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II

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«J’étais un bien petit bonhomme, j’avais six ans; il n’y avait guère plus de deux ans que j’étais en culotte. Mon père, capitaine de vaisseau à cette époque, étant presque toujours en mer, j’avais été élevé par deux femmes, ma mère et ma tante, tante Marie! Je les chérissais également. J’avais, de fait, deux mamans. Bien qu’elles fussent des personnes de sens, elles me gâtaient toutes les deux.

«— On ne peut gâter que ce qui est mauvais, disait tante Marie.

«— Et Jacques est bon,» ajoutait ma mère.

«Il paraît qu’à cinq ans j’étais supportable en effet.

«Je suis changé, n’est-ce pas? dit le général, interrompant un instant son récit et s’adressant à l’un de nous qu’il venait de rudoyer un peu. Que voulez-vous, mon pauvre Robert, la vie ne laisse pas intacts tous ceux qu’elle touche...

— Dites toujours, mon général, répondit le jeune officier, un peu fou parfois, mais brave garçon, qui était interpellé ; si vous êtes changé, nous savons bien que c’est presque toujours à notre avantage.»

Le général lui tendit la main et reprit:

«Si je n’avais jamais quitté mes deux mères, il est à croire que je serais encore doux comme une fille. Toujours est-il que, bon ou mauvais, entre ces deux créatures d’élite, j’étais le plus heureux des petits. êtres de la création, et que j’avais, chose peut-être assez rare, le sentiment de mon bonheur. Ma tante, qui a eu son rôle plus que ma mère dans le récit que je vous fais, était une grande et admirablement belle personne. Ma mère seule était aussi belle qu’elle, et cela par une raison bien simple, elles étaient jumelles et se ressemblaient à s’y tromper. Heureusement, le costume différait du tout au tout et m’empêchait de m’y méprendre: ma mère était du monde et tante; Marie n’en était pas. Tante Marie était supérieure des sœurs de Charité d’un grand hôpital militaire dans la ville de ***, où j’étais né. Nous demeurions dans cette ville pendant les absences bien longues, hélas! de mon père. Maman et sa sœur, que j’appelais souvent tante sœur Marie, se partageaient donc tout mon cœur. C’était une fête dont je ne me lassais pas quand ma mère me conduisait voir tante Marie. La fête avait beau avoir pour cadre les murs d’un hôpital, le temps passé à l’hôpital était toujours désiré par moi, et celui de tous que j’attendais avec le plus d’impatience.

«Courir dans la vaste et longue cour où les malades parvenus à convalescence se promenaient ou se reposaient au soleil, m’ébattre dans cette immensité qui était mon carrousel et mon champ de Mars, être pris au passage, attrapé au vol dans les courses folles que j’y exécutais, soit par un des troupiers convalescents que mes jeux amusaient, soit par une des sœurs de tante Marie, et surtout par tante Marie elle-même alors que, me voyant trop échauffé, elle quittait son cabinet, qui était aussi sa pharmacie, pour venir me calmer et m’embrasser, galoper sur le terrain sablé de cette cour, à cheval sur la canne, sur la béquille d’une vieille sœur à demi impotente qui tricotait d’ordinaire sur un des bancs à l’usage des malades, c’était pour moi la joie des joies.

«Le jour dont je veux parler, un brillant jour d’été, j’avais obtenu que je pourrais jouer dans ma chère cour pendant toute une heure. Ma mère avait à faire dans la ville une visite qui eût été ennuyeuse pour moi; elle m’ayait confié à sa sœur, et tante Marie, de sa fenêtre ouverte, ne devait pas me perdre de vue. J’étais, en outre, recommandé à la surveillance spéciale de la pauvre vieille sœur Rose. Or, j’avais sa canne, sa béquille, sans laquelle elle ne pouvait faire un pas. On le voit, j’étais bien gardé.

