratiquer par ses hommes entre le 40 et le 42, le passage qui vous a servi à tous les deux, l’avant-dernière nuit.

–Après ?

– Après, j’emmènerai M. Destange chez Maître Detinan, nous descendrons l’escalier de service par lequel vous êtes descendue avec Arsène Lupin pour échapper à Ganimard. Et nous chercherons tous deux la communication sans doute analogue qui existe avec la maison voisine, maison dont la sortie donne sur le boulevard des Batignolles et non sur la rue Clapeyron ?

– Après ?

– Après, j’emmènerai M. Destange au château de Crozon, et il lui sera facile, à lui qui sait le genre de travaux exécutés par Arsène Lupin lors de la restauration de ce château, de découvrir les passages secrets qu’Arsène Lupin a fait pratiquer par ses hommes. Il constatera que ces passages ont permis à la Dame blonde de s’introduire, la nuit, dans la chambre de la comtesse et d’y prendre sur la cheminée le diamant bleu, puis, deux semaines plus tard, de s’introduire dans la chambre du conseiller Bleichen et de cacher ce diamant bleu au fond d’un flacon… acte assez bizarre, je l’avoue, petite vengeance de femme peut-être, je ne sais, cela n’importe point.

– Après ?

– Après, fit Herlock d’une voix plus grave, j’emmènerai M. Destange au 134 avenue Henri-Martin, et nous chercherons comment le Baron d’Hautrec…

– Taisez-vous, taisez-vous, balbutia la jeune fille, avec un effroi soudain… je vous défends ! … Alors vous osez dire que c’est moi… vous m’accusez…

– Je vous accuse d’avoir tué le Baron d’Hautrec.

– Non, non, c’est une infamie.

– Vous avez tué le Baron d’Hautrec, Mademoiselle. Vous étiez entrée à son service sous le nom d’Antoinette Bréhat, dans le but de lui ravir le diamant bleu, et vous l’avez tué.

De nouveau elle murmura, brisée, réduite à la prière :

– Taisez-vous, Monsieur, je vous en supplie. Puisque vous savez tant de choses, vous devez savoir que je n’ai pas assassiné le Baron.

– Je n’ai pas dit que vous l’aviez assassiné, Mademoiselle. Le Baron d’Hautrec était sujet à des accès de folie que, seule, la sœur Auguste pouvait maîtriser. Je tiens ce détail d’elle-même. En l’absence de cette personne, il a dû se jeter sur vous, et c’est au cours de la lutte, pour défendre votre vie, que vous l’avez frappé. Épouvantée par un tel acte, vous avez sonné et vous vous êtes enfuie sans même arracher du doigt de votre victime ce diamant bleu que vous étiez venue prendre. Un instant après vous rameniez un des complices de Lupin, domestique dans la maison voisine, vous transportiez le Baron sur son lit, vous remettiez la chambre en ordre… mais toujours sans oser prendre le diamant bleu. Voilà ce qui s’est passé. Donc, je le répète, vous n’avez pas assassiné le Baron. Cependant ce sont bien vos mains qui l’ont frappé.

Elle les avait croisées sur son front, ses longues mains fines et pâles, et elle les garda longtemps ainsi, immobiles. Enfin, déliant ses doigts, elle découvrit son visage douloureux et prononça :

– Et c’est tout cela que vous avez l’intention de dire à mon père ?

– Oui, et je lui dirai que j’ai comme témoins Mlle Gerbois, qui reconnaîtra la Dame blonde, la sœur Auguste qui reconnaîtra Antoinette Bréhat, la comtesse de Crozon qui reconnaîtra Mme de Réal. Voilà ce que je lui dirai.

– Vous n’oserez pas, dit-elle, recouvrant son sang-froid devant la menace d’un péril immédiat.

Il se leva et fit un pas vers la bibliothèque. Clotilde l’arrêta :

– Un instant, Monsieur.

Elle réfléchit, maîtresse d’elle-même maintenant, et, fort calme, lui demanda :

– Vous êtes Herlock Sholmès, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Que voulezvous de moi ?

– Ce que je veux ? J’ai engagé contre Arsène Lupin un duel dont il faut que je sorte vainqueur. Dans l’attente d’un dénouement qui ne saurait tarder beaucoup, j’estime qu’un otage aussi précieux que vous me donne sur mon adversaire un avantage considérable. Donc, vous me suivrez, Mademoiselle, je vous confierai à quelqu’un de mes amis. Dès que mon but sera atteint, vous serez libre.

– C’est tout ?

– C’est tout, je ne fais pas partie de la police de votre pays, et je ne me sens par conséquent aucun droit… de justicier.

