Читать книгу Histoire de Napoléon II, né roi de Rome, mort duc de Reichstadt - P. Franc-Lecomte - Страница 14
IV
Оглавление«Le fils de l’empereur Napoléon Ier venait d’accomplir sa neuvième année au moment où je le vis pour la première fois; et déjà il avait souffert tous les caprices de la fortune! Exilé de France, dépossédé du sceptre royal avant d’avoir appris à le porter, il s’était vu séparer de ceux qui l’avaient aimé dans la patrie: madame de Montesquiou, les autres Français attachés à sa personne avaient été congédiés sous différents prétextes. Sa mère elle-même l’avait laissé au milieu d’une cour étrangère, pour aller gouverner ses chétifs états de Parme et de Plaisance. Il était donc désormais seul dans la vie, confié aux soins de son aïeul, qui avait trahi son père et aidé à le dépouiller, lui roi de Rome, et de son diadème, et de tout l’héritage impérial. Non content d’avoir assisté à cette spoliation, François II avait consenti à lui enlever jusqu’au nom qui pouvait lui rappeler la gloire de son origine: le nom de Napoléon était encore trop redoutable dans un enfant captif, au sein d’une cour ennemie de la France. A ces humiliations la politique eût voulu en ajouter une autre, l’oubli de son illustre naissance; mais là s’arrêtait le pouvoir odieux des tyrans, maintenant conjurés contre le fils, comme autrefois contre le père. L’image de la patrie et de la grandeur française avait survécu dans cette tête si jeune, mais déjà si forte. On avait dû renoncer à l’espoir du présent: on comptait sur l’avenir; ce fut encore en vain.
» Ici je dois rendre justice à la bonté de l’empereur d’Autriche; il l’aima toujours avec tendresse. S’il n’eût pas été entravé dans ses desseins par la pensée qui le tyrannisait lui-même sur le trône des Césars, le roi de Rome, devenu duc de Reichstadt, aurait pu être élevé comme il convenait au fils de l’empereur des Français. L’amour que cet enfant avait inspiré au vieux monarque était partagé par l’impératrice et toutes les princesses de la cour. On soupçonne les archiducs d’avoir trop souvent nourri contre lui une secrète jalousie. Cependant nous devons établir une exception en faveur de l’archiduc François, qui l’a toujours sincèrement affectionné. Ses vertus et ses talents si supérieurs devaient, sinon justifier, du moins expliquer cette antipathie dans des princes beaucoup au-dessous de son mérite personnel, et dont le berceau n’avait pas été entouré du même éclat. Le bon vouloir de l’empereur était donc paralysé par l’opposition qu’il rencontrait au sein même de sa famille, surtout par la haine invisible, mais hypocrite, de la Sainte-Alliance. Elle enchaînait le fils à Schœnbrünn, comme elle torturait le père sur le rocher de Sainte-Hélène!.....
— » Sainte-Hélène! ce nom fera toujours couler mes pleurs. Je ne puis, sans une vive émotion, me rappeler le jour néfaste où l’on vint nous apprendre que le héros n’existait plus! Nous aurions dû bénir le ciel: celui que nous aimions était affranchi des humiliations et des tortures, pour aller jouir, avec les demi-dieux, de toute la gloire et de toute la félicité réservées à sa grande âme..... Mais, s’il cessait de souffrir, nous cessions aussi d’espérer le voir aborder encore une fois sur le sol de la France, la patrie des braves.....
» C’était le 22 juillet 1821: le comte de Dietrichstein, premier gouverneur du prince, était absent de Vienne: il venait de partir pour Wurtzbourg. Le capitaine de Foresti fut seul chargé par l’empereur d’apprendre cette cruelle nouvelle au jeune duc de Reichstadt. Je dois le dire à la louange de cet officier, ce terrible devoir lui coûta plus qu’un jour de bataille. Il n’avait peut-être jamais tremblé au milieu de la plus sanglante mêlée: quand il dut se rendre auprès du prince, on le vit entrer avec la pâleur de la mort sur le front: il n’osait aborder le fatal sujet. A la vue de son instituteur pâle et défait, le prince, effrayé pour lui, s’est écrié : «Capitaine, vous souffrez... Pourquoi me continuer vos soins généreux aujourd’hui? vous avez besoin de soigner votre santé. M. Collin ne peut-il pour quelques jours vous remplacer auprès de moi?.. Je désire..., j’ordonne que vous vous retiriez; car, je le répète, vous souffrez...
