Читать книгу Dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions proverbiales - P.-M. Quitard - Страница 10
ОглавлениеQuintilien dit: «J’en ai vu plusieurs qui prenaient à tâche d’être obscurs, et ce vice n’est pas nouveau; car je trouve dans Tite-Live que, de son temps, il y avait un maître qui recommandait à ses disciples de jeter de l’obscurité dans tous leurs discours: de là cet éloge incomparable: Cela est fort beau: je ne l’ai pas entendu moi-même.»
Lycophron, poëte grec, dont le nom est devenu proverbialement appellatif pour désigner un auteur inintelligible, affectait dans ses vers une obscurité énigmatique, et il protestait publiquement qu’il se pendrait s’il se trouvait quelqu’un qui pût entendre son poëme de la Prophétie de Cassandre; en quoi il ne prenait pas un engagement téméraire. Ce poëme, demeuré inexplicable jusqu’à ce jour, malgré tous les efforts des grammairiens, des scoliastes et des commentateurs, a été justement comparé à ces souterrains où l’air est si épais et si étouffé, que les flambeaux qu’on y apporte s’y éteignent.
Hégel, philosophe allemand, mort en 1830, regardait la clarté comme une qualité d’un ordre inférieur. Dans sa préface de l’Encyclopédie, il a formellement énoncé cette pensée, qu’un philosophe doit être obscur, et dans tous ses écrits il s’est très bien conformé à ce précepte.
Nous avons aujourd’hui bon nombre d’écrivains qui croient passer pour sublimes à force d’être obscurs, et qui se figurent que le proverbe doit tourner pour eux de l’ironie à l’éloge. Laissons-les se complaire dans cette opinion; car si tout doit se compenser, comme le prétend M. Azaïs, n’est-il pas juste que ces nouveaux Lycophrons prennent leur obscurité pour le dernier terme du génie, lorsqu’on prend leur génie pour le dernier terme de l’obscurité?
BEC.—N’avoir que du bec.
Bec pour caquet, se trouve dans Villon, Coquillart, Marot, etc., et dans plusieurs autres locutions proverbiales que je vais rapporter.
Faire le bec à quelqu’un.
C’est le styler, lui faire la leçon, lui apprendre ce qu’il doit répondre pour ne rien dire de compromettant dans une affaire.
Prendre quelqu’un par le bec.
C’est prendre quelqu’un par ses paroles, l’amener à se couper dans son discours, le faire tomber en contradiction.
On a remarqué qu’il n’y a pas dans la langue française de mot plus ancien que le mot bec, qui se retrouve dans tous les dialectes celtiques. Suétone (In Vitell., cap. 18) nous apprend que le toulousain Antonius Primus, ami du poëte Martial et poëte lui-même, dont la victoire valut l’empire à Vespasien, avait été surnommé Bec par ses compatriotes.
Les bègues sont ceux qui ont le plus de bec.
Balbutientes plus cæteris loquuntur.
Ceux qui parlent moins bien sont ceux qui parlent davantage. Il semble qu’ils ne puissent énoncer une idée qu’en recourant à un nombre infini de paroles, de même que les bègues ne parviennent à articuler un mot qu’à force d’en répéter les syllabes. L’esprit des premiers et tout juste comme la langue des seconds.
Ce proverbe s’emploie pour critiquer des prétentions ridicules et sans fondement.
Caquet-bon-bec, la poule à ma tante.
On appelle ainsi une cajoleuse, une enjoleuse.
M. de Walckenaer croit que l’expression vraiment comique de caquet-bon-bec est de l’invention de La Fontaine, qui dit en parlant de la pie dans la fable 11 du livre XII;
Caquet-bon-bec alors de jaser au plus dru.
Mais il se trompe, puisque le dicton dont elle fait partie se trouve dans les Curiosités françaises d’Antoine Oudin, recueil imprimé en 1640, c’est-à-dire 54 ans avant le douzième livre des fables, qui ne parut qu’en 1694.
Ce dicton a fourni à M. de Junquières le titre d’un poëme badin qui est d’une lecture agréable.
Tenir quelqu’un le bec dans l’eau.
Le tenir dans l’incertitude, en différant de prendre une détermination sur une affaire qui l’intéresse, l’amuser par de vaines espérances. C’est comme si l’on disait le tantaliser, car cette expression est évidemment une allusion au supplice de Tantale, que les poëtes représentent plongé jusqu’au menton dans un étang dont l’eau, échappant sans cesse à ses lèvres desséchées, l’empêche d’apaiser la soif brûlante qui le dévore.
Passer la plume par le bec à quelqu’un.
Le frustrer des espérances qu’on lui a données; le prendre pour dupe ou pour jouet.
Cette façon de parler a sans doute été prise, dit Moisant de Brieux, de ce qui se pratique à la campagne par les paysans, qui passent effectivement une plume par le bec ou dans les narines des oies et des canes, quand ils veulent les empêcher de couver. Cependant, ajoute-t-il, un grand homme croit qu’elle fait allusion à une espiéglerie de clercs ou d’écoliers qui, pour faire pièce à un nouveau venu, lui tirent la plume lorsqu’il la met à la bouche, et lui barbouillent les lèvres d’encre. Voilà deux origines au lieu d’une, et toutes deux sont probables. Mais quelle est celle qu’il faut préférer? En vérité, je ne le sais, et je ne cherche pas à le savoir, car je ne vois pas que ceux qui le savent aient un grand avantage sur ceux qui l’ignorent. J’espère que mes lecteurs voudront bien penser comme moi.
BÉCASSE.—La bécasse est bridée.
Locution métaphorique dont on se sert en parlant d’un sot qui se laisse attraper, qui se laisse prendre à quelque piége, comme la bécasse au lacet vulgairement appelé bride.
Le nom de bécasse s’emploie proverbialement dans plusieurs langues comme synonyme d’imbécile, parce que cet oiseau est d’un instinct si obtus et d’un naturel si stupide, qu’il ne sait éviter aucun piége. Pour cette raison le vieux naturaliste Belon l’a qualifié de moult sotte bête, et les habitants de la Barbarie, au rapport du docteur Shaw, l’ont appelé hammar el hadjel, l’âne des perdrix.
Sourd comme une bécasse.
Les bécasses se tiennent ordinairement tapies dans les grandes haies et dans les taillis les plus épais; le bruit qu’on fait pour les en chasser est presque toujours inutile. Elles ne partent guère que lorsque le chien est près de les atteindre, et souvent même sous les pieds du chasseur. C’est ce qui a fait croire à la surdité de cet oiseau et a fait prendre cette prétendue surdité pour terme de comparaison proverbiale.
La lune des bécasses.
C’est ainsi que les chasseurs nomment la pleine lune de novembre, parce que, pendant ce mois, qui est la principale époque du passage des bécasses, elles se promènent par troupes, au clair de la lune, pour chercher leur nourriture qu’elles ne trouvent pas si facilement au grand jour, car le grand jour blesse leurs yeux. Ce qui, pour le dire en passant, a donné lieu aux Espagnols de nommer cet oiseau gallina ciega, poule aveugle.
BÉGUINE.—C’est une béguine.
Les béguines étaient des religieuses dont les uns attribuent l’institution à sainte Bègue, sœur de sainte Gertrude, et les autres à saint Lambert Berggh, dit le Bègue, prêtre de l’église de Liège au douzième siècle. Leur nom, qu’on fait dériver de celui de leur fondatrice ou de celui de leur fondateur, vient peut-être du verbe saxon beggin, prier. Louis IX les appela en France, où elles furent établies dans un grand nombre de villes. Comme elles occupèrent à Paris le couvent de l’Ave-Maria, elles y prirent, vers la fin du quinzième siècle, le titre de Cordelières de l’Ave-Maria, que certains auteurs ont prétendu leur avoir été donné parce qu’elles étaient habituées à proférer ces deux mots de la salutation angélique aussi souvent que les soldats en profèrent d’autres beaucoup moins religieux. Ces pieuses filles, qui avaient réveillé le mysticisme en plusieurs contrées de l’Europe, se relâchèrent de leur ferveur. L’histoire des ordres monastiques dit qu’elles fesaient volontiers toute sorte de vœux, excepté celui de ne pas se marier et de ne pas jouir des plaisirs du monde. Alors un préjugé défavorable se forma sur leur compte, et le discrédit dans lequel elles tombèrent donna lieu à l’expression proverbiale qu’on emploie pour désigner une femme d’une dévotion ridicule et même suspecte.
