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À six heures du soir, M. Lenormand rentrait dans son cabinet de la Préfecture de police. Tout de suite il manda Dieuzy.

– Ton bonhomme est là ?

– Oui.

– Où en es-tu avec lui ?

– Pas bien loin. Il ne souffle pas mot. Je lui ai dit que, d’après une nouvelle ordonnance, les étrangers étaient tenus à une déclaration de séjour à la Préfecture et je l’ai conduit ici, dans le bureau de votre secrétaire.

– Je vais l’interroger.

Mais à ce moment un garçon survint.

– C’est une dame, chef, qui demande à vous parler tout de suite.

– Sa carte ?

– Voici.

– Mme Kesselbach ! Fais entrer.

Lui-même il alla au-devant de la jeune femme et la pria de s’asseoir. Elle avait toujours son même regard désolé, sa mine maladive et cet air d’extrême lassitude où se révélait la détresse de sa vie.

Elle tendit le numéro du Journal, en désignant à l’endroit de la petite correspondance la ligne où il était question du sieur Steinweg.

– Le père Steinweg était un ami de mon mari, dit-elle, et je ne doute pas qu’il ne sache beaucoup de choses.

– Dieuzy, fit Lenormand, amène la personne qui attend… Votre visite, madame, n’aura pas été inutile. Je vous prie seulement, quand cette personne entrera, de ne pas dire un mot.

La porte s’ouvrit. Un homme apparut, un vieillard à collier de barbe blanche, à figure striée de rides profondes, pauvrement vêtu, l’air traqué de ces misérables qui roulent à travers le monde en quête de la pitance quotidienne.

Il resta sur le seuil, les paupières clignotantes, regarda M. Lenormand, sembla gêné par le silence qui l’accueillait, et tourna son chapeau entre ses mains avec embarras. Mais soudain il parut stupéfait, ses yeux s’agrandirent, et il bégaya :

– Madame… madame Kesselbach.

Il avait vu la jeune femme.

Et rasséréné, souriant, sans plus de timidité, il s’approcha d’elle avec un mauvais accent :

– Ah ! Je suis content… enfin !… je croyais bien que jamais… j’étais étonné… pas de nouvelles là-bas… pas de télégramme… Et comment va ce bon Rudolf Kesselbach ?

La jeune femme eut un geste de recul, comme frappée en plein visage, et, d’un coup, elle tomba sur une chaise et se mit à sangloter.

– Quoi ! Eh bien, quoi ? fit Steinweg.

M. Lenormand s’interposa aussitôt.

– Je vois, monsieur, que vous ignorez certains événements qui ont eu lieu récemment. Il y a donc longtemps que vous êtes en voyage ?

– Oui, trois mois… J’étais remonté jusqu’aux mines. Ensuite, je suis revenu à Capetown, d’où j’ai écrit à Rudolf. Mais en route j’ai accepté du travail à Port-Saïd. Rudolf a reçu ma lettre, je suppose ?

– Il est absent. Je vous expliquerai les raisons de cette absence. Mais auparavant, il est un point sur lequel nous voudrions quelques renseignements. Il s’agit d’un personnage que vous avez connu, et que vous désigniez dans vos entretiens avec M. Kesselbach sous le nom de Pierre Leduc.

– Pierre Leduc ! Quoi ! Qui vous a dit ? Le vieillard fut bouleversé. Il balbutia de nouveau :

– Qui vous a dit ? Qui vous a révélé ?

>– M. Kesselbach.

– Jamais ! C’est un secret que je lui ai révélé, et Rudolf garde ses secrets… surtout celui-ci…

– Cependant il est indispensable que vous nous répondiez. Nous faisons actuellement sur Pierre Leduc une enquête qui doit aboutir sans retard, et vous seul pouvez nous éclairer, puisque M. Kesselbach n’est plus là.

Enfin, quoi, s’écria Steinweg, paraissant se décider, que vous faut-il ?

– Vous connaissez Pierre Leduc ?

– Je ne l’ai jamais vu, mais depuis longtemps je suis possesseur d’un secret qui le concerne. À la suite d’incidents inutiles à raconter, et grâce à une série de hasards, j’ai fini par acquérir la certitude que celui dont la découverte m’intéressait vivait à Paris dans le désordre, et qu’il se faisait appeler Pierre Leduc, ce qui n’est pas son véritable nom.

– Mais le connaît-il, lui, son véritable nom ?

– Je le suppose.

– Et vous ?

– Moi, je le connais.

– Eh bien, dites-le-nous.

Il hésita, puis violemment :

– Je ne le peux pas… je ne le peux pas…

– Mais pourquoi ?

– Je n’en ai pas le droit. Tout le secret est là. Or, ce secret, quand je l’ai dévoilé à Rudolf, il y a attaché tant d’importance qu’il m’a donné une grosse somme d’argent pour acheter mon silence, et qu’il m’a promis une fortune, une vraie fortune, pour le jour où il parviendrait, d’abord à retrouver Pierre Leduc, et ensuite à tirer parti du secret.

Il sourit amèrement :

– La grosse somme d’argent est déjà perdue. Je venais prendre des nouvelles de ma fortune.

– M. Kesselbach est mort, prononça le chef de la Sûreté.

Steinweg bondit.

– Mort ! Est-ce possible ! Non, c’est un piège. Madame Kesselbach, est-il vrai ?

Elle baissa la tête.

Il sembla écrasé par cette révélation imprévue, et, en même temps, elle devait lui être infiniment douloureuse, car il se mit à pleurer.

– Mon pauvre Rudolf, je l’avais vu tout petit… il venait jouer avec moi à Augsbourg… Je l’aimais bien.