Elle semblait résolue. Cependant elle exigea encore un moment de répit. Ses yeux se fermèrent, et Sholmès la regardait, si tranquille soudain, presque indifférente aux dangers qui l’entouraient.

« Et même, songeait l’Anglais, se croit-elle en danger ? Mais non, puisque Lupin la protège. Avec Lupin rien ne peut vous atteindre. Lupin est tout-puissant, Lupin est infaillible. »

– Mademoiselle, dit-il, j’ai parlé de cinq minutes, il y en a plus de trente.

– Me permettez-vous de monter dans ma chambre, Monsieur, et d’y prendre mes affaires ?

– Si vous le désirez, Mademoiselle, j’irai vous attendre rue Montchanin. Je suis un excellent ami du concierge Jeanniot.

– Ah ! vous savez… fit-elle avec un effroi visible.

– Je sais bien des choses.

– Soit. Je sonnerai donc.

On lui apporta son chapeau et son vêtement, et Sholmès lui dit :

– Il faut que vous donniez à M. Destange une raison qui explique notre départ, et que cette raison puisse au besoin expliquer votre absence pendant quelques jours.

– C’est inutile. Je serai ici tantôt.

De nouveau ils se défièrent du regard, ironiques tous deux et souriants.

– Comme vous êtes sûre de lui dit Sholmès.

– Aveuglément.

– Tout ce qu’il fait est bien, n’est-ce pas ? Tout ce qu’il veut se réalise. Et vous approuvez tout, et vous êtes prête à tout pour lui.

– Je l’aime, dit-elle, frissonnante de passion.

– Et vous croyez qu’il vous sauvera ?

Elle haussa les épaules et, s’avançant vers son père, elle le prévint.

– Je t’enlève M. Stickmann. Nous allons à la Bibliothèque nationale.

– Tu rentres déjeuner ?

– Peut-être… ou plutôt non… mais ne t’inquiète pas…

Et elle déclara fermement à Sholmès :

– Je vous suis, Monsieur.

– Sans arrière-pensée ?

– Les yeux fermés.

– Si vous tentez de vous échapper, j’appelle, je crie, on vous arrête, et c’est la prison. N’oubliez pas que la Dame blonde est sous le coup d’un mandat.

– Je vous jure sur l’honneur que je ne ferai rien pour m’échapper.

– Je vous crois. Marchons.

Ensemble, comme il l’avait prédit, tous deux quittèrent l’hôtel.

Sur la place, l’automobile stationnait, tournée dans le sens opposé. On voyait le dos du mécanicien et sa casquette que recouvrait presque le col de sa fourrure. En approchant, Sholmès entendit le ronflement du moteur. Il ouvrit la portière, pria Clotilde de monter et s’assit auprès d’elle.

La voiture démarra brusquement, gagna les boulevards extérieurs, l’avenue Hoche, l’avenue de la Grande-Armée.

Herlock, pensif, combinait ses plans.

« Ganimard est chez lui… je laisse la jeune fille entre ses mains… lui dirai-je qui est cette jeune fille ? Non, il la mènerait droit au Dépôt, ce qui dérangerait tout. Une fois seul, je consulte la liste du dossier M. B., et je me mets en chasse. Et cette nuit, ou demain matin au plus tard, je vais trouver Ganimard comme il est convenu, et je lui livre Arsène Lupin et sa bande… »

Il se frotta les mains, heureux de sentir enfin le but à sa portée et de voir qu’aucun obstacle sérieux ne l’en séparait. Et, cédant à un besoin d’expansion qui contrastait avec sa nature, il s’écria :

– Excusez-moi, Mademoiselle, si je montre tant de satisfaction. La bataille fut pénible, et le succès m’est particulièrement agréable.

– Succès légitime, Monsieur, et dont vous avez le droit de vous réjouir.

– Je vous remercie. Mais quelle drôle de route nous prenons ! Le chauffeur n’a donc pas entendu ?

À ce moment, on sortait de Paris par la porte de Neuilly. Que diable pourtant, la rue Pergolèse n’était pas en dehors des fortifications.

Sholmès baissa la glace.

– Dites donc, chauffeur, vous vous trompez… rue Pergolèse !…

L’homme ne répondit pas. Il répéta, d’un ton plus élevé :

– Je vous dis d’aller rue Pergolèse.

L’homme ne répondit point.

– Ah ! ça, mais vous êtes sourd, mon ami. Ou vous y mettez de la mauvaise volonté… nous n’avons rien à faire par ici… rue Pergolèse ! Je vous ordonne de rebrousser chemin, et au plus vite.