Observons que, du temps même de saint Louis, on désignait un dévot par le terme de béguin, qui n’a pas conservé cette acception. La preuve en est dans cette phrase de Joinville: «Quant le roy estoit en joye, si me disoit: Séneschal, pourquoy preud’homme vaut mieux que béguin?»
BÉJAUNE.—Montrer son béjaune.
On dit que quelqu’un a montré son béjaune, ou qu’on lui a fait voir son béjaune, pour signifier qu’il a montré ou qu’on lui a fait voir son inexpérience, son ineptie. Béjaune est une altération de bec jaune, terme de fauconnerie par lequel on désigne, en prenant la partie pour le tout, un jeune oiseau qui n’est pas encore sorti du nid et qui a réellement le bec jaune. Comme cet oiseau ne sait rien faire, sa dénomination a été appliquée aux personnes novices et peu habiles. Dans le Roman de la Rose, la vieille dit à Belaccueil:
Si n’en savez quartier ne aulne,
Car vous avez le bec trop jaune.
Les Allemands se servent d’une pareille métaphore; ils appellent un niais, Gelbschnabel, jaune-bec.
Dans l’ancienne Université de Paris, les étudiants nouveaux venus et les régents qui débutaient recevaient le nom de béjaunes, et ils étaient soumis à payer un droit de bien-venue nommé aussi le béjaune, dont l’intendance était déférée, dans les écoles de théologie, à un individu qui prenait le titre d’abbé des béjaunes. Ce fonctionnaire devait monter sur un âne, à la fête des Innocents, parcourir la ville escorté de ses subordonnés, et faire sur eux certaines aspersions. On rapporte qu’il fut condamné en 1476, par arrêt de la Faculté, à une amende de huit sols, pour avoir mal rempli son office. On délivrait des lettres de béjaune aux clercs de la Bazoche, en attestation du service qu’ils avaient fait chez les maîtres-procureurs, lorsqu’ils voulaient eux-mêmes le devenir.
BÉLÎTRE.—C’est un bélître.
C’est un misérable, un homme vil. Ce mot, qu’on croit formé du latin balatro, qui signifie gueux, coquin, parasite, s’employait autrefois pour mendiant, dans une acception qui n’avait rien de reprochable. Les pèlerins de la confrérie de Saint-Jacques, à Pontoise, avaient pris le titre de Bélistres, et les quatre ordres mendiants s’appelaient les quatre ordres de Bélistres. Montaigne a donné un féminin au mot bélître dans cette phrase remarquable (Essais, liv. III, chap. 10): «Desdaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et bélistresse, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens par des moyens abjects et à quelque prix que ce soit. C’est déshonneur d’estre ainsi honoré.»
BELLE.—Il l’a échappé belle.
Il a évité heureusement un danger ou un malheur. On s’étonne de l’usage qui veut qu’on écrive ici au masculin le participe échappé, qu’il faudrait écrire, dit-on, au féminin, parce qu’il se trouve précédé d’un régime de ce genre indiqué par le mot belle. Cependant cet usage ne viole pas la loi de l’accord, car le régime qu’on croit du féminin est du masculin, et le mot belle qu’on suppose adjectif de ce régime n’est l’est point. Il l’a échappé belle doit s’analyser ainsi: il l’a (le malheur) échappé belle, c’est-à-dire d’une belle manière ou bellement. Si le résultat de l’analyse était: il l’a (la chose) échappée belle, c’est-à-dire étant belle, la locution mentirait à la pensée, elle présenterait un sens différent de celui qu’elle a, à moins qu’elle ne fût entendue ironiquement. Mais ce n’est point de cette façon qu’il convient de l’entendre. Le mot belle ne se rapporte donc pas au régime du participe; il fait partie de l’adverbe bellement, dont la terminaison ment, qui, comme on sait, signifie manière, a été ellipsée, et sa fonction est de modifier le verbe. Les auteurs de la langue romane usaient ordinairement de la même ellipse, lorsqu’ils avaient à mettre des adverbes terminés en ment à la suite l’un de l’autre; ils n’en écrivaient qu’un seul dans son entier, le premier ou le dernier, à leur choix. Ils disaient, par exemple: Il l’a échappé bellement et heureuse, ou Il l’a échappé belle et heureusement; et notre expression n’est sans doute qu’un démembrement de la leur. Le grammairien Bescher pensait qu’elle pouvait être un démembrement de cette autre: Il l’a échappé bel et bien, l’adverbe bel ayant été confondu par l’orthographe avec l’adjectif belle, à cause de la ressemblance de prononciation.
Quoi qu’il en soit, on n’est pas fondé à penser que la règle de l’accord du participe ait pu être méconnue dans la locution Il l’a échappé belle, qui est née précisément à une époque où tout participe s’accordait, qu’il fût suivi ou précédé de son complément direct.
Les belles ne sont pas pour les beaux.
Les hommes les plus beaux ne sont pas les plus heureux en amour. Les mères et les maris les redoutent et les observent; les femmes tendres croient qu’ils s’aiment trop; les fières ne leur trouvent point assez de soumission; celles qui craignent la médisance les jugent dangereux pour leur réputation. Ils coûtent trop cher à celles qui paient; ils ne donnent rien à celles qui se font payer: d’ailleurs ils n’ont point ces craintes obligeantes d’être quittés qui flattent tant la vanité féminine; au contraire, ils menacent de quitter eux-mêmes, et ils reçoivent les faveurs comme des tributs mérités.
Fastus inest pulchris sequiturque superbia formam.
Ce ne sont pas les plus belles qui font les grandes passions.
La raison de cette observation proverbiale est très bien développée dans le passage suivant de Montesquieu (Essai sur le goût): «Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible, une grâce naturelle qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais quoi. Il me semble que c’est un effet naturellement fondé sur la surprise. Nous sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru d’abord devoir nous plaire, et nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a su vaincre des défauts que les yeux nous montrent et que le cœur ne croit plus. Voilà pourquoi les femmes laides ont très souvent des grâces et qu’il est rare que les belles en aient; car une belle personne fait ordinairement le contraire de ce que nous avions attendu; elle parvient à nous paraître moins aimable; après nous avoir surpris en bien, elle nous surprend en mal; mais l’impression du bien est ancienne, et celle du mal est nouvelle. Aussi les belles personnes font-elles rarement les grandes passions, presque toujours réservées à celles qui ont des grâces, c’est-à-dire des agréments que nous n’attendions pas et que nous n’avions pas sujet d’attendre.»
BÉNÉDICITÉ.—Être du quatorzième bénédicité.
C’est être simple et idiot; mauvaise allusion à ces paroles, Benedicite omnes bestiæ et pecora domino, qui forment le quatorzième verset du cantique chanté par les trois jeunes Israélites, Misach, Sydrac et Abdenago, dans la fournaise où Nabuchodonosor les avait fait jeter pour les punir d’avoir refusé de se prosterner devant sa statue qu’il avait exposée aux adorations de ses sujets, dans la campagne de Dura près de Babylone.
BÉNÉFICE.—Bénéfice à l’indigne est maléfice.
Si l’on avait, dit le comte de Maistre, des observations morales comme on a des observations météorologiques, on verrait que les envahissements de l’orgueil, les violations de la foi jurée, ou les biens mal acquis sont autant d’anathèmes dont l’accomplissement est inévitable sur les individus et sur les familles.
Le prophète Jérémie (ch. XXXI, v. 29.) a exprimé la même pensée dans ces paroles passées en proverbe chez les Hébreux: Patres comederunt uvam acerbam et dentes filiorum obstrepuerunt. Les pères ont mangé le verjus, et les dents de leurs fils en ont été agacées.
Saint Grégoire de Nazianze appelle le gain illicite les arrhes du malheur, dans un beau vers grec traduit ainsi en latin:
Infortunii arrha certa quæstus est malus.
