Читать книгу La terre et la lune: forme extérieure et structure interne - P. Puiseux - Страница 6
LA NOTION DE LA FIGURE DE LA TERRE,
DE THALÈS A NEWTON.
ОглавлениеLa Physique céleste a pris naissance le jour où l'on a vu dans les astres autre chose que des points lumineux offerts en spectacle à nos regards, où ils sont apparus comme méritant une étude spéciale au point de vue de leur structure et de leur histoire. Cette étude ne pouvait être que rudimentaire et conjecturale avec les moyens d'observation dont les anciens disposaient. Une exception est à faire cependant. On a vu naître de bonne heure cette notion que la Terre est un astre, libre de se mouvoir dans l'espace, comme la Lune et le Soleil, que ses dimensions ne sont pas inaccessibles à toute mesure, qu'elles se réduiraient peut-être à bien peu de chose si nous pouvions quitter cette surface où nous sommes attachés et nous transporter à travers les espaces stellaires.
Une fois cette idée mise en avant, il est clair qu'un champ très vaste est ouvert aux observateurs. C'est au moyen d'études de détail accumulées, synthétisées, que nous pouvons acquérir sur le globe terrestre des idées d'ensemble, nous représenter sa forme exacte, formuler des données positives sur sa structure et son histoire. Toute conclusion applicable à la Terre dans sa totalité constitue un progrès pour l'Astronomie, car elle peut s'étendre dans une certaine mesure aux corps célestes et devenir ainsi une source de vérifications et d'expériences. Ainsi la Terre nous aide à comprendre le monde. Réciproquement les astres peuvent nous aider et nous aident en effet à mieux connaître la Terre, car ils nous offrent du premier coup ces aperçus généraux et intuitifs que nous n'obtenons sur notre globe qu'au prix d'un labeur prolongé. Il est clair que les apparences lointaines, considérées seules, sont plus sujettes à l'illusion; c'est donc l'étude de la Terre qui doit logiquement précéder.
Il ne semble pas qu'elle ait été abordée dans un esprit vraiment impartial et scientifique chez aucun des peuples de l'Orient. L'observation du Ciel a eu des adeptes en Chine, dans l'Inde, en Assyrie, en Égypte, à des époques très reculées. Dans tous ces pays, le calendrier, la prédiction des éclipses, les horoscopes avaient une destination utilitaire.
C'est seulement chez les auteurs grecs que nous voyons les objets célestes envisagés en eux-mêmes, et non plus seulement dans leurs relations réelles ou supposées avec l'homme.
Une remarque analogue, faite par Vivien de Saint-Martin au début de son Histoire de la Géographie, l'amène à conclure à l'existence d'aptitudes originelles propres à la race blanche. D'ailleurs ce que nous savons de l'état social des peuples anciens montre que les cités helléniques ont réalisé, pour la première fois peut-être, les conditions favorables à la culture désintéressée des sciences.
Les Grecs ont été un peuple navigateur. Ils ont de bonne heure colonisé en Asie et en Sicile; ils ont senti l'utilité de demander des points de repère au ciel pour s'orienter dans les traversées maritimes.
La disparition progressive des montagnes lointaines, commençant par la base, finissant par le sommet, ne leur a pas échappé. L'apparition de nouvelles étoiles, corrélative d'un déplacement de quelques degrés vers le Sud, a frappé leur attention. De plus la richesse acquise par le commerce créait une classe d'hommes affranchis de la nécessité du labeur quotidien, assurés du lendemain, libres de s'adonner aux études abstraites.