— » Oui, prince, je souffre; mais ce n’est pas du mal que j’éprouve, c’est de la douleur que je vous apporte...» ajouta-t-il en baissant la tête et laissant expirer sa voix sur ses lèvres.....
» Et le maître et l’élève n’osent plus se parler. M. de Foresti n’a pas la force d’achever: le prince craint d’avoir trop bien pressenti la fatale nouvelle qu’il soupçonne..... Et des larmes coulent avec abondance.....
— «O mon père!...» s’écrie-t-il avec des sanglots... Le malheureux enfant n’a plus une seule parole pour exprimer sa douleur.
— «Monseigneur, dit le capitaine après un moment de silence, nous ne devons pas pleurer, puisque le héros ne souffre plus.....
— » Ce n’est donc que trop vrai, monsieur de Foresti, (l’excès de la douleur lui a rendu une force convulsive: ce jeune enfant trouve alors dans son âme assez d’énergie pour exprimer toute son indignation....); ils ont enfin tué leur première victime!... Comme toutes ces vieilles royautés respirent déjà sur leurs trônes en ruine! Désormais elles n’auront plus que moi à redouter. Mais un enfant de mon âge est-il si terrible, monsieur?... Non, vous, sujet de l’Autriche, vous ne devez pas le regretter: n’avez-vous pas aidé à l’assassiner?.... Sa mort va rassurer tous les monarques de la Sainte-Alliance... — Non, vous ne le devez pas; cela se conçoit; les larmes ne conviennent qu’à moi, dans ma prison de Schœnbrünn... — Et ma mère qui n’est pas là pour pleurer avec moi!.... Que faut-il penser d’elle? La font-ils souffrir aussi? la punissent-ils aussi de la gloire de l’empereur des Français, du vainqueur de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche, capitaine de Foresti?... Ou bien... Non, cette pensée est affreuse: il serait honteux de m’y arrêter... Retirez-vous, monsieur; j’ai besoin d’être seul, dans cette chambre: elle est assez pleine des souvenirs du grand empereur... Je veux rester en face de la gloire et des malheurs de mon père...»
» Il y avait ici quelque chose de cruellement ironique dans la destinée de cet infortuné prince. Le capitaine Foresti, chargé de lui apprendre la mort de son père, était un des débris de l’armée autrichienne épargnés par la clémence de Napoléon après la campagne de 1809. On a fait tenir au duc un langage trop singulier pour mériter toute créance.—«Monsieur de Foresti, aurait-il dit au milieu de sa douleur, mon père était bien loin de penser en mourant qu’un jour je recevrais de vous des soins si affectueux et tant de preuves d’attachement.»— Ce qu’on ajoute éveille surtout ma défiance et me laisse entièrement incrédule:—«Dans
» ce moment le prince faisait allusion à une circonstance que
» le capitaine lui avait racontée. Dans la campagne de 1809,
» M. de Foresti, fait prisonnier à l’affaire de Ratisbonne,
» aurait (selon son rapport) été conduit avec d’autres officiers
» autrichiens devant l’empereur des Français. Napoléon, à
» cheval, entouré de son nombreux état-major, était fort
» agité, ajoute toujours le capitaine de Foresti. —Où donc
» est l’archiduc? aurait-il répété plusieurs fois. — Alors,
» faisant retomber toute sa colère sur M. de Foresti, il se
» serait emporté sur ce que l’Autriche avait voulu profiter
» contre lui de la guerre d’Espagne, et lui suscitait des
» obstacles qui l’empêchaient de terminer une lutte san-
» glante.»
» Ainsi donc, le duc de Reichstadt, à la nouvelle de la mort de son père, aurait fait avec beaucoup de discernement ce rapprochement remarquable que le prisonnier traité durement par Napoléon Ier était destiné par la Providence à être un jour le guide et l’ami fidèle de son fils!