Les Romains disaient dans le même sens: Aurum habere Tolosanum, avoir de l’or de Toulouse; proverbe dont nous nous servons également, et dont voici l’origine: Il y avait autrefois à Toulouse, dans un temple qui est devenu, dit-on, l’église de Saint-Sernin, un trésor de cent mille livres pesant d’or, et de cent mille livres pesant d’argent, suivant les écrivains qui ont le moins exagéré dans le calcul de cette richesse. Ce trésor n’avait point de garde, parce que la croyance générale était qu’il porterait malheur à ceux qui l’enlèveraient. Le consul Servilius Cépion, étant entré dans la ville, qui s’était donnée aux Romains pour échapper à la domination des Cimbres, se moqua d’un pareil préjugé, et, n’écoutant que son avarice, il ordonna de piller le temple. Ensuite, il fit partir le butin pour Marseille, d’où on devait le transporter à Rome; mais il envoya secrètement des assassins qui égorgèrent les conducteurs, et il se l’appropria par ce nouveau crime. L’année suivante, sa folle témérité perdit l’armée et causa un des plus épouvantables désastres qu’aient jamais essuyés les Romains. Il fut destitué de son commandement, dépouillé de ses biens et exilé du sénat. Tous les spoliateurs eurent également un sort misérable, qui fut regardé comme un châtiment infligé par les dieux; et de là vint l’adage de l’or de Toulouse, usité dans les Gaules pour signifier que les larcins n’attirent sur leurs auteurs que des calamités.
B. Thomas à Villanova (de Villeneuve) rapporte un proverbe semblable, souvent cité dans les écrits des Pères de l’Église: De Jericho sibi aliquid reservare, se réserver quelque chose du butin de Jéricho. Ce qui est fondé sur la punition d’Achan, lapidé, avec toute sa famille, par ordre de Josué, pour s’être emparé d’un manteau d’écarlate, de deux cents sicles d’argent et d’une règle d’or, à la prise de Jéricho.
On ne peut avoir en même temps femme et bénéfice.
Il y avait autrefois des bénéfices que, durant certains mois, les collecteurs, patrons laïques, étaient obligés de conférer aux gradués de l’Université. Mais ces gradués ne pouvaient y être nommés lorsqu’ils étaient mariés. De là ce proverbe, dont le sens est qu’on ne peut cumuler deux avantages.
Les chevaux courent les bénéfices et les ânes les attrapent.
On n’accorde pas toujours les places ou les grâces à ceux qui les méritent.
Ce proverbe fut originairement, dit-on, un mot de Louis XII. Ce roi voulut désigner sous le nom d’ânes, par une espèce de calembourg, certains seigneurs ignorants qui couraient à franc-étrier pour aller solliciter quelque bénéfice vacant, et qui l’obtenaient d’ordinaire, parce qu’ils arrivaient les premiers, grâce à leurs chevaux.
Les Espagnols disent dans le même sens: Le plus mauvais pourceau mange le meilleur gland.
BÉNITIER.—Pisser au bénitier.
C’est braver le respect humain, faire quelque grande sottise et même quelque action criminelle d’une manière éclatante, pour faire parler de soi.
A faux titre insolents et sans fruit hasardeux
Pissent au bénestier, afin qu’on parle d’eux. (Regnier.)
Les Grecs avaient une expression non moins énergique: ἑν πυθἰου κἑϚαι (In Pythii templo cacare). Cette expression, par laquelle ils indiquaient quelque chose d’impie et de dangereux, était venue, dit Érasme, de ce que le tyran Pisistrate avait défendu de faire des ordures contre le temple d’Apollon Pythien, et avait impitoyablement puni de mort un étranger en contravention à la défense.
S’agiter comme un diable au fond d’un bénitier.
Cette comparaison proverbiale est fondée sur l’ancienne coutume d’exorciser les possédés et les sorciers en les plongeant la tête la première dans une cuve remplie d’eau bénite. Une vieille chronique, dans laquelle il est parlé de ces immersions singulières, offre une peinture curieuse du dépit du démon ainsi condamné au baptême, et des moyens dont il usait pour s’y soustraire. En voici un passage propre à égayer les lecteurs: Coactus dæmon per posteriora egredi talem dedit crepitum ut omne dolium a compage suâ solveretur. «Le diable, forcé de s’évader par les voies inférieures, fit entendre une détonation si forte, que les douves de la cuve volèrent dispersées de côté et d’autre.»
BERCEAU.—
Ce qu’on apprend au berceau Dure jusqu’au tombeau.
Ce proverbe, qui fait sentir toute l’importance de la première éducation, en rappelant que les impressions et les leçons reçues dans l’enfance sont ineffaçables, s’exprimait autrefois de cette manière: Ce qui s’apprend au ber dure jusqu’au ver.
Les Espagnols disent: Lo que en la leche se mama en la mortaja se derrama. Ce qu’on suce avec le lait au suaire se répand.
BERLOQUE.—Battre la berloque.
La berloque ou breloque est une batterie de tambour par laquelle on annonce aux soldats le moment de nettoyer la caserne ou d’aller aux distributions. Comme cette batterie semble être sans règle et sans suite, on a dit proverbialement, Battre la berloque ou la breloque, dans le sens de divaguer, déraisonner.
BERTHE.—Au temps où Berthe filait.
C’est-à-dire au bon vieux temps. En ce temps-là le fuseau et la quenouille formaient le symbole de la mère de famille, et les femmes du premier rang s’occupaient à filer comme les humbles ménagères. Tanaquil, épouse de Tarquin l’ancien, était devenue célèbre chez les Romains par son zèle dans l’accomplissement de ce soin domestique. Chez les Francs, il en fut de même de Berthe, épouse de Pépin et mère de Charlemagne.
Dans le palais comme sous la chaumière,
Pour revêtir le pauvre et l’orphelin,
Berthe filait et le chanvre et le lin:
On la nomma Berthe la filandière.
Ces vers sont extraits d’un épisode du chant IX du poëme de Charlemagne par Millevoye, qui a emprunté cet épisode d’Adenès, trouvère du douzième siècle, auteur du roman en vers de Berthe au grand pied, dont M. Paulin Paris a donné une excellente édition.
Les Provençaux disent: Au temps où Marthe filait. Ce qui place le bon vieux temps à l’origine du christianisme; car il s’agit ici de cette Marthe qui, suivant une tradition populaire, ayant été chassée de Jérusalem et exposée sur un vaisseau sans voiles et sans avirons, avec son frère Lazare, sa sœur Marie Magdelène et quelques disciples du Sauveur, aborda miraculeusement sur les côtes de Provence, où elle prêcha la foi et sanctifia par une pénitence exemplaire, dans la grotte nommée Sainte-Baume, la fin d’une vie dont elle avait passé la première moitié au milieu des plaisirs, dans son château de Béthanie.—L’expression des Provençaux n’est pas toujours employée dans le même sens que la nôtre; on s’en sert souvent pour rappeler un temps d’opulence, de prospérité, de vigueur, dont on a joui, pour marquer et pour regretter les honneurs passés.
Je dirai pour les lecteurs qui aiment les étymologies des noms propres, que celui de Berthe, en francique ou en théotisque, signifie brillante, splendide, et que celui de Marthe, en hébreu, signifie maîtresse.
BÊTE.—Prendre du poil de la bête.
C’est chercher le remède dans la chose même qui a causé le mal, comme font les buveurs qui dissipent le malaise que leur a laissé l’ivresse de la veille par l’ivresse du lendemain.
Cette expression est fondée sur la croyance populaire que le poil de certains animaux, appliqué sur la morsure qu’ils ont faite, en opère la guérison. Del can che morde il pelo sana, dit le proverbe italien: Du chien qui mordit le poil guérit.
Pline rapporte (liv. XXIX, ch. 5) qu’à Rome on croyait guérir ou préserver de l’hydrophobie un homme mordu par un chien, en faisant entrer dans la plaie de la cendre des poils de la queue de cet animal.
Porter sa bête dans sa figure.