On s'explique ainsi qu'il se soit rencontré, 600 ans environ avant l'ère chrétienne, un terrain propice à l'éclosion des idées de Thalès de Milet. Les ouvrages de ce philosophe sont perdus et nous ne les connaissons que par les extraits de Diogène de Laërce. Habitant l'Ionie, il avait beaucoup voyagé; il était allé s'instruire auprès des prêtres égyptiens, alors en grande réputation de savoir et contemplateurs assidus des astres. Le premier, il paraît avoir enseigné avec succès l'isolement et la sphéricité de la Terre. Il a reconnu la vraie cause des éclipses dans l'interposition de la Lune entre la Terre et le Soleil ou de la Terre entre le Soleil et la Lune. On nous dit même qu'il avait déterminé la distance au pôle des principales étoiles de la Petite Ourse, ce qui suppose la notion de l'axe du monde et la construction d'un appareil propre à mesurer les angles. Le rapprochement de mesures semblables, faites en des localités diverses, devait, un jour ou l'autre, conduire à une valeur approchée des dimensions du globe terrestre.
Socrate, deux siècles après, jugeait encore l'entreprise bien audacieuse: «Je suis convaincu, disait-il, que la Terre est immense et que nous, qui habitons depuis le Phase jusqu'aux Colonnes d'Hercule, nous n'en occupons qu'une très petite partie, comme les fourmis autour d'un puits ou les grenouilles autour de la mer.»
Les disciples de Socrate furent moins timides. Platon professa expressément la doctrine des antipodes, dont Diogène de Laërce le considère comme l'inventeur; c'est-à-dire qu'il admet que la Terre possède une région diamétralement opposée à la nôtre, où la direction de la verticale est renversée.
Aristote est encore plus explicite. Il se range à l'opinion de Thalès, qui regarde la Terre comme un globe immobile au centre du monde. Il développe, en faveur de la sphéricité, l'argument de la silhouette projetée sur le disque de la Lune pendant les éclipses. Il note l'abaissement très sensible de l'étoile polaire sur l'horizon quand on marche du Nord au Sud. Cela prouve non seulement que la Terre est ronde, mais qu'elle n'est pas d'une grandeur démesurée. La surface terrestre n'a pas, à proprement parler, de limites. Rien n'empêche que ce soit la même mer qui baigne les Indes d'une part, les Colonnes d'Hercule de l'autre. Notons au passage cette déclaration, qui a dû être l'origine des audacieux projets de Colomb, et qui lui a permis, en tout cas, de mettre son entreprise sous le patronage révéré du philosophe stagyrite.
Des mathématiciens, auxquels Aristote fait allusion sans les nommer, attribuent à la Terre 400000 stades de tour. C'est presque deux fois trop s'il s'agit du stade olympique. Aristote paraît, au contraire, trouver cette évaluation bien faible. A ce compte, fait-il observer, on ne pourrait même pas dire que la Terre soit grande par rapport aux astres. Mais Aristote n'admet pas que la Terre soit un astre. Il écarte comme peu sérieuse l'opinion des pythagoriciens d'Italie, qui mettaient la Terre au nombre des astres et la faisaient mouvoir autour de son centre, de manière à produire l'alternance des jours et des nuits.
Il n'y avait qu'une manière de trancher la question: c'était de procéder à une mesure effective. Ce fut le principal titre de gloire d'Ératosthène, astronome et chef d'école en grande réputation à Alexandrie 200 ans avant notre ère. Il avait observé que, le jour du solstice d'été, le Soleil arrive au zénith à Syène, dans la Haute-Egypte, et que son image apparaît au fond d'un puits. Il mesure le même jour la hauteur méridienne du Soleil à Alexandrie, qu'il considère comme située sur le méridien de Syène. Le complément de cette hauteur est la différence des latitudes. Connaissant la distance et admettant la sphéricité de la Terre, il en déduit la circonférence du globe par une simple proportion.
Cette opération fut très admirée des anciens, au témoignage de Pline, et le résultat était, en effet, satisfaisant pour l'époque. Le chiffre donné, 250000 stades, aurait dû être remplacé par 246000 d'après l'évaluation la plus probable du stade employé. Maintenant comment Ératosthène savait-il qu'Alexandrie et Syène sont sur le même méridien? Comment avait-il déterminé en stades la distance des deux stations? Il est probable qu'il avait fait usage de plans cadastraux dressés depuis longtemps pour les besoins de l'administration et de l'agriculture et orientés par des observations gnomoniques. L'intérêt que les Égyptiens attachaient à une orientation exacte est d'ailleurs attesté par la construction des pyramides.