» Non, assurément non, le prince n’a jamais porté un jugement si injurieux à la mémoire du grand homme. S’il se trouve une ombre de vérité dans cette fable inventée à plaisir, ce sont quelques paroles échappées de la bouche du conteur: la perfidie de l’Autriche suscitant des obstacles qui empêchaient Napoléon Ier de terminer une lutte sanglante!— On l’avoue donc, ce prétendu bourreau de l’humanité se surprit parfois à regretter le sang qu’on le forçait de répandre!... Et c’est ainsi que ceux qui ne comprennent pas le génie de la civilisation et de la démocratie parlent de guerres, de désastres, de sang!... Du sang!... qui le fit si longtemps couler? L’absolutisme, assez adroit pour amener les peuples ignorants à ensanglanter les chaînes qu’il leur fait porter.
» Pendant plusieurs jours le duc ne voulut voir personne: on essaya de lui offrir des consolations, il les repoussa toutes avec amertume. L’impératrice Augusta-Caroline, qui avait pour lui la tendresse d’une sœur, ne fut pas plus heureuse que les autres: il ne voulut rien entendre. Ses maîtres tentèrent en vain de reprendre le cours de leurs leçons, pour faire diversion à sa douleur; ce ne fut qu’au bout de quinze jours de solitude qu’il consentit à les écouter. Ce sentiment si profond de son malheur et cette force de caractère, si extraordinaire dans un enfant de dix ans, effrayaient pour lui l’empereur François II, qui avait tous les secrets de l’infernale politique dont les réseaux enlaçaient l’Europe asservie. Ses éminentes qualités devaient l’entraîner et l’anéantir au fond de l’abîme creusé sous son berceau.
» A quelles pensées ne dut pas se laisser emporter cette jeune et brûlante imagination, au milieu de cette douleur récente et de ces souvenirs de gloire passée!... Il était assis dans la chambre où son père avait dicté des lois à l’Europe, où l’empereur d’Autriche lui-même était venu incliner sa tête couronnée devant son épée d’Austerlitz. Et dans cette même chambre la cruelle destinée a voulu lui donner des chaînes, à lui faible enfant qui ne devrait avoir aucun tort avec l’absolutisme! — Il est vrai, on lui cache ses fers sous l’apparence du respect et des égards dus au plus haut rang; mais la prison de Schœnbrünn n’en est pas moins odieuse que celle de Sainte-Hélène!...... Qui peut dire ce qu’ils lui réservent dans l’avenir? Assurément, madame la comtesse, autant que mon dévouement ose le prévoir, ce n’est ni le bonheur ni la puissance... Je tremble que Schœnbrünn ne soit le Longwood de l’infortuné duc de Reichstadt.
— » Soyons plus confiants dans l’avenir: les peuples mieux instruits sont revenus de leur égarement: le soleil de juillet doit ranimer celui d’Austerlitz... Ne perdons pas courage, capitaine: si j’en crois mon cœur, Napoléon II n’est pas destiné à s’éteindre sur cette couche étrangère, où Napoléon Ier a sans doute rêvé la gloire de la France et le bonheur des nations. Le ciel ne doit pas nous avoir donné de si belles espérances dans l’héritier du héros, pour nous faire plus tard retomber une dernière fois dans le malheur et le désespoir. — De grâce, monsieur, continuez de parler de ce prince bien-aimé : il me tarde de le connaître comme vous le connaissez.....
