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II

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Tolstoï a donc trouvé une nouvelle conception de la vie. Cette conception se résume dans un des commandements de Jésus: Ne résiste pas au méchant. «Ne résiste pas au méchant, nous explique Tolstoï, veut dire: ne résiste jamais, c’est-à-dire n’oppose jamais la violence[17], autrement dit: ne commets jamais rien qui soit contraire à l’amour[18].» Si les hommes veulent connaître le bonheur, ils doivent: a) vivre en paix avec tout le monde et b) ne jamais résister au mal par le mal. C’est là le royaume des cieux. «Le royaume des cieux n’existe que dans les cœurs des hommes. Le royaume des cieux n’est autre chose que la compréhension de la vie; il est comme l’arbre du printemps qui grandit au moyen des éléments fournis par sa propre substance[19].» C’est le règne de la Solidarité universelle. Cette conception religieuse est la source de toutes les idées actuelles de Tolstoï sur la vie, l’organisation sociale, la science, l’art, etc. Tolstoï cherche partout la nature; mais, au lieu de la pénétrer au point de vue psycho-physiologique, physique, cosmique ou sociologique, Tolstoï l’enveloppe d’un manteau mystique, d’une pureté immaculée. «Le bonheur, c’est de vivre avec la nature, de la voir, de la sentir, de lui parler[20].» «La connaissance de la foi prend sa source dans une origine mystérieuse[21].»

Ce naturisme mystique est le fond essentiel de la nouvelle règle de vie de Tolstoï.

Mais il ne suffit pas de trouver une nouvelle règle de vie, il faut encore la pratiquer. «Je veux faire du bien et je fais du mal,» dit l’apôtre Paul. Le grand mérite de Tolstoï, c’est d’avoir appliqué à la vie réelle sa nouvelle théorie de la vie. «Une foi dont ne découlent pas des actes n’est pas la foi[22].»

Tolstoï ne se contente cependant pas de connaître la vérité, de la pratiquer, d’être devenu juste et vertueux,—après avoir pratiqué toutes les misères de la vie;—il veut être prophète, il veut communiquer aux hommes égarés sa connaissance de la vérité. Lorsque l’on croit à une idée, on éprouve le désir de la communiquer aux autres. Tolstoï se souvient du conte délicieux du prophète Jonas auquel Dieu a appris que la connaissance de la vérité n’est nécessaire que pour la transmettre à ceux qui ne la possèdent pas. Le prophète Jonas a beaucoup hésité avant d’accepter l’aphorisme de Dieu, tandis que Tolstoï croit que «sa vie raisonnable ne lui est donnée que pour luire devant les hommes, que l’unique sens de sa vie consiste à vivre dans la clarté de la lumière qui est en lui, et à la placer, non pas sous le boisseau, mais bien haut devant les hommes[23]». Il est vrai que Tolstoï connaît l’expérience de Jonas.

Certes, il est juste que le penseur qui comprend l’infériorité intellectuelle et morale de ses semblables se considère en droit et même en devoir de leur indiquer le chemin qu’il croit vrai. L’état de conscience de la majorité des hommes, avouons-le franchement, ne se trouve pas à un très haut degré. Mais nul ne peut purifier la conscience d’autrui. Le développement de l’humanité, comme celui de l’individu, doit passer par toutes les phases de l’évolution normale. L’humanité ne peut pas par la seule force de sa volonté, qui se trouve en dépendance des lois inconscientes, elle ne peut pas, dis-je, par un seul mouvement rejeter toutes les horreurs que les siècles lui ont léguées. Il se peut que de temps en temps, sur les divers points du globe, surgissent des surhommes, des Moïse, des Socrate, des Jésus, mais ils ne font qu’aider la marche de l’évolution: ils ne changent pas la course lente de l’humanité. On peut changer les formes de la vie, on n’en change jamais le fond; si ce changement ne se fait de lui-même, il n’aboutit à rien, ou presque à rien. L’esprit s’approprie des pensées nouvelles qui restent souvent à l’état de notions, mais qui ne passent pas dans le sang. Un changement des formes extérieures de la vie ne change pas les conditions biologiques de l’individu. Ni la liberté, ni l’amour ne se donnent: ils se conçoivent. Celui qui n’est pas libre, ne porte pas dans son âme la notion de la liberté. L’individu ne peut être affranchi que par des efforts évolutifs sur lui-même. Mais, pour se développer, il a besoin encore du secours de ses semblables. L’individu, tout en étant le commencement et la fin par lui-même, se trouve, comme facteur de la continuité de la vie, en rapport avec d’autres individus, qui composent ainsi la famille, la société, l’humanité. Or, dès que les individus se réunissent en groupes, leur développement intellectuel devient inférieur au développement de chacun d’eux. La foule, l’humanité, comme unité, ou, d’après quelques-uns, comme organisme, se développe plus lentement que l’individu. Pour que «le royaume des cieux», dont parle Tolstoï, c’est-à-dire celui de l’amour, règne sur la terre, il ne suffit donc pas que les individus, isolément, se trouvent à un tel degré de développement pour comprendre le sens de «ne pas résister au mal par la violence»; il faut que la société, l’humanité entière parvienne au même degré de développement intellectuel. Tolstoï a beau nier l’existence de l’humanité[24],—elle est un fait réel. L’humanité peut être synonyme du mot foule, mais cette foule existe, nous sommes constamment en contact avec elle, c’est elle qui nous fait souffrir,—inconsciemment,—nous qui sommes plus avancés qu’elle. La foule existe. Pour qu’elle arrive à comprendre le ne résiste pas au mal, il faut qu’elle passe par les trois phases évolutives par lesquelles Tolstoï lui-même a passé: 1o l’enfance, 2o l’âge mûr et 3o la vieillesse, qui correspondent 1o à l’individu, 2o à la famille et 3o à la société. L’humanité dite civilisée n’a pas encore dépassé la première phase de son développement—l’individu. Mais elle commence à s’apercevoir que c’est l’individu—sans distinction de sexes—qui est la base de la famille, de la société; elle commence aussi à constater que l’un des éléments de la famille—la femme—était trop négligé jusqu’à présent, et elle songe déjà à les préparer, homme et femme, en vue de la réorganisation de la famille. La forme familiale de ce temps ne ressemble pas à celle du siècle précédent. Il faut espérer que la famille du xxe siècle ne ressemblera pas à celle d’aujourd’hui. Quand les nouvelles bases de la famille seront établies, il s’agira de réorganiser celles de la société. Et cela se fera non par la révolution, mais par l’évolution. Lorsque la société aura connu toutes les misères, lorsque la coupe de ses souffrances aura débordé,—une seule goutte fait déborder un vase trop plein,—lorsque les sources, où elle puise ses forces actuelles, seront épuisées, elle sera obligée, pour la continuité de la vie, à chercher des bases nouvelles. Elle se posera la même question que Tolstoï s’est posée: «Quel est le sens de ma vie, étant donné que les règles sur lesquelles elle a été basée jusqu’à présent sont fausses?» Et elle puisera peut-être le nouveau sens de la vie dans la même source où Tolstoï a cru trouver celui de la sienne: ne résiste pas au mal par la violence,—si elle ne rentre pas dans la vie inconsciente comme Nietzsche. Tout dépendra de l’évolution inconsciente de l’humanité.