Expression fondée sur l’opinion de quelques physionomistes qui enseignent qu’il existe des rapports frappants de ressemblance entre la tête de certains animaux et celle de certains hommes. Le napolitain J.-B. Porta, qui le premier a donné des développements à cette opinion, dans son Traité de la physionomie, soutenait que la figure du divin Platon, telle qu’elle est représentée sur des médailles antiques, a son parfait analogue dans un chien braque. Le peintre Lebrun, séduit par le système de Porta, chercha à l’accréditer, et il composa une collection de dessins comparés qui offrent les analogies les plus curieuses; il y joignit même un texte qui s’est perdu, et auquel son élève Nivelon a tâché de suppléer par des interprétations. Les idées de Lebrun, répandues dans le monde, y occupèrent tant les esprits, qu’il ne fut plus question que d’elles. On ne pouvait paraître dans un cercle sans se soumettre à l’inspection des curieux et s’entendre demander: Quelle bête portez-vous dans votre figure? Et c’est alors que naquit cette expression suffisamment expliquée par ce qu’on vient de lire.
La ressemblance que Lebrun prétendait trouver au physique entre les hommes et les animaux, Diderot a prétendu la trouver au moral. Il a dit, en parlant de la variété de la raison humaine, qu’elle correspond seule à toute la diversité de l’instinct des animaux. «De là vient, ajoute-t-il, que, sous la forme bipède de l’homme, il n’y a aucune bête innocente ou malfaisante dans l’air, au fond des forêts, dans les eaux, que vous ne puissiez reconnaître. Il y a l’homme-loup, l’homme-tigre, l’homme-renard, l’homme-pourceau, l’homme-mouton (et celui-ci est le plus commun), l’homme-anguille, l’homme-serpent, l’homme-brochet, l’homme-corbeau, etc. Rien de plus rare qu’un homme qui soit homme de toute pièce. Aucun de nous qui ne tienne un peu de son analogue animal.»
Morte la bête, mort le venin.
Un ennemi mort n’est plus en état de nuire.
Le duc d’Orléans régent fit de ce proverbe une application qui prouve qu’il avait fort peu d’affection pour le cardinal Dubois dont il subissait si complètement l’influence. A la mort de ce ministre, qui l’avait forcé de rompre ses liaisons avec le comte de Nocé, le chef des roués, il écrivit au favori disgracié: «Reviens, mon cher Nocé. Morte la bête, mort le venin. Je t’attends ce soir à souper.»
Au temps où les bêtes parlaient.
Rabelais prétend qu’il n’y a que trois jours, et l’on peut, si l’on veut, abréger encore l’intervalle.
Cette expression, dont on se sert pour faire une facile épigramme ou pour signifier le temps jadis, n’est point venue, comme on pourrait le croire, des fictions de l’apologue qui attribue à tous les animaux la faculté de parler. Elle est fondée sur une observation philosophique d’un très grand sens, et elle désigne proprement l’époque primitive où les hommes, vivant dans les bois, ignoraient l’art sublime de fixer la parole par le moyen des signes, n’avaient par conséquent qu’une intelligence bornée peu différente de l’instinct des bêtes, n’étaient en un mot que des bêtes parlantes.
BIEN.—Bien perdu, bien connu.
On ne connaît le véritable prix des choses que lorsqu’on ne les possède plus. Ce proverbe est tiré des deux vers suivants de Plaute (Comédie des Captifs, acte I, scène 2):
.......... Nostra intelligimus bona, Cum quæ in potestate habuimus, ea amisimus.
C’est après avoir perdu les biens dont nous jouissions que nous sentons ce qu’ils valent.
Il ne faut attendre son bien que de soi-même.
Le quatrain suivant, de je ne sais quel auteur, explique très bien ce proverbe:
Je ne puis me plaindre de rien,
Chacun prend part à ma disgrâce;
Tout le monde me veut du bien,
Et j’attends toujours qu’on m’en fasse.
Il ne faut pas délibérer pour faire le bien.
Parce qu’en délibérant on perd souvent l’occasion de faire le bien: Deliberando sæpe boni perit occasio.
Ce proverbe n’est pas d’une vérité absolue. Il est besoin quelquefois de délibérer pour faire le bien, car le bien peut être suivi du mal.—Le père Jouvency a dit dans une scène qu’il a ajoutée au Phormion de Térence: Benefacta male collocata malefacta existimo. Je pense que les bienfaits mal placés sont de mauvaises actions.
Bien vient à mieux, et mieux à mal.
On dit aussi: Le bouton devient rose, et la rose gratte-cul.
Il a dans les choses de ce monde une progression ascendante et une progression descendante auxquelles les vertus mêmes sont soumises. Semblables aux anges que le patriarche aperçut en songe, elles ont une échelle double par laquelle elles montent d’un côté jusqu’au ciel et redescendent de l’autre sur la terre.
Le bien lui vient en dormant.
Se dit d’une personne qui devient riche sans rien faire.
On prétend que ce proverbe fut inventé par Louis XI qui, ayant trouvé un prêtre endormi dans un confessional, dit aux seigneurs de sa suite: «Afin que cet ecclésiastique puisse un jour se vanter que le bien lui est venu en dormant, je lui donne le premier bénéfice vacant.» Mais ce proverbe était en usage chez les anciens; il se trouve dans les apophthegmes de Plutarque et dans la phrase suivante de la dernière Verrine de Cicéron: Non idem mihi licet quod iis qui nobili genere nati sunt, quibus omnia populi romani beneficia dormientibus deferuntur. Je n’ai pas le même privilége que ces nobles, à qui toutes les faveurs du peuple romain viennent en dormant. C’est une allusion aux pêcheurs dont les nasses restant la nuit dans la rivière, se remplissent de poissons pendant qu’ils dorment.
Élien (liv. II, chap. 10) rapporte que Timothée eut un bonheur si rare dans tous les siéges qu’il entreprit, qu’on imagina de le peindre endormi, ayant à la main un filet où la fortune poussait les villes. On ne sait si c’est la flatterie ou l’envie qui avait suggéré l’idée de ce tableau.
On trouve plutôt le mal que le bien.
On cherche le bien sans le trouver, disait Démocrite; on trouve le mal sans le chercher.
Il faut faire le bien pour lui-même.
C’est une maxime de Confucius, passée en proverbe, pour signifier que le bien ne doit pas être fait en vue de quelque récompense, mais qu’il doit être une œuvre désintéressée et toute du cœur.
BIENFAIT.—Rien ne vieillit plus vite qu’un bienfait.
Rien ne s’oublie plus vite qu’un bienfait. Je ne sais si c’est Isocrate ou Aristote qui a dit le premier le mot suivant, attribué à l’un et à l’autre: «On n’a jamais vu de bienfait parvenir à l’extrême vieillesse.»—Le poëte Stésichore a fait sur le même sujet un beau vers dont voici la traduction:
Le bienfait disparaît avec le bienfaiteur.
Un bienfait n’est jamais perdu.
Un bienfait porte intérêt dans un cœur reconnaissant, et si celui qui l’a reçu l’oublie, Dieu s’en souvient et en tient compte à son auteur. Voici un apologue très original qui semble avoir été fait exprès pour graver ce proverbe dans la mémoire.
Dieu dit un jour à ses saints de se tenir prêts à fêter l’arrivée d’un nouvel élu avec tous les honneurs du cérémonial observé dans la cour céleste à l’égard d’un petit nombre de rois admis à l’éternelle béatitude; et les saints se hâtèrent de courir à l’entrée du Paradis, afin de recevoir de leur mieux un hôte si important et si rare. Ils pensaient que ce devait être un grand monarque qui venait d’expirer; mais, au lieu du personnage qu’ils attendaient, ils ne virent arriver qu’un pied, un pied en chair et en os, détaché du corps dont il avait fait partie. Il était surmonté d’une riche couronne, et il s’avançait fièrement au milieu d’eux en passant entre leurs jambes. Saisis d’étonnement à la vue de ce phénomène, ils s’en demandaient l’un à l’autre l’explication, et personne ne pouvait la donner. En ce moment apparut au-dessus de leurs têtes l’archange Gabriel qui s’envolait à tire-d’aile vers notre globe. Ils l’interrogèrent, et il leur repondit: Le pied couronné que vous voyez est celui d’un roi. Ce roi, allant un jour à la chasse, aperçut un chameau qui était attaché à un arbre et qui s’efforçait d’allonger le cou vers un baquet plein d’eau placé hors de sa portée. Le prince compatit à la peine de l’animal et rapprocha de lui le baquet avec le pied, afin qu’il pût s’y désaltérer. C’est pour cette bonne action, la seule qu’il ait faite dans sa vie, que son pied est venu à Dieu, tandis que le reste de son corps est allé au diable. Le Très-Haut m’envoie publier cette nouvelle sur la terre, pour que les hommes se souviennent qu’un bienfait n’est jamais perdu.
