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III

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Et c’est la pureté morale et l’amour qui se dégagent des écrits et de la vie même de Tolstoï. Comme la religion de Dostoïevsky est celle de la souffrance humaine, la religion de Tolstoï est celle de l’amour.

A la vue de cet écrivain de génie qui parle à la foule, mieux que le vulgaire, une langue que le vulgaire comprend[32]; à la vue de ce grand seigneur qui renonce aux fictions conventionnelles du monde pour revenir à la beauté paisible de la nature, on comprend que la vérité n’a pas besoin de perspicacités subtiles pour dégager la lumière, que l’idée n’est belle que si elle s’accorde avec l’action et que celui seul peut propager l’amour qui ne porte pas dans son âme l’éternel mensonge. Et on devient inquiet, on devient rêveur, on fait son examen de conscience, on sent passer sur sa tête un souffle d’apôtre, et l’on éprouve le désir irrésistible de devenir meilleur.

Certes, Tolstoï n’est pas le premier à nous révéler la puissance et la divinité de l’Amour,—mais on n’en parle jamais trop à ceux qui haïssent. Si l’amour ne nous explique pas le pourquoi de la vie, il nous enseigne comment adoucir ses souffrances; il nous enseigne la pitié, la grâce, le pardon. Toutes nos croyances, toutes nos idées ne sont que des hypothèses relatives, et, tout compte fait, il n’y a qu’une seule chose réelle, absolue, positive, palpitante, c’est la souffrance individuelle. Nous ne savons pas ce qu’il faut pendant la durée de notre existence—rire ou pleurer, mais nous savons parfaitement que nous souffrons; nous ne pouvons pas démêler l’énigme de la douleur, mais nous la sentons, cette douleur. Pourquoi s’entretuer pour des hypothèses religieuses, quand nous portons en nous une religion naturelle, indéniable, qu’aucune découverte scientifique, aucun progrès, aucune révolution n’a jamais pu abolir, et qui est celle de la souffrance humaine? Mais les hommes ne veulent pas le comprendre. Et dire que pour pénétrer cette grande vérité il ne faut qu’un peu moins d’hypocrisie envers soi-même et plus de sincérité envers les autres! «Qui définira la liberté, le despotisme, la civilisation, la barbarie? Quelles en sont les limites? Qui possède cette juste mesure du bien et du mal qui permet de se reconnaître dans la multitude des faits passagers? Qui donc a l’esprit assez vaste pour pouvoir, dans le passé immobile, embrasser les faits et les peser? Qui donc a vu un état où le bien et le mal ne soient pas mélangés? Comment peut-on dire que l’on aperçoit l’un plutôt que l’autre, sinon à cause de l’endroit où l’on se trouve placé? Qui peut se détacher par l’esprit assez complètement de la vie pour la regarder de haut avec indépendance[33]?» Et pourtant, un guide, un seul guide infaillible existe: c’est l’esprit universel qui nous anime tous, chacun isolément, en mettant en nous la tendance au but que nous devons poursuivre. Et ce but, c’est la solidarité, c’est l’amour. L’individu seul ne peut pas créer le grand tout de la vie; mais, tout en gardant son individualité, son moi, il peut contribuer à sa construction, à son développement, à sa floraison.

Puisque nous ne savons d’où nous venons, où nous allons, ni quel est le but de notre existence; puisque nous ignorons encore le vrai sens de la vie, et puisque, malgré tout, nous subissons les lois inconscientes qui nous gouvernent et nous condamnent à la vie, nous devons avoir pitié les uns des autres; nous devons avoir de la compassion pour les foules, pour les petits, pour les faibles d’esprit, qu’aucun doute n’étreint, qu’aucune angoisse ne hante, qui ne sont pas encore parvenus à comprendre la vraie beauté de la vie et qui croient en trouver le sens dans leurs désirs mesquins et éphémères. Nous devons avoir pitié d’eux, car, comme dit le rêveur de Bethléem, «ils ne savent pas ce qu’ils font».

Et que faut-il faire? «Il faut purifier la conscience,» dit Tolstoï. «Le salut est en vous,» dit-il. Cela veut dire que nous portons en nous la pitié, la grâce, le pardon; cela veut dire que la lumière divine qui s’appelle la conscience brille au fond de nos âmes et qu’il nous suffit de mettre sur nos actes toute la lumière qui est en nous pour qu’aussitôt s’établisse le royaume de l’amour auquel tend tout être humain. C’est là le but suprême de la vie individuelle,—nous n’en connaissons pas d’autre. Nous ne pouvons atteindre ce but qu’après avoir passé par toutes les phases évolutives de l’existence humaine, mais nous devons y tendre toujours et de toutes les forces de notre être: pour arriver à l’endroit vers lequel on tend, il faut se diriger vers un point bien plus élevé.

Et quand atteindrons-nous ce point élevé? Il ne peut y avoir de réponse, dit Tolstoï. «La réponse est comme celle du sage à qui un passant demandait s’il en avait pour longtemps avant d’arriver à la ville et qui répondit: Marche[34]!» Et l’on doit marcher, et l’on doit rêver l’union fraternelle des hommes dans un avenir lointain de vérité et de beauté morale. Il faut y croire pour ennoblir un peu notre vie, pour ne pas déranger l’éternelle et l’infinie harmonie de l’univers, cette œuvre d’art sublime, dont nous ne connaissons pas l’auteur, dont nous ignorons le but, mais dont nous sentons la belle splendeur. Il faut y tendre pour pouvoir «régler notre vie présente comme si la vie future n’existait pas[35]», pour pouvoir dire à la vie: «Je te veux, car ton image est belle, tu es digne d’être vécue[36]!»

Et celui qui nous amène à cet ordre d’idées, celui qui nous arrache à notre abaissement moral, celui qui nous réveille pour faire monter nos regards vers les deux points lumineux qui s’appellent Solidarité et Amour, celui-là est un grand moraliste et un grand humanitaire!

Et je salue en Tolstoï l’un des plus nobles penseurs du xixe siècle et l’un des précurseurs de l’aurore des temps nouveaux!

Ossip-Lourié.

Paris, avril 1898.

Pensées de Tolstoï

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