— » Que me reste-t-il, madame, à vous apprendre sur son enfance, jusqu’à ce qu’il eût accompli sa quinzième année, époque à laquelle j’eus le bonheur d’être personnellement connu du prince? On laissait arriver au dehors bien peu de renseignements sur lui: toute la ville de Vienne s’accordait à faire l’éloge de son esprit et de ses talents; ses gouverneurs parlaient avec orgueil des succès de leur jeune élève; mais là s’arrêtaient les bruits qui nous parvenaient du sein de cette cour ombrageuse. On citait parfois différents traits qui annonçaient ce qu’il y avait de vif dans son imagination et de sérieux dans son caractère: on admirait aussi le sang-froid et le courage, la fermeté et l’adresse qu’il montra dès ses premières années. On donne un exemple de ces dernières qualités. On élevait à la ménagerie du château de Schœnbrünn un jeune lion, offert à l’empereur par un général italien. Trop faible encore pour nuire, il jouait avec les chèvres qui le nourrissaient: il attirait la curiosité du public; on le caressait comme le chien le plus docile. Un jour l’empereur voulut faire voir ce lion à ses enfants et au prince: la plus jeune des archiduchesses fut effrayée non de cet animal, mais de l’une des chèvres, qui accourait menaçante.—Ne craignez pas, s’écria le duc de Reichstadt; je l’empêcherai bien d’approcher. — Il s’était déjà précipité sur la chèvre et l’avait saisie adroitement par les cornes. Il l’arrête fortement et regarde avec fierté. — Il est bien jeune, murmura l’empereur en souriant; et il sait déjà comment il faut triompher de la difficulté.
» Ce qui le distingua surtout et toujours, ce fut l’amour de son père et la vénération qu’il conserva toute sa vie pour sa mémoire, en dépit de toute haine politique. Vers la même époque, c’est-à-dire à l’âge de cinq ou six ans, dans une réunion à la cour, la princesse Caroline de Furstemberg s’entretenait avec quelques personnes des événements du siècle. Un général cite alors trois personnages comme les premiers capitaines du temps. Le jeune duc, qui semblait ne pas suivre la conversation, l’interrompt brusquement: J’en connais un quatrième que vous n’avez pas nommé, le plus grand, le premier de tous...dit-il en rougissant d’indignation. — Lequel, monseigneur? — Mon père!... s’écria-t-il de toutes ses forces; et il s’enfuit rapidement.
» Il me reste, madame, à vous dire comment je parvins jusqu’au prisonnier de Schœnbrunn. La mort de l’empereur Napoléon Ier avait profondément affligé tous les cœurs français: quelques-uns avaient succombé au chagrin, comme Eugène Beauharnais: il aimait tant le héros! d’autres au milieu des pleurs avaient retrouvé de nouvelles espérances; ces derniers étaient les plus jeunes. Vous savez combien de projets sont venus échouer contre la police conjurée de tous les rois absolus de l’Europe: vingt fois on tenta d’enlever le prince à l’odieuse surveillance qui le cerne jour et nuit; vingt fois l’espoir dut nous échapper au moment où nous comptions sur un entier succès. Le règne de Napoléon II n’avait pas moins été proclamé dans les comités bonapartistes: Napoléon II était l’héritier de Napoléon-le-Grand; mais, comme lui, il devait longtemps encore gémir dans une odieuse captivité... Triste héritage, la haine des rois et le poids des chaînes, que doivent continuellement resserrer les souvenirs d’un passé glorieux et les craintes d’un avenir incertain!!... Mais du fond de sa prison de Schœnbrünn, le nouvel empereur régnait dans nos cœurs en dépit de ses geôliers..... Funeste royauté ! tous les jours le cercle de son empire se rétrécissait par la mort des anciens et le désespoir des nouveaux. A Louis XVIII avait succédé Charles X sur le trône de France: l’espérance était revenue aux cœurs des dévoués; mais les partis s’agitaient, se mêlaient, se confondaient: les principaux défenseurs succombaient dans la lutte: la royauté régnait au milieu du désordre... Cependant Charles X, poussé par des traîtres ou d’aveugles serviteurs, commençait à mal profiter de la confusion des partis: au lieu de les désespérer prudemment comme son prédécesseur, il s’était jeté dans une pieuse exagération, et le mal allait croissant du côté où il s’éleva toujours.— Enfin était survenu l’imprudent licenciement de la garde nationale de Paris: l’espoir augmenta dans les cœurs patriotes, en proportion des fautes d’un maladroit et insensé gouvernement: de différents points de la France on organisa des comités libéraux..... La royauté constitutionnelle s’abaissait sous les exigences de la monarchie absolue, qui voulait encore une fois envahir un trône longtemps occupé ; sur ses ruines incessantes, se relevait peu à peu, mais forte, mais menaçante, la démocratie qu’ils avaient espéré voir enfin mourir de cent blessures mal cicatrisées. Il parvint ici, à cette époque, un envoyé du parti impérial que je rencontrai dans Vienne. Nous nous comprîmes bien vite: notre mutuelle confiance aurait pu servir notre cause, si... la Providence n’avait pas ordonné autrement! — L’envoyé bonapartiste vit échouer ses tentatives, et dut se hâter de repartir, en me recommandant de faire tous mes efforts pour arriver jusqu’au prince, et lui dire seulement quelques mots, afin de le mettre en garde contre les mensonges de son éducation.