«Tante Marie, remontée chez elle, s’était, de sa fenêtre, aperçue qu’une porte du grand bâtiment, à l’extrémité de la cour, une porte à deux battants, et que j’avais toujours vue fermée, était ouverte; elle avait fait venir un infirmier pour lui recommander de la fermer; mais, sur sa réponse, elle avait jugé sans doute que cela n’était pas possible, car la porte était restée ouverte, et tout de suite tante Marie, m’ayant appelé, m’avait dit:

«— Tu vois bien cette grande porte ouverte au fond de la cour, mon petit Jacques?

I

APRÈS AVOIR FAIT NICHES SUR NICHES AUX MILITAIRES QUI JOUAIENT A LA DROGUE.


«— Oui, tante Marie.

«— Eh bien! c’est la porte d’une grande salle très sombre et très froide, où il est défendu, même aux grandes personnes, d’entrer. Il est écrit au-dessus qu’elle est interdite au public! Promets-moi, mon enfant, de n’y pas mettre le pied.»

«J’avais promis et avec l’intention de tenir, mais j’avais compté sans la fougue de la béquille de sœur Rose. Après avoir fait gambades sur gambades, exécuté des voltiges hardies autour de sœur Rose très émue, fait niches sur niches et mille agaceries aux militaires qui jouaient à la drogue et dont les pinces en bois posées sur le nez des perdants me faisaient toujours rire, j’étais, on le pense, très animé, très emporté ; mon cheval finit par m’enlever, et, au lieu de s’arrêter sur le seuil de la porte défendue, dont plus d’une fois déjà j’avais eu l’imprudence de trop m’approcher, il me mena ventre à terre jusqu’à l’extrémité de la salle sombre dans laquelle je ne devais pas mettre les pieds. J’étais si lancé que, sans m’en être douté, j’arrivai bride abattue sur le mur du fond. Je m’y cognai si rudement que cela me valut une bosse au front, et que, de plus, je fus désarçonné. Ma monture, la béquille de sœur Rose, surmenée par la violence de la course, tomba sans souffle, mais non sans fracas, à mes pieds. Le silence de cette salle me renvoya de ses quatre coins l’écho étonné de mon algarade. Inquiet de cette sonorité, je me retournai vivement. J’étais déjà impressionné par le sentiment de ma faute. J’avais eu bien tort de venir là... Mais le passage subit de la lumière à l’obscurité qui m’entourait, la fraîcheur glacée de cette salle succédant brusquement à la chaude atmosphère de la cour que j’avais laissée tout ensoleillée, ajoutaient à mon malaise; et le surplus n’était pas pour me rassurer. Une lugubre rangée de grands lits blancs tous pareils, entourés de longs rideaux d’un aspect sévère, et que je n’avais pas remarqués dans la rapidité de mon entrée, occupait à ma gauche toute la longueur de la salle. Pas un souffle derrière ces rideaux, les lits étaient donc vides; j’aurais mieux aimé n’être pas si seul dans ces ombres. Les volets étant clos, le jour s’arrêtait à quelques pas de la porte par laquelle j’avais fait irruption dans ce lieu redoutable, et ne pénétrait pas jusqu’à moi. Pendant un instant, je n’osai plus bouger, et pourtant je sentais bien qu’il fallait sortir au plus vite de cet endroit défendu, m’avait dit ma tante, aux grandes personnes elles-mêmes. Intimidé par tout et surtout par l’obscurité et le silence, qui ne sont pas les amis des. enfants, un silence qu’il fallait évidemment respecter, le bruit de ma respiration m’inquiétait; j’entendais, non sans effroi, les battements précipités de mon cœur. Oubliant tout à la fois et sœur Rose et mon cheval, j’entrepris de regagner la porte, et je marchais d’instinct sur la pointe des pieds pour ne rien éveiller dans ces ténèbres. Quand j’eus fait une vingtaine de pas, entrecoupés de temps d’arrêt destinés à me faire reprendre courage, voyant qu’après tout je me rapprochais de la lumière, le sang-froid me revint peu à peu, et je jetai autour et devant moi quelques-uns de ces regards encore hésitants de l’enfant qui voudrait bien, pendant qu’il y est, profiter de l’occasion et reconnaître le terrain où il s’est aventuré. Je me sentis particulièrement intrigué par la vue d’un grand banc noir qui, côtoyant tout le mur de gauche près de la porte d’entrée, tenait plus de place qu’un lit.