Toujours le même silence. L’Anglais frémit d’inquiétude. Il regarda Clotilde : un sourire indéfinissable plissait les lèvres de la jeune fille.

– Pourquoi riez-vous ? maugréa-t-il… cet incident n’a aucun rapport… cela ne change rien aux choses…

– Absolument rien, répondit-elle.

Tout à coup une idée le bouleversa. Se levant à moitié, il examina plus attentivement l’homme qui se trouvait sur le siège. Les épaules étaient plus minces, l’attitude plus dégagée… une sueur froide le couvrit, ses mains se crispèrent, tandis que la plus effroyable conviction s’imposait à son esprit : cet homme, c’était Arsène Lupin.

– Eh bien, Monsieur Sholmès, que dites-vous de cette petite promenade ?

– Délicieuse, cher Monsieur, vraiment délicieuse, riposta Sholmès.

Jamais peut-être il ne lui fallut faire sur lui-même un effort plus terrible que pour articuler ces paroles sans un frémissement dans la voix, sans rien qui pût indiquer le déchaînement de tout son être. Mais aussitôt, par une sorte de réaction formidable, un flot de rage et de haine brisa les digues, emporta sa volonté, et, d’un geste brusque tirant son revolver, il le braqua sur Mlle Destange.

– À la minute même, à la seconde, arrêtez, Lupin, ou je fais feu sur Mademoiselle.

– Je vous recommande de viser la joue si vous voulez atteindre la tempe, répondit Lupin sans tourner la tête.

Clotilde prononça :

– Maxime, n’allez pas trop vite, le pavé est glissant, et je suis très peureuse.

Elle souriait toujours, les yeux fixés aux pavés, dont la route se hérissait devant la voiture.

– Qu’il arrête ! Qu’il arrête donc ! lui dit Sholmès, fou de colère, vous voyez bien que je suis capable de tout !

Le canon du revolver frôla les boucles de cheveux.

Elle murmura :

– Ce Maxime est d’une imprudence ! À ce train-là nous sommes sûrs de déraper.

Sholmès remit l’arme dans sa poche et saisit la poignée de la portière, prêt à s’élancer, malgré l’absurdité d’un pareil acte.

Clotilde lui dit :

– Prenez garde, Monsieur, il y a une automobile derrière nous.

Il se pencha. Une voiture les suivait en effet, énorme, farouche d’aspect avec sa proue aiguë, couleur de sang, et les quatre hommes en peau de bête qui la montaient.

« Allons, pensa-t-il, je suis bien gardé, patientons. »

Il croisa les bras sur sa poitrine, avec cette soumission orgueilleuse de ceux qui s’inclinent et qui attendent quand le destin se tourne contre eux. Et tandis que l’on traversait la Seine et que l’on brûlait Suresnes, Rueil, Chatou, immobile, résigné, maître de sa colère et sans amertume ; il ne songeait plus qu’à découvrir par quel miracle Arsène Lupin s’était substitué au chauffeur. Que le brave garçon qu’il avait choisi le matin sur le boulevard pût être un complice placé là d’avance, il ne l’admettait pas. Pourtant il fallait bien qu’Arsène Lupin eût été prévenu, et il ne pouvait l’avoir été qu’après le moment où, lui, Sholmès avait menacé Clotilde, puisque personne, auparavant, ne soupçonnait son projet. Or, depuis ce moment, Clotilde et lui ne s’étaient point quittés.

Un souvenir le frappa : la communication téléphonique demandée par la jeune fille, sa conversation avec la couturière. Et tout de suite il comprit. Avant même qu’il n’eût parlé, à la seule annonce de l’entretien qu’il sollicitait comme nouveau secrétaire de M. Destange, elle avait flairé le péril, deviné le nom et le but du visiteur, et, froidement, naturellement, comme si elle accomplissait bien en réalité l’acte qu’elle semblait accomplir, elle avait appelé Lupin à son secours, sous le couvert d’un fournisseur, et en se servant de formules convenues entre eux.

Comment Arsène Lupin était venu, comment cette automobile en station, dont le moteur trépidait, lui avait paru suspecte, comment il avait soudoyé le mécanicien, tout cela importait peu. Ce qui passionnait Sholmès au point d’apaiser sa fureur, c’était l’évocation de cet instant, où une simple femme, une amoureuse il est vrai, domptant ses nerfs, écrasant son instinct, immobilisant les traits de son visage, soumettant l’expression de ses yeux, avait donné le change au vieux Herlock Sholmès.

Que faire contre un homme servi par de tels auxiliaires, et qui, par le seul ascendant de son autorité, insufflait à une femme de telles provisions d’audace et d’énergie ?