» Le duc se promenait à cheval, exercice dans lequel il excella de bonne heure et auquel il se livrait avec passion. Il se trouvait seul au moment où il passait devant un massif d’arbustes et de fleurs, dans lequel je travaillais depuis le matin. L’occasion me paraît favorable: je me hasarde à lui parler: — Sire, lui dis-je en français.
— » Que dites-vous, imprudent?...
— » Oui, prince, depuis la mort du héros vous êtes empereur et roi pour les véritables Français.
— » Quoi! seriez-vous?....
— » Oui, prince, né sujet de votre père je suis aussi le vôtre. Je vous révélerai plus tard comment je suis ici par dévouement à votre personne. — Prince, (on ne nous entend pas) votre parti est sur le point de l’emporter en France: on vous attend: un complot vient d’échouer, il est vrai; tenez-vous prêt néanmoins. Défiez-vous de vos maîtres et de vos gouverneurs: ils calomnient votre père, en vous parlant de son histoire. — Hier j’entendais l’abbé Wagner avancer que le pape avait reçu un soufflet de l’empereur Napoléon. — Mensonge, calomnie que tout le clergé ingrat répète partout contre son bienfaiteur... — Un jour je pourrai démentir mille autres fables qu’ils ont inventées pour tromper votre religion. Je vous reverrai, prince: je demeure dans une petite habitation non loin du Prater.
» Je me remets au travail; il était temps: les gardiens du jeune duc arrivaient et commençaient à se plaindre à lui de ce qu’il les avait ainsi laissés en arrière. Leurs regards inquiets, soupçonneux, tombèrent d’abord sur moi; mais ils passèrent aussitôt: qu’avaient-ils à craindre d’un stupide jardinier allemand, qui ne se doutait même pas qu’il y eût un fils de Napoléon à Vienne?
» Deux jours après, c’était un dimanche de septembre, la matinée était belle. De rares promeneurs parcouraient alors les sombres allées du Prater: trois cavaliers chevauchaient seuls dans cette vaste promenade; c’était le prince, escorté par deux hommes de sa suite. Ce n’étaient pas les mêmes que dans le parc de Schœnbrünn. Tout à coup le duc s’arrête en face d’une maison rustique.— Oh! la jolie paysanne!.... Je veux voir ses beaux yeux. — Et le prince de lancer son coursier de ce côté. — Les deux graves personnages ont-ils songé à une observation? Je ne sais; mais cela fût-il, elle ne serait pas arrivée assez tôt pour l’empêcher de s’arrêter devant cette espèce de chaumière, de parler à la belle villageoise, et de revenir se placer au milieu d’eux, avant qu’ils eussent fait faire quelques pas en avant à leurs montures.
— » Elle est vraiment jolie, répète le duc de Reichstadt; après tout ce n’est qu’une jeune paysanne...
» Grand fut le scandale à la cour, quand l’escapade du jeune prince fut rapportée au conseil d’éducation. Le comte Dietrichstein fit des reproches très-sévères à son élève: le prélat Wagner gémit profondément:—Fils bien digne du père!... Et le vieil empereur en fut effrayé pour l’avenir de ce malheureux enfant, qui montrait si jeune des goûts si dépravés et une si violente indépendance.....
» Le duc fut pendant quinze jours privé de promenades à cheval, pour avoir fait preuve d’insubordination, et avoir manqué de respect envers deux de ses instituteurs. L’impératrice Augusta et l’archiduchesse Sophie comprirent seules qu’un jeune homme de cet âge, fût-il prince, n’était pas si coupable pour avoir, dans une promenade, témoigné quelque plaisir à regarder une beauté de quatorze ans.....