On s’attache par ses bienfaits.
C’est une bonté de la nature, dit Chamfort; il est juste que la récompense de bien faire soit d’aimer.
BIGOT.
Lorsque Rollon reçut de Charles-le-Simple l’investiture de la Normandie dont il fut le premier duc, on lui représenta que, dans cette cérémonie, il devait rendre hommage au roi son suzerain en lui baisant les pieds. Le fier Danois répondit qu’il ne baiserait jamais les pieds de qui que ce fût. Pour ne pas rompre le traité, on consentit qu’un de ses officiers s’acquittât en son nom de ce devoir; mais celui-ci prit le pied de Charles pour le porter à sa bouche, et le leva si haut, que le prince fut jeté à la renverse. D’anciens auteurs rapportent que Rollon, en protestant qu’il ne baiserait pas les pieds du roi, s’écria dans sa langue: Nese by Goth! non par Dieu! et que de là vient le nom de bigot, qu’on appliqua d’abord aux Normands qui juraient souvent de la sorte, et ensuite aux dévots outrés et superstitieux ainsi qu’aux faux dévots.
BILLET.—Billet à La Châtre.
Le marquis de La Châtre était depuis quelques jours l’amant heureux de Ninon de Lenclos, lorsqu’il reçut l’ordre de se rendre à l’armée. Une séparation, en pareil cas, est une chose bien cruelle. La Châtre ne put penser à la sienne qu’avec une extrême terreur, car il pressentait le tort que devait lui faire l’absence auprès d’une belle habituée à regarder l’amour comme une sensation et non comme un sentiment. Pour se rassurer l’esprit, il chercha une garantie contre l’inconstance de sa maîtresse. Il exigea d’elle qu’elle s’engageât par écrit à lui rester fidèle... Ninon eut beau lui représenter l’extravagance d’un pareil acte; obligée de céder pour se soustraire à d’incessantes importunités, elle lui signa un fameux billet où elle fesait de tous les serments celui qu’elle était le moins en état de tenir, le serment de n’en jamais aimer d’autre que lui. Mais elle ne se crut pas liée un seul instant par un engagement si téméraire; et dans le moment même où elle manquait à la foi jurée de la manière la moins équivoque, elle s’écria plusieurs fois: Ah! le bon billet qu’a La Châtre! Saillie plaisante qui est devenue proverbe, pour signifier une assurance peu solide sur laquelle il ne faut pas compter.
BISCORNU.—Raisonnement biscornu.
C’est un mauvais dilemme, et par extension, un raisonnement faux, baroque.—On sait que le dilemme est une espèce de syllogisme composé de deux propositions contraires entre lesquelles il n’y a point de milieu, et dont on laisse le choix à un adversaire, pour tirer contre lui de celle qu’il choisira une conséquence sans réplique. Il faut donc rigoureusement que ce syllogisme ne soit pas susceptible d’être rétorqué par la personne à qui on l’oppose, car en établissant ainsi le pour et le contre il n’aurait aucune valeur. Or, comme dans l’ancienne école on nommait argument cornu, à cause de sa force, un bon dilemme qui ne donnait absolument raison qu’à l’un des deux argumentateurs, on nomma aussi argument ou raisonnement biscornu, c’est-à-dire doublement cornu, un mauvais dilemme qui pouvait tour à tour servir d’arme à l’un et à l’autre. On peut voir un exemple curieux de cette manière d’argumenter également favorable à l’attaque et à la défense dans l’article consacré au proverbe, De mauvais corbeau mauvais œuf.
BISCUIT.—S’embarquer sans biscuit.
Tenter une entreprise sans avoir pris les précautions qu’elle exige. Métaphore empruntée des marins, qui ne s’embarquent jamais qu’après s’être munis de la quantité de biscuit dont ils ont besoin pour la traversée.
BISQUE.—Prendre bien sa bisque.
Certains étymologistes pensent que cette locution signifie se mettre en mesure, et qu’elle fait allusion à la bisque, ou pique de Biscaye, que les régiments d’infanterie employaient pour tenir contre la cavalerie, et que les colonels de ces régiments portaient encore du temps de Charles IX, lorsqu’ils marchaient à leur tête. Mais Prendre bien sa bisque se dit généralement dans le sens de profiter habilement de quelque avantage, et c’est une métaphore prise du jeu de paume, où l’on appelle bisque un avantage de quinze points qu’un joueur reçoit d’un autre, et qu’il compte en tel endroit de la partie qu’il veut.
Donner quinze et bisque à quelqu’un.
C’est avoir sur quelqu’un une si grande supériorité, qu’elle permet de lui faire un double avantage.
BISSESTRE.—Porter bissestre.
Bissestre ou bissêtre se dit pour malheur, comme dans ces vers de Molière (l’Étourdi, acte V, sc. 7):
Il va nous faire encor quelque nouveau bissêtre.
C’est une altération de bissexte, qui s’est employé dans le même sens, parce que le bissexte, ou le jour qu’on ajoute au mois de février dans les années bissextiles, était autrefois réputé malheureux, par une superstition que nos aïeux avaient reçue des Romains. Voici l’origine de ce mot.
Lorsque le calendrier fut réformé à Rome, quarante-six ans avant l’ère chrétienne, par les soins de Jules César, alors souverain pontife, on calcula que l’année était composée de trois cent soixante-cinq jours, plus six heures, et l’on décida que ces heures annuellement répétées ne seraient employées qu’après qu’elles auraient formé un jour entier. Or, le quantième assigné à ce jour, qui devait revenir tous les quatre ans, fut le 24 février, que l’on compta double en ce cas; et comme le 24 février était appelé, chez les Romains, sextus ante calendas martii, le sixième avant les calendes de mars, il joignit à cette dénomination celle de bis-sextus, deux fois sixième ou bissexte.
BLANC.—Il n’est pas blanc.
C’est-à-dire, il est dans une situation fâcheuse, embarrassante, dangereuse.
Les Latins disaient, d’après les Grecs: Quem fortuna nigrum pinxerit hunc non universum ævum candidum reddere poterit. Celui que la fortune a peint en noir ne sera jamais blanc. Ce proverbe, qui, suivant Erasme, est une allusion à la coutume de marquer les suffrages par des pierres noires et par des pierres blanches, a probablement donné lieu à notre dicton.
Les Turcs se servent d’une expression analogue. Ils disent, dans un sens de louange: Avoir un visage blanc, et dans un sens de reproche: Avoir un visage noir. Le dervis qui consacra la nouvelle milice des janissaires (yenni cheri ou nouveaux soldats), leur donna sa bénédiction en ces termes: «Puisse votre valeur être toujours brillante, votre épée tranchante et votre bras victorieux! puisse votre lance être toujours suspendue sur la tête de vos ennemis, et, quelque part que vous alliez, puissiez-vous en revenir avec un visage blanc!»
BLANQUE.—Hasard à la blanque.
La blanque était une espèce de jeu de hasard en forme de loterie qui avait été importé d’Italie, où on l’appelait bianca (blanche), sous-entendant carta, parce que les billets blancs, qui ne fesaient gagner personne, sortaient de l’urne en nombre beaucoup plus considérable que les billets noirs ou écrits qui apportaient quelque lot. De là l’expression, Hasard à la blanque, pour signifier à tout hasard, qu’il en arrive ce qu’il pourra. De là aussi, cette autre expression, Trouver blanque, c’est-à-dire, ne trouver rien, être déçu dans son attente.
Est-il un financier noble depuis un mois
Qui n’ait son dîner sûr chez madame Guerbois?
Et que de vieux barons pour le leur trouvent blanque!
(Boursault, les Mots à la mode, sc. 8.)