Et invoquant le témoignage de Mme Kesselbach :

– Et lui aussi, n’est-ce pas, madame, il m’aimait bien ? Il a dû vous le dire… son vieux père Steinweg, comme il m’appelait.

M. Lenormand s’approcha de lui, et, de sa voix la plus nette :

– écoutez-moi. M. Kesselbach est mort assassiné Voyons, soyez calme, les cris sont inutiles Il est mort assassiné, et toutes les circonstances du crime prouvent que le coupable était au courant de ce fameux projet. Y aurait-il quelque chose dans la nature de ce projet qui vous permettrait de deviner ?…

Steinweg restait interdit. Il balbutia :

– C’est de ma faute… Si je ne l’avais pas lancé sur cette voie

Mme Kesselbach s’avança suppliante.

– Vous croyez… vous avez une idée Oh ! Je vous en prie, Steinweg…

– Je n’ai pas d’idée… je n’ai pas réfléchi, murmura-t-il, il faudrait que je réfléchisse…

– Cherchez dans l’entourage de M. Kesselbach, lui dit Lenormand… Personne n’a été mêlé à vos conférences à ce moment-là ? Lui-même n’a pu se confier à personne ?

– À personne.

– Cherchez bien.

Tous deux, Dolorès et M. Lenormand, penchés sur lui, attendaient anxieusement sa réponse.

– Non, fit-il, je ne vois pas.

– Cherchez bien, reprit le chef de la Sûreté, le prénom et le nom de l’assassin ont comme initiale un L et un M.

– Un L, répéta-t-il… je ne vois pas… un L un M.

– Oui, les lettres sont en or et marquent le coin d’un étui à cigarettes qui appartenait à l’assassin.

– Un étui à cigarettes ? fit Steinweg avec un effort de mémoire.

– En acier bruni… et l’un des compartiments intérieurs est divisé en deux parties, la plus petite pour le papier à cigarettes, l’autre pour le tabac…

– En deux parties, en deux parties, redisait Steinweg, dont les souvenirs semblaient réveillés par ce détail. Ne pourriez-vous me montrer cet objet ?

– Le voici, ou plutôt en voici une reproduction exacte, dit Lenormand en lui donnant un étui à cigarettes.

– Hein ! Quoi !… fit Steinweg en prenant l’étui.

Il le contemplait d’un œil stupide, l’examinait, le retournait en tous sens, et soudain il poussa un cri, le cri d’un homme que heurte une effroyable idée. Et il resta là, livide, les mains tremblantes, les yeux hagards.

– Parlez, mais parlez donc, ordonna M. Lenormand.

– Oh ! fit-il comme aveuglé de lumière, tout s’explique.

– Parlez, mais parlez donc…

Il les repoussa tous deux, marcha jusqu’aux fenêtres en titubant, puis revint sur ses pas, et se jetant sur le chef de la Sûreté :

– Monsieur, monsieur l’assassin de Rudolf, je vais vous le dire… Eh bien…

Il s’interrompit.

– Eh bien ?… firent les autres.

Une minute de silence… Dans la grande paix du bureau, entre ces murs qui avaient entendu tant de confessions, tant d’accusations, le nom de l’abominable criminel allait-il résonner ? Il semblait à M. Lenormand qu’il était au bord de l’abîme insondable, et qu’une voix montait, montait jusqu’à lui… Quelques secondes encore et il saurait…

– Non, murmura Steinweg, non, je ne peux pas…

– Qu’est-ce que vous dites ? s’écria le chef de la Sûreté, furieux.

– Je dis que je ne peux pas.

– Mais vous n’avez pas le droit de vous taire ! La justice exige.

– Demain, je parlerai, demain il faut que je réfléchisse… Demain je vous dirai tout ce que je sais sur Pierre Leduc… tout ce que je suppose à propos de cet étui… Demain, je vous le promets…

On sentait en lui cette sorte d’obstination à laquelle se heurtent vainement les efforts les plus énergiques. M. Lenormand céda.

– Soit. Je vous donne jusqu’à demain, mais je vous avertis que si demain vous ne parlez pas, je serai obligé d’avertir le juge d’instruction.

Il sonna, et prenant l’inspecteur Dieuzy à part :

– Accompagne-le jusqu’à son hôtel… et restes-y… je vais t’envoyer deux camarades… Et surtout, ouvre l’œil et le bon. On pourrait essayer de nous le prendre.

L’inspecteur emmena Steinweg, et M. Lenormand, revenant vers Mme Kesselbach que cette scène avait violemment émue, s’excusa :

– Croyez à tous mes regrets, madame… je comprends à quel point vous devez être affectée…

Il l’interrogea sur l’époque où M. Kesselbach était rentré en relations avec le vieux Steinweg et sur la durée de ces relations. Mais elle était si lasse qu’il n’insista pas.

– Dois-je revenir demain ? demanda-t-elle.

– Mais non, mais non. Je vous tiendrai au courant de tout ce que dira Steinweg. Voulezvous me permettre de vous offrir mon bras jusqu’à votre voiture… Ces trois étages sont si durs à descendre…

Il ouvrit la porte et s’effaça devant elle. Au même moment des exclamations se firent entendre dans le couloir, et des gens accoururent, des inspecteurs de service, des garçons de bureau…

– Chef ! Chef !

– Qu’y a-t-il ?

– Dieuzy !…

– Mais il sort d’ici…

– On l’a trouvé dans l’escalier.

– Mort ?…

– Non, assommé, évanoui…

– Mais l’homme ?… l’homme qui était avec lui ?… le vieux Steinweg ?…

– Disparu…

– Tonnerre !…

LUPIN - Les aventures du gentleman-cambrioleur

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