» Ce que personne ne soupçonnait, c’est que la jolie fille du Prater était la nièce de l’un des jardiniers du parc de Schœnbrünn, de celui qui s’était fait allemand pour tromper la surveillance dont on entourait le fils de Nopoléon Ier. De loin j’avais vu le prince, et il m’avait aussi aperçu. Je rentrai alors, avant d’être remarqué par sa suite. Marguerite — c’est le nom qu’elle porte depuis que nous avons quitté la France, — Marguerite resta en dehors, sans se douter de l’intelligence qui existait entre le beau cavalier et moi. Un mot dit au prince, de l’intérieur de mon habitation, avait suffi pour cette première visite; et il s’était aussitôt hâté de rejoindre ceux qu’il avait tant alarmés. Ma nièce fut surprise de m’entendre parler une langue dont elle n’avait gardé aucun souvenir: je lui recommandai de ne jamais s’entretenir de cette circonstance, même avec sa mère; l’intelligente enfant me comprit vite, et me fit une promesse que depuis elle tint religieusement.
» Le duc de Reichstadt était donc aux arrêts dans le château et le parc de Schœnbrünn: je n’en continuais pas moins de travailler comme autrefois, sans éveiller le moindre soupçon. — Il passa souvent devant moi; comme il ne semblait pas me remarquer, personne ne fit attention aux signes d’intelligence que nous échangions quelquefois, mais rarement, entre nous. Cependant ses arrêts sont levés, et quelle n’est pas sa surprise! La première promenade est dirigée par ceux qui l’accompagnaient vers le Prater, du côté de la maison où il avait admiré une jolie paysanne. Nous devons croire que tous obéissaient, sans le savoir, à une volonté mystérieuse, aussi ennemie de la cour que du malheureux fils de Napoléon. Le second jour ce fut encore vers cet endroit qu’il fut conduit. Il regarde alors avec plus de hardiesse que la veille, et personne ne crie au scandale. — On finit par adopter les bords du Danube, à son grand étonnement.
» Pourquoi ce changement si subit? Pourquoi cette sévérité à punir ce qui n’était même pas une faute, et cette affectation de diriger les promenades du prince vers l’habitation de la jeune fille, qui avait d’abord paru si terrible? C’est que l’empereur d’Autriche, si bon, si loyal, n’était pas seul maître dans son empire, ni même dans sa famille: c’est qu’une pensée opposée à ses goûts simples et honnêtes, à ses idées de vertu et de justice, dominait le trône impérial qu’il occupait comme le prête-nom de la monarchie absolue en Autriche... — Et cette pensée tyrannique, quelle était-elle? Tout le monde peut le savoir: je n’ai donc pas besoin de le dire maintenant.
» La Pensée politique, la Pensée dominante avait remarqué dans le jeune empereur déchu des talents, des vertus et un caractère dignes du génie de Napoléon. Ne devait-il pas, à l’aide de ces éminentes qualités, dans un avenir peu éloigné sans doute, renverser le rempart vivant qui l’étreignait, et reconquérir avec sa liberté individuelle — que pouvait-on prévoir? — peut-être le vaste empire fondé par le conquérant, le maître des rois vaincus et soumis? La pensée autrichienne était parvenue, avec toutes les pensées militantes de la monarchie absolue, voire celle de la Grande-Bretagne, à étouffer la grande âme du héros dans une atmosphère de trahisons, de tortures et d’humiliations de tout genre. — On a même avancé — faut-il le croire? —que le miasme de l’infamie britannique s’était souvent fortifié de la turpitude d’un poison lent et obscur. Mais suffisait-il d’avoir arraché du sol ce Napoléon, chêne colossal dont les racines s’étendaient d’un continent à l’autre, et dont la cime sublime cachait et cachera longtemps encore à l’œil breton les purs rayons d’une gloire immortelle qui ne brillait que pour l’empire? Un seul rejeton pouvait grandir et couvrir encore le monde entier de rameaux tutélaires pour la France, funestes à l’Angleterre, à toute la Sainte-Alliance. Il fallait se hâter de détruire celui qui se rapprochait le plus de l’arbre géant. — On aurait plus tard bon marché des autres.