Blanque a été employé encore populairement, dans une acception adverbiale qui équivaut à inutilement, sans effet, sans succès. Il fera cela blanque. Si vous y comptez...blanque. Et c’est probablement cette espèce d’adverbe qui se trouve altéré dans la locution Faire chou blanc, dont le peuple se sert en parlant, au propre, d’une arme à feu qui rate, et, au figuré, d’une entreprise qui avorte. Le mot chou est une onomatopée du bruit de la détente ou de l’amorce, et le mot blanc, pour blanque, exprime que ce bruit est en pure perte.
BLOIS.—Toutes les femmes de Blois sont rousses et acariâtres.
Un voyageur anglais, passant à Blois, écrivit sur son album que toutes les femmes de cette ville étaient rousses et acariâtres; et sur quoi avait-il ainsi condamné tout le sexe blaisois? il n’avait vu que la maîtresse de son auberge. De là ce dicton dont on se sert en plaisantant pour réfuter une personne qui veut conclure du particulier au général, et imputer à tous des défauts ou des vices qui n’appartiennent qu’à un individu ou à très peu d’individus.
Il y a des gens qui révoquent en doute cette anecdote, et qui veulent trouver quelque rapport entre ce dicton et le vieux sobriquet de Chèvres de Blois, appliqué aux dames de cette ville. (Voy. ce sobriquet.)
BŒUF.—Promener comme le bœuf gras.
Cette comparaison s’applique à une demoiselle que ses parents conduisent affublée de toutes les parures de la mode aux promenades, aux spectacles et aux bals, dans l’espoir qu’elle y trouvera des épouseurs.
La promenade du bœuf gras, semblable à la procession du bœuf Apis en Égypte, reproduit une cérémonie du culte astronomique qui était en usage chez les Gaulois, comme le prouvent les célèbres bas-reliefs trouvés en 1711 au-dessous du chœur de Notre-Dame de Paris, dans lesquels le taureau Kymrique, est figuré revêtu d’un ornement en forme d’étole qui représente le zodiaque, et surmonté de trois grues qui sont le symbole de la lune.
BOHÈME.—Vivre comme un Bohème.
Se dit d’un homme qui est toujours errant, qui n’a ni feu ni lieu. On dit aussi: C’est une maison de Bohème, en parlant d’une maison où il n’y a ni ordre ni règle.
Ces façons de parler font allusion à ces aventuriers basanés qui courent les pays en exerçant la chiromancie, et qui ressemblent trait pour trait aux ambubaies d’Horace. Le nom de Bohèmes ou de Bohémiens leur a été donné parce que les premiers qui parurent en Europe étaient porteurs de passeports que Sigismond, roi de Bohème, leur fit délivrer, en 1417, pour débarrasser d’eux son royaume. Ils étaient, dit-on, originaires de l’Égypte, d’où les Mameluks les avaient chassés, et c’est à cause de cela qu’ils ont été également appelés Égyptiens.
Le nom de Bohèmes peut être dérivé aussi du vieux mot français boem, auquel certains glossateurs attribuent la signification de voleur; et certains autres celle d’ensorceleur.—Les Bohèmes ou Gougots ont toujours été accusés de vol et de sortilége.
BOIRE.—Boire à la santé de quelqu’un.
Cette expression, en usage dans toute l’Europe, n’a pas besoin d’être expliquée. La coutume d’où elle est venue, ou la philotésie, remonte à la plus haute antiquité. Les Égyptiens, les Assyriens, les Hébreux et les Perses se plaisaient à l’observer. Chez les Grecs et chez les Romains, c’était une cérémonie consacrée par la religion, par l’amitié, par la reconnaissance, par l’estime, par l’admiration, etc., en l’honneur des dieux, des personnes chéries, des magistrats, des hommes célèbres et des événements glorieux; à Rome, elle commençait ordinairement par l’invocation de Jupiter Sospitator, et de la déesse Hygie, pour laquelle on vidait des coupes appelées Pocula salutoria ou Pocula bonæ salutis. Les grâces et les muses étaient aussi honorées d’un culte particulier: on saluait les premières par trois rasades, et les dernières par neuf, ce qui donna lieu au proverbe, Aut ter aut novies bibendum, il faut boire trois fois ou neuf fois, que le poëte Ausonne a développé dans ce distique:
Ter bibe vel toties ternos; sic mystica lex est, Vel tria potanti vel ter tria multiplicanti.
Ensuite venait le tour des convives. Celui qui voulait en saluer un autre lui disait avant de boire: Propino tibi salutem! ou Benè te! ou Dii tibi adsint! Il ajoutait quelquefois: Benè me! et cette formule était la plus raisonnable.
Le vin ne tourne à ma santé
Qu’autant que je le bois moi-même. (Parny.)
Propino tibi est une expression qui signifie proprement, je bois à toi le premier: on entendait par là que la personne à l’intention de laquelle on vidait sa coupe usât de réciprocité, et, dans certains cas, on lui transmettait cette coupe, après en avoir goûté la liqueur, afin qu’elle l’achevât.
Quand on portait la santé d’une maîtresse, la galanterie exigeait qu’on bût autant de cyathes qu’il y avait de lettres à son nom, témoin ce vers de Martial:
Omnis ab infuso numeretur amica Falerno.
Que le nom de chaque amie soit épelé en rasades de Falerne.
Les cyathes étaient versés dans un vase de grandeur à les contenir pour être avalés d’un seul coup.
Les anciens Danois employaient dans leurs festins solennels diverses coupes dont chacune était affectée à un usage spécial et était nommée conformément à cet usage. Ils avaient la coupe des dieux, qu’ils prenaient pour demander des grâces au Ciel ou pour souhaiter un règne heureux à un prince; la coupe consacrée à Brag, dieu de l’éloquence et de la poésie, ou le Bragarbott, qu’ils réservaient toujours pour la bonne bouche, et la coupe de mémoire, dont ils ne se servaient qu’aux funérailles des rois. L’héritier de la couronne restait assis sur un banc, en face du trône, jusqu’à ce qu’on lui eût présenté cette coupe de mémoire, et, après l’avoir bue, il montait sur le trône. C’était une espèce de sacre par la boisson.
Les premiers chrétiens, dans leurs agapes, exprimaient, en buvant, des vœux pour la santé du corps et pour le bonheur de la vie future; ce qui dégénéra en grands abus plusieurs siècles après. On but alors en l’honneur de la Sainte-Trinité et de tous les bienheureux du paradis (voyez Boire aux anges, page 60); et cette coutume devint une telle source d’ivrognerie, que divers conciles la condamnèrent, et que Charlemagne la prohiba par un article de ses Capitulaires.
Cet empereur défendit en outre à ses soldats de boire à la santé les uns des autres, parce qu’il en résultait des querelles et des combats entre les buveurs et ceux qui ne voulaient pas leur faire raison.
Dans le temps des Vaudois, les inquisiteurs éprouvaient la foi d’un chrétien suspect en lui ordonnant de boire à saint Martin, parce que saint Martin était le patron des buveurs, et peut-être aussi parce qu’il s’était montré le protecteur de certains hérétiques de son époque, en leur ménageant la clémence de l’empereur Maxime qui voulait les sacrifier au zèle sanguinaire de quelques évêques.
Des historiens dignes de foi rapportent que les Écossais n’élisaient jamais un évêque avant de s’assurer qu’il était bon buveur, ce qu’ils fesaient en lui présentant le verre de saint Magnus, qu’il devait vider d’un trait. L’accomplissement de cette condition, assez difficile à remplir vu la grande capacité du verre, était regardé comme un présage certain que l’épiscopat serait heureux.
Les moines, au moyen âge, fêtaient les anniversaires des personnes qui leur avaient laissé quelque legs, en mettant à sec de grandes bouteilles, appelées pocula charitatis, dans une assemblée gastronomique appelée charitas vini ou consolatio vini. On assure qu’ils portaient la santé du testateur décédé, en s’écriant: Vive le mort! Les Flamands instituèrent un grand nombre de ces charités qui servirent à enrichir les monastères. C’était une croyance superstitieuse que les morts étaient réjouis par ces pieuses orgies: Plenius inde recreantur mortui, dit une charte de l’abbaye de Kedlinbourg en Allemagne. Voilà sans doute la raison qui engagea un chanoine d’Auxerre nommé Bouteille à fonder, en 1270, un obit en vertu duquel on devait étendre un drap mortuaire sur le pavé du chœur de l’église, avec quatre grandes bouteilles de vin placées aux quatre coins de ce drap, et une cinquième au beau milieu, pour le profit des chantres qui assisteraient au service.