Pourquoi Tolstoï n’avait-il pas pratiqué jusqu’à l’âge de cinquante ans les doctrines qu’il prêche aujourd’hui? «Parce que je ne connaissais pas la vérité[25],» dit-il. Mais pourquoi Tolstoï n’avait-il pas connu cette vérité plus tôt? La vraie réponse, je l’avais indiquée plus haut. A l’âge viril Tolstoï portait en lui d’autres sources de vie, plus fortes que les méditations abstraites. Elles étaient certainement inférieures, au point de vue moral, à celles que lui révéla la doctrine du Galiléen; mais Tolstoï ne le savait pas lorsqu’il y puisait la vie, il le faisait inconsciemment. Car il y a dans la vie de l’homme comme dans celle de l’humanité plus d’inconscient que de conscient. C’est aussi l’évolution inconsciente qui a amené Tolstoï à sa nouvelle théorie de la vie, mais y étant parvenu, il en a pris conscience. Et son grand mérite, c’est d’avoir dit tout haut que la minorité affranchie pense depuis longtemps et commence même à murmurer tout bas: que les bases de notre société sont fausses et qu’il est temps de trouver des ressources nouvelles, des conditions morales dont dépend l’avenir de l’humanité. En somme, ce n’est pas la société que Tolstoï nie, c’est seulement ses bases mensongères.

Tolstoï n’est pas nihiliste. Il ne nie rien. S’il est contre l’humanité, c’est pour défendre les droits sacrés de l’individu. Le bonheur de tous ne signifie-t-il pas le bonheur individuel de chacun? Si Tolstoï proclame l’horreur de la guerre et l’absurdité de l’Église et du Pouvoir, c’est parce qu’il est convaincu que les hommes ont mieux à faire que de se massacrer mutuellement, et qu’ils ne doivent être gouvernés que par leur conscience. Tolstoï ne nie pas le mariage: il trouve seulement qu’il doit être basé sur l’amour mutuel de l’homme et de la femme, et que son but unique doit être la fondation de la famille. Il ne nie pas l’instruction: il constate qu’elle est devenue «la dispensatrice des brevets d’oisiveté[26]»; qu’elle «déshabitue les jeunes gens de la vie, c’est-à-dire du travail; qu’elle les rend parasites, incapables d’un effort quelconque[27]». Tolstoï ne nie ni l’art ni la science: il veut que «le penseur, le peintre ne planent point dans la sérénité des hauteurs olympiques, mais qu’ils souffrent avec les hommes, pour les sauver et les consoler[28]».

Tolstoï ne prêche pas la révolte. A quoi bon se révolter? Ce sont les faibles qui se révoltent; la révolte pour eux est une consolation. Les hommes forts n’ont pas besoin d’être consolés. Ils considèrent les injustices que l’on veut leur imposer et... ils sourient. Ce n’est pas aux hommes qu’ils demandent justice, c’est à leur conscience. Quant au non-agir de Tolstoï, il ne signifie pas l’indifférence; il enseigne qu’au lieu de rechercher—vainement—à atteindre un but mesquin et stérile, il est plus préférable d’agir sur nous-mêmes, sur notre âme, sur notre morale pour devenir plus dignes de porter le nom d’homme.

Tolstoï n’est pas pessimiste. Il ne nie pas la vie en général, il ne s’élève que contre la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire basée sur le mensonge. Il affirme la bonté native de l’homme, il croit à la vie, il croit au bonheur, il croit à l’amour universel. «L’homme ne vit pas de ses besoins à lui, dit-il, mais il vit par l’amour[29]». «Dieu, c’est l’Amour[30].» «Le seul temple vraiment sacré est le monde des hommes unis dans l’amour[31].»

Pensées de Tolstoï

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