La nécessité de combiner les observations de longitude avec les mesures de latitude a été bien mise en lumière par Hipparque, le plus grand astronome de l'antiquité, qui professait à Rhodes de 165 à 125 avant notre ère. Il est l'auteur de la division du cercle en 360°, de la définition des parallèles et des méridiens, d'un système de projection plane encore employé. Le premier, il montra nettement qu'il faut s'adresser au Ciel pour connaître la forme de la Terre. Il indique le parti à tirer des éclipses pour la mesure des longitudes, et cette méthode est demeurée, en effet, la seule capable de fournir des résultats un peu exacts jusqu'à l'invention des lunettes. Il établit que la valeur d'une carte est subordonnée à la détermination astronomique des deux coordonnées (longitude et latitude) des principaux points. Et, pour faciliter ces déterminations, il calcule des Tables d'éclipses et de hauteurs du Soleil.
Hipparque ne trouva malheureusement pas de successeurs capables de réaliser le programme si judicieux qu'il avait tracé. Les conditions d'exactitude d'une mesure astronomique furent complètement méconnues par Posidonius, disciple d'Hipparque, qui entreprit de recommencer la détermination d'Ératosthène. Les stations choisies furent Alexandrie et Rhodes. La différence de latitude résultait de cette remarque que l'étoile Canopus ne fait que paraître sur l'horizon de Rhodes, au lieu qu'elle s'élève de 7°, 5 sur l'horizon d'Alexandrie. C'était un tort déjà d'utiliser des observations faites à l'horizon plutôt qu'au zénith. C'en était un autre de choisir deux stations séparées par la mer et dont la distance linéaire ne pouvait être que grossièrement évaluée. Enfin Rhodes est encore moins exactement que Syène sur le méridien d'Alexandrie et l'on ne dit pas comment il a été tenu compte de la différence de longitude. Malgré cela la détermination de Posidonius, telle qu'elle nous est rapportée par Cléomède dans son Abrégé de la sphère, donne encore un résultat meilleur que l'on n'aurait été fondé à l'espérer: 240000 stades.
Le géographe Strabon (20 ans après J.-C.) entreprit de corriger le calcul de Cléomède en se fondant sur une autre évaluation, d'ailleurs conjecturale, de la distance d'Alexandrie à Rhodes. Cette fois le résultat fut beaucoup plus inexact, 180000 stades seulement. C'est un exemple d'une de ces corrections malheureuses, dont l'histoire des sciences offre plus d'un exemple. Mais il en est peu qui aient trouvé un si long crédit. Bien des siècles devaient se passer avant qu'elle ne fût rectifiée. Dès cette époque, du reste, bien avant les invasions des barbares ou la révolution religieuse qui a transformé le vieux monde, il est aisé de voir que la science grecque est en décadence. Les préjugés vulgaires reprennent de l'empire, même sur les hommes instruits. Posidonius trouve nécessaire de se transporter au bord de l'océan Atlantique (qu'il appelle mer extérieure), pour s'assurer si l'on n'entend pas le sifflement du Soleil plongeant dans la mer. Strabon admet bien la sphéricité de la Terre, mais il croit que la zone torride est inhabitable à cause de la chaleur excessive qui y règne. De l'autre côté se trouve une autre zone habitée, mais toute communication avec ces peuples lointains nous est interdite. Pline laisse voir une préférence pour la doctrine des antipodes et l'isolement de la Terre, mais il est préoccupé plus que de raison des objections populaires. Si la Terre est isolée dans l'espace, se demande-t-il, pourquoi ne tombe-t-elle pas? Sans doute parce qu'elle ne saurait pas où tomber, étant à elle-même son propre centre.