» Donc la Pensée devait tenter une nouvelle expérience pour ôter un ombrage odieux à l’absolutisme, en écrasant le jeune chêne qui semblait croître pour protéger à son tour l’arbre si faible de la liberté. Jusqu’ici on avait essayé sur Napoléon II de tous les moyens de destruction morale; et plus on s’efforçait, plus on s’éloignait du but proposé. On avait d’abord voulu lui arracher jusqu’au souvenir de la France: on avait brutalement renvoyé sa gouvernante: on avait séparé la mère du fils; on n’avait même pas rougi, pour la rendre odieuse aux Français, de la déshonorer à ses propres yeux en exploitant, du vivant de l’empereur, des passions coupables, sous le manteau protecteur d’un hymen clandestin, mais religieux... — Partout on avait échoué dans ces premières tentatives. Le duc de Reichstadt se rappelait dans l’exil, qu’enfant il fut salué du titre de roi de Rome par l’Autriche elle-même, inclinée devant son berceau.
» Désespérant de lui faire oublier son origine, la Pensée avait voulu d’abord diriger ses talents et ses vertus vers un but tout pacifique: on avait espéré un moment effrayer sa jeune imagination par des idées exagérées de religion, on eût volontiers consenti à lui faire échanger le sceptre pour une crosse épiscopale; mais vains efforts! la nature, supérieure à tout, l’entraînait vers un but opposé : les talents militaires, tout le génie du martyr de Sainte-Hélène semblait renaître dans la jeune tête du prisonnier de Schœnbrünn.....
» Il était désormais impossible d’étouffer l’esprit par l’éducation: il ne restait plus que d’essayer de tuer l’âme par le corps... Ce projet d’infamie n’appartenait qu’à la Pensée dont nous parlerons longuement plus tard. François II, père et monarque vertueux, ne pouvait prêter les mains à ce complot infernal: il fallait le tromper. La Pensée en vint toujours à bout.
» Quoi qu’il en soit, les visites à l’habitation du Prater no furent bientôt plus un mystère, excepté pour l’empereur et les personnes honorables qui avaient sa confiance. Quel mal résulterait-il de ces promenades?.... Ce serait un innocent aliment aux passions naissantes du prince: ne serait-il pas heureux pour lui et pour son aïeul, dont il était tendrement aimé, d’avoir réussi à le détourner de ces idées d’ambition qui commençaient à germer dans son esprit? L’empereur d’Autriche s’effrayait de l’avenir: combien des goûts si opposés à l’amour des grandeurs et du pouvoir ne laisseraient-ils pas de sécurité dans l’âme faible du vieillard!....
» Je dois vous l’avouer, madame la comtesse, je m’applaudis en secret de cette nouvelle politique: elle était trop favorable à mes vues: je l’encourageai autant qu’il fut en moi.....
— » Monsieur.....
— » Oui, madame; vous allez aussi m’accabler de vos reproches, et intérieurement vous m’accusez déjà d’infamie... Oh! non: le vieux soldat de l’empire connaissait trop ses devoirs, et d’ailleurs il avait assez étudié son jeune et malheureux empereur, pour avoir mesuré toute la grandeur de son âme. Le fils de Napoléon Ier, l’héritier de sa gloire et de son nom, ne pouvait descendre à la bassesse d’un coureur de bonnes fortunes: en venant à nous, ce n’était pas le déshonneur, c’était la haine des étrangers et l’amour des Français qu’il nous apportait.
