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Trois étapes successives, trois phases de développement ont amené Tolstoï à son enseignement actuel: 1o la jeunesse, 2o l’âge viril et 3o la vieillesse de notre auteur.

Dans ses Souvenirs de jeunesse, qu’il nous a présentés avec des couleurs si vives et si attirantes, Tolstoï chantait «la fraîcheur, l’insouciance, la gaieté innocente et la soif insatiable d’affection[5]». En son âge viril, il eut foi en l’humanité, dans le progrès; il prêcha comme but le bien commun, ainsi que peuvent en témoigner la Guerre et la Paix et Anna Karenine[6], datées de cette époque. «Si le communisme est prématuré, il a de l’avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles[7],» dit Nikolaï Levine. Tolstoï admet à cette époque que «l’homme a beau avoir conscience de son existence personnelle, il est, quoiqu’il fasse, l’instrument inconscient du travail de l’histoire et de l’humanité[8]». Il croit même que «le fatalisme est inévitable dans l’histoire, si l’on veut en comprendre les manifestations illogiques, ou, du moins, celles dont nous n’entrevoyons pas le sens et dont l’illogisme grandit à nos yeux, à mesure que nous nous efforçons de nous en rendre compte[9]».

Parvenu à la vieillesse,—à l’âge où les passions s’endorment, où le développement s’arrête, où l’on jette un regard sur la route parcourue,—Tolstoï a brûlé tout ce qu’il adorait et s’est mis à adorer tout ce qu’il brûlait jadis. Pourquoi? En voici la raison. Après avoir connu et pratiqué toutes les misères morales de la vie, après avoir subi toutes les tentations de la chair et de l’esprit, Tolstoï s’est trouvé en face du néant; il s’est posé la question suivante: «Quel est pour moi le sens de la vie, étant donné que la loi du monde,—basée sur l’enseignement dit le christianisme,—et d’après laquelle j’ai vécu jusqu’à présent, est mauvaise?»

Nietzsche aussi s’est posé la même question et, avant d’avoir dépassé la ligne du néant, avant d’être entré dans la vie inconsciente, le philosophe allemand a cru même y avoir trouvé une réponse: «Le monde, injustifiable au point de vue rationnel, peut se justifier comme phénomène esthétique.» Cette conception aurait pu faire vivre Nietzsche, s’il avait voulu s’en contenter; mais «il s’est contraint à penser sa pensée jusqu’au bout, à la pousser jusqu’à ses conséquences dernières[10]».

Tolstoï n’a pas trouvé de réponse immédiate à sa question, ou plutôt sa première réponse fut négative, «J’étais, dit Tolstoï, comme un homme égaré dans la forêt et qui court de tous côtés pour trouver la sortie: il sait que chaque pas l’égare davantage et pourtant il ne peut se défendre de se jeter de tous côtés[11].» Cet état a trois issues: suicide, folie, régression. Plus haut est le degré de l’évolution intellectuelle, plus grande est cette régression. Tolstoï a pensé au suicide. «Je voulais, dit-il, me débarrasser de la vie à l’aide d’une corde ou d’une balle... L’idée du suicide était pour moi si tentante que je devais user de ruse envers moi-même pour ne pas l’accomplir trop précipitamment. J’avais peur de la vie, je tendais à en sortir, et, malgré cela, j’espérais d’elle encore quelque chose[12].» L’instinct de conservation individuelle lui interdisait de renoncer à sa vie. L’énergie vitale n’était pas totalement anéantie en Tolstoï et il ne portait en lui, comme Nietzsche, aucun germe de folie; il lui fallait donc, pour justifier sa vie, en trouver un nouveau sens. Tolstoï s’adressa à la science. Les incursions dans le domaine des sciences non seulement ne le débarrassèrent pas de ses doutes, de son désespoir, mais les augmentèrent encore. «Les sciences ignorent les questions de la vie... Les réponses de toutes les sciences ne sont que des mots sans portée[13].» Tolstoï est allé chercher le sens de la vie chez les philosophes et les fondateurs de religions. Mais ni le perfectionnement individuel de la doctrine de Confucius, ni la doctrine de Socrate, ni la théorie des stoïciens reconnaissant l’indépendance de l’être raisonnable comme la seule base de la vraie vie, rien ne satisfaisait Tolstoï; le moïsme lui a souri un moment, et si la douce figure du Juif de Nazareth ne l’eût attiré, Tolstoï aurait peut-être trouvé le sens de la vie dans la doctrine du judaïsme, c’est-à-dire dans la fidélité de chacun à l’alliance avec Dieu, envisagé comme Idéal. Mais Jésus l’attirait, et voici pourquoi: 1o Chaque réformateur prend les vérités connues de ceux à qui il prêche, comme base de son enseignement. C’est ce que fait Jésus au milieu des Juifs. Jésus reconnaît que la loi de Moïse et surtout les écrits des prophètes, d’Isaïe particulièrement, contiennent des vérités éternelles (par exemple, le commandement: «Aime Dieu et ton prochain») et il les prend comme base de sa doctrine. 2o La doctrine de Confucius, de Socrate, même de Bouddha et de Moïse, sont des doctrines de combat, tandis que celle de Jésus: Ne résiste pas au méchant correspondait mieux à l’état où se trouvait Tolstoï, c’est-à-dire à l’état où tout en gardant l’énergie de la conservation vitale, il n’avait plus celle de l’action. Il avait besoin du calme physique et moral, du silence, de la paix. Or, «toute la doctrine de Jésus n’a qu’un but: donner le règne de Dieu aux hommes—la paix[14]». 3o La recherche du vrai nous fait souffrir. Le penseur, poursuivant la vérité dans l’infini, souffre beaucoup plus que le guerrier combattant corps à corps avec l’ennemi. Tolstoï a beaucoup souffert. Il a perdu le sens de la vie, et la loi de conservation individuelle lui ordonnait de vivre! Or, de tous les hommes supérieurs qui ont contribué à la naissance des théories nouvelles de la vie, c’est Jésus de Nazareth qui a souffert le plus. Il s’établit une sorte de fluide électrique entre ceux qui souffrent. Celui qui ignore les souffrances morales ne pourra jamais adoucir celles d’autrui. La souffrance nous rapproche et nous fait comprendre les uns les autres. Et c’est pourquoi la douce figure de Jésus, qui a connu la souffrance, attirait Tolstoï, et il a cru trouver dans son enseignement le sens de la vie. Sa joie fut immense. «J’ai cru à la doctrine de Jésus, dit-il, et ma vie changea[15].»

Cette joie fut inconsciente, puisque la conscience, c’est-à-dire la raison de Tolstoï n’apercevait pas que la doctrine de Jésus, comme toutes les doctrines philosophiques et théologiques, enseignait aux hommes de régler leur vie, et non pas le sens de la vie. Toutes indiquent comment vivre et non le pourquoi de la vie. Même pour comment vivre les philosophes et les théologiens ne s’entendent guère: chacun loue sa doctrine, chacun exalte son dieu. Le sens de la vie! Qui jamais le découvrirait? Lorsque la psycho-physiologie aura déterminé (?!) les lois inconscientes qui gouvernent le monde sensible, peut-être connaîtrons-nous le pourquoi de notre existence! En attendant, «la continuité de la vie doit être pour nous un dogme[16]».

Pensées de Tolstoï

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