On franchit la Seine et l’on escalada la côte de Saint-Germain ; mais, à cinq cents mètres au-delà de cette ville, le fiacre ralentit. L’autre voiture vint à sa hauteur, et toutes deux s’arrêtèrent. Il n’y avait personne aux alentours.

– Monsieur Sholmès, dit Lupin, ayez l’obligeance de changer de véhicule. Le nôtre est vraiment d’une lenteur !…

– Comment donc ! s’écria Sholmès, d’autant plus empressé qu’il n’avait pas le choix.

– Vous me permettrez aussi de vous prêter cette fourrure, car nous irons assez vite, et de vous offrir ces deux sandwichs… Si, si, acceptez, qui sait quand vous dînerez !

Les quatre hommes étaient descendus. L’un d’eux s’approcha, et comme il avait retiré les lunettes qui le masquaient, Sholmès reconnut le Monsieur en redingote du restaurant hongrois. Lupin lui dit :

– Vous reconduirez ce fiacre au chauffeur à qui je l’ai loué. Il attend dans le premier débit de vins à droite de la rue Legendre. Vous lui ferez le second versement de mille francs promis. Ah ! j’oubliais, veuillez donner vos lunettes à M. Sholmès.

Il s’entretint avec Mlle Destange, puis s’installa au volant et partit, Sholmès à ses côtés, et, derrière lui, un de ses hommes.

Lupin n’avait pas exagéré en disant qu’on irait « assez vite ». Dès le début ce fut une allure vertigineuse. L’horizon venait à leur rencontre, comme attiré par une force mystérieuse, et il disparaissait à l’instant comme absorbé par un abîme vers lequel d’autres choses aussitôt, arbres, maisons, plaines et forêts, se précipitaient avec la hâte tumultueuse d’un torrent qui sent l’approche du gouffre.

Sholmès et Lupin n’échangeaient pas une parole. Au-dessus de leurs têtes, les feuilles des peupliers faisaient un grand bruit de vagues, bien rythmé par l’espacement régulier des arbres. Et les villes s’évanouirent : Mantes, Vernon, Gaillon. D’une colline à l’autre, de Bon-Secours à Canteleu, Rouen, sa banlieue, son port, ses kilomètres de quais, Rouen ne sembla que la rue d’une bourgade. Et ce fut Duclair, Caudebec, le pays de Caux dont ils effleurèrent les ondulations de leur vol puissant, et Lillebonne, et Quillebeuf. Et voilà qu’ils se trouvèrent soudain au bord de la Seine, à l’extrémité d’un petit quai, au bord duquel s’allongeait un yacht sobre et robuste de lignes, et dont la cheminée lançait des volutes de fumée noire.

La voiture stoppa. En deux heures, ils avaient parcouru plus de quarante lieues.

Un homme s’avança en vareuse bleue, la casquette galonnée d’or et salua.

– Parfait, capitaine ! s’écria Lupin. Vous avez reçu la dépêche ?

– Je l’aie reçue.

– L’Hirondelle est prête ?

– L’Hirondelle est prête.

– En ce cas, Monsieur Sholmès ?

L’Anglais regarda autour de lui, vit un groupe de personnes à la terrasse d’un café, un autre plus près, un instant, puis comprenant qu’avant toute intervention, il serait happé, embarqué, expédié à fond de cale, il traversa la passerelle et suivit Lupin dans la cabine du capitaine.

Elle était vaste, d’une propreté méticuleuse, et toute claire du vernis de ses lambris et de l’étincellement de ses cuivres.

Lupin referma la porte et, sans préambule, presque brutalement, il dit à Sholmès :

– Que savez-vous au juste ?

– Tout.

– Tout ? Précisez.

Il n’y avait plus dans l’intonation de sa voix cette politesse un peu ironique qu’il affectait à l’égard de l’Anglais. C’était l’accent impérieux du maître qui a l’habitude de commander et l’habitude que tout le monde plie devant lui, fût-ce un Herlock Sholmès.

Ils se mesurèrent du regard, ennemis maintenant, ennemis déclarés et frémissants. Un peu énervé, Lupin reprit :

– Voilà plusieurs fois, Monsieur, que je vous rencontre sur mon chemin. C’est autant de fois de trop, et j’en ai assez de perdre mon temps à déjouer les pièges que vous me tendez. Je vous préviens donc que ma conduite avec vous dépendra de votre réponse. Que savez-vous au juste ?

– Tout, Monsieur, je vous le répète.

Arsène Lupin se contint et d’un ton saccadé :

– Je vais vous le dire, moi, ce que vous savez. Vous savez que, sous le nom de Maxime Bermond, j’ai… retouché quinze maisons construites par M. Destange.