Quelques partisans de ces cérémonies d’ivrognes cherchèrent dans le temps à les autoriser par des passages tirés de l’Écriture sainte; mais il faut reconnaître que la discipline ecclésiastique ne cessa point de s’opposer à de pareils abus.
Puisque le vin est tiré, il faut le boire.
C’est-à-dire, puisque l’affaire est engagée, il faut la poursuivre, il faut en courir les risques. Proverbe originairement employé comme une formule de défi entre des convives qui se piquaient de boire d’autant, ou à qui mieux mieux, et qui entendaient par là que ceux qu’ils provoquaient leur fissent raison eux-mêmes, au lieu de se faire suppléer par des champions bachiques buvant en sous-ordre; car il était quelquefois permis dans les anciennes orgies, comme dans les anciens duels, de recourir à des combattants substitués.
Cette guerre d’ivrognes, à laquelle se plaisaient beaucoup nos bons aïeux, a été décrite avec des particularités curieuses par quelques érudits de la fin du moyen âge qui en font remonter l’origine aux temps les plus reculés. Suivant eux, il n’y a pas eu de grand peuple qui n’ait fait éclater pour elle un vif et durable enthousiasme, depuis l’époque où le patriarche Noé trouva l’heureux secret de multiplier les raisins et d’en exprimer le jus. Les Hébreux, les Babyloniens, les Grecs et les Romains la regardèrent toujours comme une affaire importante et glorieuse. Mais il faut croire qu’elle fut en plus grand honneur chez les Perses, si l’on en juge par le trait de Cyrus-le-Jeune, qui prétendait fonder sur les succès qu’il y avait obtenus des titres suffisants pour être nommé roi à la place de son frère Artaxerxès-Mnémon, qu’il taxait d’être mauvais buveur. Il se croyait plus recommandable par ce singulier avantage que par tout autre, à l’exemple de Darius Ier qui, en mourant, avait ordonné de graver sur son tombeau: J’ai pu boire beaucoup de vin et le bien porter. Tant il est vrai que la vanité humaine s’attache moins à une vertu commune qu’à un vice extraordinaire!
Cyrus-le-Jeune eût obtenu ce qu’il désirait chez les Scythes, qui, au rapport d’Aristote, élisaient pour roi celui qui buvait le mieux.
Plus d’un roi électif, en Pologne, a dû en partie sa nomination au courage qu’il a montré, le verre à la main, en faisant raison aux palatins qui ont toujours passé pour d’intrépides buveurs: témoin le dicton, Boire comme un Polonais.
Boire tanquam sponsus.—Boire comme un fiancé.
Cette expression proverbiale, qui signifie boire largement, se trouve dans le cinquième chapitre de Gargantua. Fleury de Bellingen la fait venir des noces de Cana, où la provision de vin fut épuisée; sur quoi l’abbé Tuet fait la remarque suivante: «Le texte sacré dit bien qu’à ces noces le vin manqua, mais non pas que l’on y but beaucoup, encore moins que l’époux donna l’exemple de l’intempérance. J’aimerais mieux tirer le proverbe des amants de Pénélope, qui passaient le temps à boire, à danser, etc. Horace appelle sponsos Penelopes les personnes livrées à la débauche.»
Aucune de ces explications ne me paraît admissible; en voici une nouvelle que je propose. Autrefois, en France, on était dans l’usage de boire le vin des fiançailles. Le fiancé, dans cette circonstance, devait souvent vider son verre pour faire raison aux convives qui lui portaient des santés; et de là vint qu’on dit, Boire tanquam sponsus et Boire comme un fiancé.
D. Martenne cite un Missel de Paris, du quinzième siècle, où il est dit: «Quand les époux, au sortir de la messe, arrivent à la porte de leur maison, ils y trouvent le pain et le vin. Le prêtre bénit le pain et le présente à l’époux et à l’épouse pour qu’ils y mordent; le prêtre bénit aussi le vin et leur en donne à boire; ensuite il les introduit lui-même dans la maison conjugale.»
Aujourd’hui encore, dans la Brie, on offre aux époux qui reviennent de l’église une soupière de vin chaud et sucré.
En Angleterre, on fesait boire autrefois aux nouveaux mariés du vin sucré dans des coupes qu’on gardait à la sacristie parmi les vases sacrés, et on leur donnait à manger des oublies ou des gaufres qu’ils trempaient dans leur vin. De vieux Missels attestent cette coutume, qui fut observée aux noces de la reine Marie et de Philippe II.
Selden (uxor hebraica) a signalé parmi les rites de l’église grecque une semblable coutume, qu’il regarde comme un reste de la confarréation des anciens.
Stiernhook (De jure suevorum et gothorum, p. 163, édition de 1572) rapporte une scène charmante qui avait lieu aux fiançailles chez les Suèves et les Goths. «Le fiancé entrant dans la maison où devait se faire la cérémonie, prenait la coupe dite maritale, et après avoir écouté quelques paroles du paranymphe sur son changement de vie, il vidait cette coupe en signe de constance, de force et de protection, à la santé de sa fiancée, à qui il promettait ensuite la morgennétique (morgenneticam), c’est-à-dire une dot pour prix de la virginité. La fiancée témoignait sa reconnaissance, puis elle se retirait pour quelques instants, et ayant déposé son voile, elle reparaissait sous le costume de l’épouse, effleurait de ses lèvres la coupe qui lui était présentée et jurait amour, fidélité, diligence et soumission.»
Les idylles de Théocrite et les églogues de Virgile n’offrent pas de tableau plus gracieux.
Boire comme un chantre.
Le chant augmente la soif, de là vient la réputation qu’ont les chanteurs d’être des buveurs infatigables.
Les gens de ce métier ont toujours la pépie,
a dit Poisson, et le vers de ce fameux Crispin n’a rien d’exagéré.
C’est une opinion populaire, consignée par Laurent Joubert dans son Ramas de propos vulgaires, que, quand on a bu on chante mieux. Elle a été accréditée, sans doute, par les chantres eux-mêmes, afin qu’on eût de l’indulgence pour leur péché favori.
Boire comme un sauneur.
C’est-à-dire beaucoup, parce que les sauneurs ou marchands de sel sont toujours très altérés.—Rabelais a dit: «Panocrates, remontrant que c’était mauvaise diète ainsi boire après dormir; c’est, répondit Gargantua, la vraie vie des Pères; car de ma nature, je dors salé.»—Les viandes salées sont appelées aiguillons de vin, parce qu’elles excitent à boire.
On dit aussi: Boire comme un sonneur, parce que celui qui sonne les cloches, en éprouve beaucoup de fatigue, et que la fatigue augmente la soif.
C’est la mer à boire.
Se dit d’une chose qui présente des difficultés extrêmes, des obstacles insurmontables.
Les monarques de l’antiquité se plaisaient, comme les bergers de Virgile, à se proposer des énigmes ou des questions difficiles, à la condition que le moins habile à les expliquer se soumettrait à payer une amende considérable. L’histoire des Hébreux nous apprend que Salomon et Hiran, roi de Tyr, mettaient leur honneur à l’emporter l’un sur l’autre en subtilité dans ces sortes de jeux d’esprit. Amasis, roi d’Egypte, avait une semblable ambition. Son rival était un roi d’Éthiopie, qui lui porta un jour le défi de boire la mer, et de ce défi, si l’on en croit Plutarque, devait dépendre la possession d’un vaste territoire. Amasis, fort embarrassé, envoya consulter en Grèce le philosophe Bias qui lui répondit: «Écrivez au prince éthiopien que vous êtes prêt à boire la mer telle qu’elle est maintenant, et que vous attendez pour commencer qu’il ait détourné tous les fleuves qui s’y rendent.»
L’auteur de la vie d’Ésope rapporte que ce fabuliste, esclave de Xantus, usa du même expédient afin de tirer d’embarras son maître qui s’était soumis à la même épreuve.
Qui fait la faute la boit.