«Pourquoi ce banc, plus large et un peu plus bas que les bancs de la cour, était-il, dans les deux tiers de sa longueur, couvert d’un drap blanc? Est-ce que sous ce drap il se cachait quelque chose? Cela me faisait bien cet effet-là. J’étais, tout en m’adressant ces questions, arrivé aux trois quarts de ma route; un peu plus de la clarté du dehors venait déjà jusqu’à moi. C’est un bienfait à tout âge que la lumière, mais, pour l’enfant, c’est quelquefois comme un remède à tous les maux. Moins inquiet de ce qui pouvait m’arriver dans la salle même, je commençais à l’être davantage de ce qui se passerait une fois que je serais sorti. Que penserait tante Marie de ma désobéissance? A vrai dire, je n’étais plus si pressé de me retrouver dans la cour, et je me dis qu’étant là, il ne m’en coûterait pas plus de savoir pourquoi un drap blanc recouvrait ce grand banc; en quelques pas, je m’en rapprochai encore. Décidément, ce n’était pas plat partout sur le banc. Bien sûr, le drap cachait quelque chose; mais quoi? La curiosité l’emporta, et, sans avoir la moindre idée de ce que j’allais découvrir, je relevai d’un geste étourdi tout un pan de ce drap.

«Ce qui apparut alors à mon regard stupéfait, je ne l’oublierai jamais, puisque je le vois encore à l’heure où je vous parle, comme si j’avais mes six ans qui sont bien loin, comme si j’étais dans la salle de l’hôpital de ***. — Oui, je le vois et le verrai toute ma vie.

«Je voyais «la mort! un mort!» pour la première fois.

«J’ai vu depuis d’autres morts, j’en ai vu à ne pas les compter; celui-là est resté dans ma mémoire et entre tous.

«Ce que j’avais découvert, c’était la tête hérissée de cheveux blancs coupés en brosse, c’étaient les épaules et la poitrine nues d’un homme déjà vieux dont l’immobilité et l’extraordinaire pâleur me parurent terribles. Je sentis que j’étais là devant un fait considérable. Rien ne peut donner une idée de la stupeur qui, subitement, venait de m’envahir. Cent points d’interrogation confus s’entre-choquaient dans mon cerveau. L’homme a-t-il, dès ses premiers ans, l’intuition de ce qu’est la fin de sa destinée ici-bas? Je le crois fermement. Toujours est-il que je ne m’arrêtai pas un seul moment à la.pensée que j’avais devant moi un homme endormi; je compris qu’il ne s’agissait pas là d’un simple sommeil, que l’on n’est pas si calme, si absent, quand on n’est qu’une personne qui dort. Mais alors, qu’est-ce que je voyais donc? que faisait là, sur ce banc, cet être impassible?

«Si j’appelais tante Marie? me dis-je. Tante Marie, qui sait tout, qui peut tout? Si..... (mais la pensée seule m’en parut formidable) si auparavant je le touchais, bien fort? et, en contradiction avec l’idée que j’avais que son sommeil n’était pas de ceux qu’on peut réveiller, je me disais encore: Il se lèverait peut-être. Il ne sait peut-être pas qu’il est là...

«J’osai mettre ma main sur son épaule.

«Je la retirai soudain. Ce genre de froid-là, c’était épouvantable.

«Une lueur funèbre se fit alors dans mon cerveau. La vérité des vérités pénétrait en moi. Ce doit être ainsi que sont ceux qui ne vivent plus. Mais alors... J’avais touché un mort!... Je lui avais manqué de respect... J’avais troublé ce qui ne doit jamais l’être!

«Mon cœur cessa de battre.

II

MON CŒUR CESSA DE BATTRE.


Les quatre peurs de notre général : souvenirs d'enfance et de jeunesse

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