– Oui.

– Sur ces quinze maisons, vous en connaissez quatre.

– Oui.

– Et vous avez la liste des onze autres.

– Oui.

– Vous avez pris cette liste chez M. Destange, cette nuit sans doute.

– Oui.

– Et comme vous supposez que, parmi ces onze immeubles, il y en a fatalement un que j’ai gardé pour moi, pour mes besoins et pour ceux de mes amis, vous avez confié à Ganimard le soin de se mettre en campagne et de découvrir ma retraite.

– Non.

– Ce qui signifie ?

– Ce qui signifie que j’agis seul, et que j’allais me mettre, seul, en campagne.

– Alors, je n’ai rien à craindre, puisque vous êtes entre mes mains.

– Vous n’avez rien à craindre tant que je serai entre vos mains.

– C’est-à-dire que vous n’y resterez pas ?

– Non.

Arsène Lupin se rapprocha encore de l’Anglais, et lui posant très doucement la main sur l’épaule :

– Écoutez, Monsieur, je ne suis pas en humeur de discuter, et vous n’êtes pas, malheureusement pour vous, en état de me faire échec. Donc, finissons-en.

– Finissons-en.

– Vous allez me donner votre parole d’honneur de ne pas chercher à vous échapper de ce bateau avant d’être dans les eaux anglaises.

– Je vous donne ma parole d’honneur de chercher par tous les moyens à m’échapper, répondit Sholmès, indomptable.

– Mais, sapristi, vous savez pourtant que je n’ai qu’un mot à dire pour vous réduire à l’impuissance. Tous ces hommes m’obéissent aveuglément. Sur un signe de moi, ils vous mettent une chaîne au cou…

– Les chaînes se cassent.

– … Et vous jettent pardessus bord à dix milles des côtes.

– Je sais nager.

– Bien répondu, s’écria Lupin en riant. Dieu me pardonne, j’étais en colère. Excusez-moi, maître… et concluons. Admettez-vous que je cherche les mesures nécessaires à ma sécurité et à celle de mes amis ?

– Toutes les mesures. Mais elles sont inutiles.

– D’accord. Cependant vous ne m’en voudrez pas de les prendre.

– C’est votre devoir. Allons-y.

Lupin ouvrit la porte et appela le capitaine et deux matelots. Ceux-ci saisirent l’Anglais, et après l’avoir fouillé lui ficelèrent les jambes et l’attachèrent à la couchette du capitaine.

– Assez ! ordonna Lupin. En vérité, il faut votre obstination, Monsieur, et la gravité exceptionnelle des circonstances, pour que j’ose me permettre…

Les matelots se retirèrent. Lupin dit au capitaine :

– Capitaine, un homme d’équipage restera ici à la disposition de M. Sholmès, et vous-même lui tiendrez compagnie autant que possible. Qu’on ait pour lui tous les égards. Ce n’est pas un prisonnier, mais un hôte. Quelle heure est-il à votre montre, capitaine ?

– Deux heures cinq.

Lupin consulta sa montre, puis une pendule accrochée à la cloison de la cabine.

– Deux heures cinq ?… nous sommes d’accord. Combien de temps vous faut-il pour aller à Southampton ?

– Neuf heures, sans nous presser.

– Vous en mettrez onze. Il ne faut pas que vous touchiez terre avant le départ du paquebot qui laisse Southampton à minuit et qui arrive au Havre à huit heures du matin. Vous entendez, n’est-ce pas, capitaine ? Je me répète : comme il serait infiniment dangereux pour nous tous que Monsieur revînt en France par ce bateau, il ne faut pas que vous arriviez à Southampton avant une heure du matin.

– C’est compris.

– Je vous salue, Maître. À l’année prochaine, dans ce monde ou dans l’autre.

– À demain.

Quelques minutes plus tard Sholmès entendit l’automobile qui s’éloignait, et tout de suite, aux profondeurs de L’Hirondelle, la vapeur haleta plus violemment. Le bateau démarrait.

Vers trois heures on avait franchi l’estuaire de la Seine et l’on entrait en pleine mer. À ce moment, étendu sur la couchette où il était lié, Herlock Sholmès dormait profondément.

Le lendemain matin, dixième et dernier jour de la guerre engagée par les deux grands rivaux, l’Écho de France publiait ce délicieux entrefilet :

« Hier un décret d’expulsion a été pris par Arsène Lupin contre Herlock Sholmès, détective anglais. Signifié à midi, le décret était exécuté le jour même. À une heure du matin, Sholmès a été débarqué à Southampton. »

LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur

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