Читать книгу Contes de l'oncle Jacques - P.-J. Stahl - Страница 3
ОглавлениеLE VRAI MEILLEUR MONDE
(LE MOYEN D’Y VIVRE SANS SORTIR DE CHEZ SOI)
Je ne comprends pas que la lecture à haute voix entre deux personnes, que les circonstances ou leur volonté confinent dans une sorte d’isolement, ne soit pas partout d’un usage plus fréquent.
Au moral, c’est à coup sûr un remède à tous les maux.
Vous voilà tous deux, seuls dans votre maison, dans votre salon, dans votre chambre, mal en train, maussades, condamnés à l’inaction par l’inclémence du temps ou par quelque infirmité. La saison est mauvaise; les amis ne sont pas là, ils sont loin, ils ne viennent pas, ils sont indifférents, ils sont morts peut-être.
D’autre part, vous êtes demeurés si souvent en tête-à-tête avec vos souvenirs, que ces souvenirs fatigués sont endormis et comme absents, eux aussi. A leur tour, il vous semble qu’ils vous délaissent, qu’ils vous négligent, ils ne vous font plus compagnie. Vous en êtes réduits à la solitude à deux, qui n’est pas moins monotone souvent, et surtout quand on pense bien à l’unisson, que la solitude complète, la # solitude d’un seul. Il vous faudrait un peu de variété, de la diversion. Eh bien, cette variété, cette diversion sont à la portée de tous, à la vôtre par conséquent, pour peu que vous ayez le bon esprit de laisser pénétrer quelques bons livres dans votre maison.
Entendons-nous: je ne vous conseille pas de prendre chacun votre livre, de lire chacun de votre côté quelque chose qui forcément vous sépare. Avoir deux lectures différentes, dont les sujets diffèrent aussi, vous éloignerait l’un de l’autre au lieu de vous réunir. Je vous propose de n’en prendre qu’un à vous deux.
L’un de vous deux le lira tout haut, et vous voilà, du coup, occupés du même objet, en face d’idées nouvelles que vous n’aviez pas tout à l’heure. La soirée était vide, elle va être remplie. Le tête-à-tête est rompu. Quelqu’un vient d’entrer, c’est un homme de grand mérite, car j’imagine que vous n’auriez pas eu le mauvais goût de laisser entrer le premier venu. C’est un écrivain de choix, un auteur distingué, un homme de génie. Il est tout naturellement le bien arrivé; il parle, il parle très bien, vous l’écoutez, vous le suivez, il s’empare de vous. Mais ce n’est pas tout; il n’est pas entré seul. Avec lui sont entrés tous les personnages qu’il a créés, qu’il a fait vivre ou revivre dans son livre. Il vous les présente l’un après l’autre: chacun a ses qualités, chacun a ses défauts, mais dans son ensemble la société est agréable.
Votre maison, votre salon, votre chambre sont transformés. C’est tout un monde qui les anime. Le lecteur et vous, vous vous permettez de vous mêler à la conversation; celui qui lit s’arrête pour communiquer à l’autre ses impressions, son sentiment, ses jugements. Vous lui répondez; ces interruptions font intermède, et, quand la lecture reprend, vous savez chacun de votre côté l’opinion que vous avez sur ce qui vient de se dire, sur les faits qui viennent de vous être racontés, sur les hôtes que vous venez d’accueillir. Aussi reprend-elle de plus belle.
La soirée finit quand il vous plaît. Elle a passé charmante et rapide; mais, grâce à Dieu, le livre n’est point arrivé à sa fin, la suite sera pour demain. Pour ce demain vous avez donc des amis sur la planche, pour les jours suivants aussi, car, après cet ouvrage terminé, vous en prendrez un autre, et ce sera un plaisir nouveau.
Connaissez-vous un moyen plus simple de se donner, à deux, des fêtes nombreuses et de tenir, sans tapage, sans fracas et sans frais, maison ouverte à l’heure voulue, pour les plus grands personnages et les plus grands événements de la terre? Non, n’est-ce pas? Cette société brillante, qui ne coûte rien que le prix d’un pauvre livre, qui ne boit ni ne mange, qui ne dérange ni ne déplace rien ni personne chez vous, qui vous laisse dans votre fauteuil, à votre place favorite, qui entre à votre gré, qui sort à votre fantaisie, après vous avoir donné ce qu’elle avait de meilleur, cette société incomparable, dès que vous en aurez essayé, sera toujours pour vous la bienvenue, puisque, obéissant jusqu’à vos caprices, toujours prête à paraître ou à disparaitre suivant qu’il vous plaira, elle ne saurait jamais être importune.
Me direz-vous que mon secret ne peut servir que pour deux? Détrompez-vous.
Si le cercle de la famille est nombreux, les vertus de mon secret s’élargiront, elles se feront élastiques et se mettront à la proportion de ce cercle. Une bonne lecture à haute voix qui peut servir à deux, peut servira à dix, à cent au besoin; et, plus nombreux sera l’auditoire, plus la communication pourra être électrique, plus l’effet de la lecture sera grand.
Toutefois, où je la préfère, pour mon goût particulier, où je la déclare le plus topique, c’est dans l’intimité de la maison, à l’usage des frères et des sœurs, des parents et des enfants, ou encore dans le tête-à-tête entre la femme et le mari.
Je sais un vieux monsieur et une aimable vieille dame qui, las du monde qu’on ne peut pas toujours choisir, se sont retirés dans une petite maison de campagne, où ils ont découvert ce secret de voir le meilleur monde sans sortir de chez soi. C’est à lui qu’ils doivent d’être devenus vieux sans s’en apercevoir, d’avoir vieilli sans vieillir, et de vivre de longs jours très heureux sans jamais sentir le poids des ans. Je suis persuadé qu’ils me sauront gré de vous faire part de leur découverte, et de vous engager à en tirer un aussi bon parti que celui qu’ils en tirent eux-mêmes.