» Et la mère de ma nièce ne veillait-elle pas sur sa fille? Marguerite, trop bien élevée dans le sentiment et la pratique de toutes les vertus, ne songeait même pas que les visites du beau duc de Reichstadt dussent avoir pour seul but d’admirer dans sa figure des traits dont elle soupçonnait peu la beauté. Dès les premiers jours j’ai voulu lui faire comprendre que les démarches du prince étaient toute bienveillance pour moi; mais qu’il importait à ma sûreté de garder le secret sur ces marques de bonté. La vertueuse enfant rougit à la seule pensée d’une dissimulation inoffensive, et j’eus bien de la peine à la rassurer sur le motif de ces fréquentes visites en mon absence. Sa mère elle-même parut un jour s’en alarmer: c’est au point que pour rendre le calme et la sécurité à l’âme candide de ma nièce, je fus contraint de lui avouer toute la vérité. — Oh! combien cette enfant fut heureuse d’apprendre que nous étions Français, et que le duc ne venait à nous que parce que nous avions aimé son père! Et pourtant, à son âge, élevée par nous dans l’ignorance de la patrie, elle ne pouvait savoir ce que c’était que l’empereur, mort à Sainte-Hélène!.... Il semble que l’amour de Napoléon et de sa gloire soit inné dans tous les cœurs français... — Nom magique! Faites-le retentir, murmurez-le seulement aux oreilles d’un enfant, il frémit aussitôt d’enthousiasme; on dirait que la nature l’a initié d’avance aux merveilles et aux mystères de cette époque mémorable. Le seul souvenir de la puissance impériale fait encore trembler nos ennemis. Que serait-ce si ce fils un jour..... — Mais, madame, j’oublie la prudence et le récit que je vous ai commencé.
PREMIERES VISITES AU PRATER
Page 107.
» Je n’ai pas eu besoin de recommander la discrétion à Marguerite; elle avait apprécié l’importance de la révélation que je venais de lui faire. La première fois que le prince revint à notre habitation, elle fut toute tremblante à sa vue: elle était debout auprès de moi: je l’observais avec attention, mais en secret. Quand le jeune Napoléon parlait à sa mère, ce qu’il faisait avec sa bienveillante bonté, elle semblait se cacher derrière moi, elle avait besoin d’un appui pour oser regarder avec une avide curiosité sa pâle et belle figure..... — Alors, si le prince, entraîné par son ardeur, paraissait oublier, en parlant de la France, que d’autres étaient là pour l’écouter, Marguerite, toujours protégée par mon ombre, avançait un peu plus hardiment sa jolie tête, pour ne pas perdre une seule de ses paroles. S’il faisait un léger mouvement, la timide enfant se retirait en rougissant..... Oh! qu’ainsi elle était belle dans son admiration ingénue! on eût dit l’une des nymphes de Calypso écoutant avec avidité le récit de Télémaque. Et quand le duc était parti, elle sortait avec nous de notre demeure: nous le suivions des yeux; il avait quelquefois depuis long-temps disparu, que nous restions tous encore en silence, le regard tourné vers le château de Schœnbrünn... — «Oh! que j’aurais aimé l’empereur Napoléon, si le fils ressemble au père! nous répétait presque toujours notre fille, aussitôt que le prince s’éloignait de nous.» Quelquefois de ses beaux yeux bleus tombaient de grosses larmes sur ses joues devenues pâles. Dans ces moments de douleur, la blancheur de son cou n’égalait plus celle de sa figure.
— «Quel malheur! Un prince si beau, si aimable, être condamné à mourir dans une prison comme son père!»
— » Eh! monsieur, interrompt la comtesse avec une sorte de mécontentement, ne voyez-vous pas que c’est de l’amour que vous venez de peindre là ?...
— » De l’amour, madame... sans doute, mais de l’amour comme tous les cœurs français en ont toujours eu pour le père, de l’amour comme ils en conservent pour le fils. Quelle femme en France n’éprouverait pas, n’exprimerait pas les sentiments que cette enfant éprouvait et exprimait avec ingénuité ? Oui, madame, elle l’aimait dès lors, et elle en était tendrement aimée. Rassurez-vous, pourtant; son affection n’est pas plus criminelle que la mienne: rien n’est plus pur que le cœur de Marguerite. Vous verrez plus tard comment cette innocente amitié, cet amour, ainsi que vous l’appelez, fut un précieux talisman pour la vertu de ce prince..... La douce image de cette enfant fut souvent son heureuse étoile.— Ici la Pensée politique fut encore une fois trompée dans ses ignobles calculs.»
— La comtesse poussa un profond soupir.....