Les anciens et nos aïeux, à leur imitation, avaient coutume, dans les jours de gala, de choisir un des convives pour faire observer les lois de la table. Celui à qui ce soin était confié se nommait symposiarque en Grèce, modimperator à Rome, et roi du festin en France. Il réglait le nombre des santés, ainsi que la manière de les porter, et il condamnait quiconque n’observait pas l’étiquette à boire quelque coup de plus, soit de vin pur, soit de vin trempé. Si le condamné ne voulait pas le faire, il était obligé de sortir de table, et il recevait sur la tête la liqueur qu’il avait refusée. C’est sans doute de cette punition qu’est venu le proverbe, Qui fait la faute, ou Qui fait la folie, la boit.
On dit dans le même sens: Il faut boire ce que l’on a brassé. C’est une métaphore prise de l’art du brasseur.
Après grâces Dieu but.
Regnier s’est servi de ce proverbe dans sa deuxième satire:
Après grâces Dieu but, ils demandent à boire.
Et voici comment son excellent commentateur, M. Viollet Le Duc, l’a expliqué: «Un auteur grave (Béotius Epo, Comment. sur le chap. des Décrétales, Ne clerici vel monachi, etc., cap. 1, n. 13) dit que les Allemands, fort adonnés à la débauche, ne se mettaient point en peine de dire grâces après leur repas. Pour réprimer cet abus, le pape Honorius III donna des indulgences aux Allemands qui boiraient un coup après avoir dit grâces. L’origine de cette façon de parler ne vient-elle pas plutôt de cet endroit de l’Évangile: Et accepto calice, gratias agens dedit eis et biberunt ex illo omnes?»
Buvez, ou allez vous-en.
Ce proverbe, dont le sens moral est qu’il faut s’accommoder à l’humeur des personnes avec qui l’on vit ou s’en séparer, est venu d’une loi des Grecs sur les festins publics. Cette loi ordonnait à tout convive qui ne voulait pas boire comme il le devait de quitter la table, après que l’un des trois officiers préposés à la surveillance des banquets lui avait adressé une sommation en ces termes: ἤ πίθι, ἤ ἄπιθι, ou bois, ou va-t’en.
BOIS.—Avoir l’œil au bois.
C’est être sur ses gardes, agir avec précaution; parce que les voyageurs en passant près d’un bois y regardent toujours, afin de ne pas se laisser surprendre par les voleurs qui peuvent en sortir.
Il est du bois dont on les fait.
Il a les qualités requises pour obtenir telle ou telle dignité.
L’abbé Tuet croit que cette expression est venue d’un proverbe grec qu’Apulée attribue à Pythagore, et qu’il rapporte traduit ainsi en latin dans sa première apologie: Non e quovis ligno fiat Mercurius.
De tout bois, comme on dit, Mercure, on me façonne.
(Regnier.)
Un tronc de figuier suffisait pour faire la statue d’un dieu aussi grossier que Priape; mais il fallait un bois plus précieux pour celle de Mercure, le dieu des beaux-arts.
Porter bien son bois.
Se tenir bien droit en marchant, avoir un maintien, un port distingué. Cette locution figurée s’employa primitivement au propre, en parlant d’un homme d’armes qui portait avec grâce sa pique ou sa lance qu’on nommait bois. Montaigne a dit (liv. I, chap. 33): Rompre un bois, pour rompre une lance.
BOISSEAU.—Il ne faut pas cacher la lumière sous le boisseau.
Il ne faut pas laisser inutiles les talents dont on est doué. Proverbe pris des paroles de l’Évangile selon saint Marc (ch. 4, v. 21), Numquid venit lucerna ut sub modio ponatur vel sub lecto.
On disait à un homme modeste: Il y a des fentes au boisseau sous lequel se cachent les vertus.
BOISSON.—Il est de l’ordre de la boisson.
C’est un franc buveur.
Il y avait, au commencement du XVIIIe siècle, un Ordre de la boisson ou de l’étroite observance, dont le fondateur et grand-maître était M. de Posquière, né dans la petite ville d’Aramon, sur la rive droite du Rhône, homme célèbre parmi les coteaux et les gourmets de son temps. Le quartier-général de cet ordre était à Villeneuve-lez-Avignon, dans une maison de campagne appelée Ripaille. Tous ceux qui y étaient admis prenaient des noms et des devises analogues à leur caractère ou à leur goût particulier en fait de mets et de coulis, comme frère Jean des vignes, frère Splendide, frère Roger-bon-temps, frère Magnifique, frère Templier, frère de Flaconville, frère Boit-sans-eau, frère Boit-sans-cesse, etc. Tous les diplômes commençaient par cette formule:
Frère François Réjouissant,
Grand-maître d’un ordre bachique,
Ordre fameux et florissant,
Fondé pour la santé publique,
A ceux qui ce présent statut
Verront et entendront, salut, etc.
Ils étaient imprimés par frère Museau cramoisi au papier raisin, et expédiés par frère l’Altéré secrétaire. On y remarquait un écusson entouré de pampres, et un cachet en cire rouge figurant deux mains, dont l’une versait du vin d’une bouteille et l’autre le recevait dans un verre, avec ces mots: Donec totum impleat.
Chaque candidat était tenu de donner aux chevaliers qui assistaient à sa réception un festin où l’on se servait de la coupe de cérémonie, qui était d’un diamètre prodigieux, et le compte-rendu de la fête était consigné dans une gazette très spirituelle envoyée dans toute l’étendue de l’ordre, qu’on divisait en dix cercles, savoir: Champagne, Bourgogne, Languedoc, Provence, Guyenne, Nèkre, Rhin, Espagne, Italie, Archipel.
Cette réunion d’aimables épicuriens cessa d’exister peu de temps après la mort du grand-maître, qui finit tranquillement ses jours, en 1735, au milieu de ses amis, auxquels il recommanda d’inscrire ces vers sur son tombeau:
Ci gît le seigneur de Posquière,
Qui, philosophe à sa manière,
Donnait à l’oubli le passé,
Le présent à l’indifférence,
Et, pour vivre débarrassé,
L’avenir à la Providence.
BOITEUX.—Il faut attendre le boiteux.
Il faut attendre la confirmation d’une nouvelle avant d’y croire.
Cette façon de parler, dit Voltaire, signifie le Temps, que les anciens figuraient sous l’emblème du vieillard boiteux qui avait des ailes, pour faire voir que le mal arrive trop vite et le bien trop lentement.
Il ne faut pas clocher devant les boiteux.
Ce proverbe, que nous avons emprunté des Grecs, ne signifie pas, dit l’abbé Morellet, qu’il ne faut pas contrefaire les gens qui ont un défaut corporel, mais bien qu’il ne faut pas faire une friponnerie devant un fripon, parce qu’il s’en aperçoit plus facilement qu’un autre. Un boiteux s’efforce communément de dissimuler son infirmité, et ses confrères sont ceux qu’il peut tromper le plus difficilement. C’est ce qu’on peut dire aussi des bossus. L’abbé Hubert, bossu de beaucoup d’esprit, disait à un bossu qui se cachait de l’être: Monsieur avoue-t-il?
BONHOMME.—Petit bonhomme vit encore.
Il existait autrefois une superstition qui avait lieu à la naissance des enfants, et qui consistait à allumer plusieurs lampes auxquelles on imposait des noms divers d’anges ou de saints, afin de transporter ensuite au nouveau-né comme gage de longue vie le nom de celle qui avait été le plus longtemps à s’éteindre. Cette superstition, dont saint Chrysostôme (tome X de ses œuvres, p. 107) avait déjà signalé la présence au quatrième siècle, durait encore au quatorzième, où elle était pratiquée aussi pour guérir les malades à l’agonie, ainsi que nous l’apprend saint Bernard de Sienne[20]. Après s’être maintenue pendant mille ans, elle ne pouvait pas disparaître sans laisser quelque trace. Il nous en est resté l’expression métaphorique Petit bonhomme vit encore, devenue la formule d’un jeu qu’on croit dérivé de l’usage antique observé, à la fête des lampadromies, par les jeunes Athéniens qui couraient dans la lice en se donnant de main en main un flambeau, emblème de la propagation de la vie.