Ptolémée (140 ans après J.-C.) a passé longtemps, mais sans titre bien établi, pour le représentant le plus distingué de l'Astronomie ancienne. Son Ouvrage, publié à Alexandrie, porte le nom de Construction ou syntaxe mathématique. Il est plus connu sous le nom d'Almageste, que lui ont donné les traducteurs arabes. Nous signalerons seulement dans son uvre ce qui a trait à la mesure de la Terre. Il se propose de réaliser le plan de géographie mathématique ébauché par Hipparque, de dresser la Carte du monde connu, en s'appuyant sur toutes les déterminations de latitude et de longitude qu'il pourra rassembler, et prenant pour méridien origine celui d'Alexandrie. L'intention est louable, mais l'exécution très défectueuse. Ptolémée manque complètement d'esprit critique dans le choix des matériaux nombreux qu'il rassemble et commet de graves confusions dans les unités de mesure.
Des siècles se passeront avant que l'oeuvre de Ptolémée soit reprise. Les guerres civiles, les invasions, les bouleversements politiques détournent de plus en plus les esprits de la culture paisible de la Science. L'éloquence qui donne le pouvoir, le mysticisme qui console des cruelles réalités de la vie font délaisser les recherches physiques. Il est curieux de noter, à cet égard, le langage des écrivains appelés à exercer par la suite le plus d'influence sur les esprits. Ainsi Lactance, dans ses Institutions divines, considère la notion des antipodes comme une mauvaise plaisanterie des savants, qui exercent volontiers leur esprit sur des thèses invraisemblables. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu, ne rejette pas absolument la sphéricité de la Terre, mais il ajoute: «Quant à ce qu'on dit qu'il y a des antipodes, c'est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres, et qui habitent cette partie de la Terre où le Soleil se lève quand il se couche pour nous, il n'en faut rien croire; aussi n'avance-t-on cela sur le rapport d'aucune histoire, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, la Terre étant suspendue en l'air et ronde, on s'imagine que la partie qui est sous nos pieds n'est pas sans habitants.
»Mais on ne considère pas que, lors même qu'on démontrerait que la Terre est ronde, il ne s'ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée n'est pas couverte d'eau. Et d'ailleurs, quand elle ne le serait pas, quelle nécessité y aurait-il qu'elle fût habitée? D'une part, l'Écriture dit que tous les hommes viennent d'Adam et elle ne peut mentir; d'autre part, il y a trop d'absurdité à dire que les hommes auraient traversé une si vaste étendue de mer pour aller peupler cette autre partie du monde.»
Les scrupules de saint Augustin étaient, nous le savons, mal fondés; mais cette tendance à subordonner les sciences de la nature à des considérations morales, à opposer des textes révérés, mais mal compris, aux résultats des recherches physiques, va dominer à peu près sans conteste pendant le moyen âge tout entier.
Il y eut cependant une renaissance appréciable des études astronomiques chez les Arabes sous l'influence des auteurs grecs. Al-Mamoun, calife de Bagdad, de 813 à 832, s'intéressait vivement aux choses du Ciel. On dit que, vainqueur de l'empereur de Constantinople, il lui imposa, comme condition de la paix, la remise d'un manuscrit de l'Almageste. Ce qui est certain, c'est qu'il fit traduire Ptolémée et ordonna la mesure d'un arc de méridien. Il y eut deux opérations distinctes quoique simultanées, l'une dans la plaine de Sindjar en Mésopotamie, l'autre en Syrie. Voici comment la première est rapportée par Aboulféda: «Les envoyés se divisèrent en deux groupes; les uns s'avancèrent vers le Pôle Nord, les autres vers le Sud, marchant dans la direction la plus droite qu'il fût possible, jusqu'à ce que le Pôle Nord se fût élevé de 1° pour ceux qui marchaient vers le Nord et abaissé de 1° pour ceux qui s'avançaient vers le Sud. Alors ils revinrent au lieu d'où ils étaient partis, et, quand on compara leurs observations, il se trouva que les uns avaient avancé de 56 milles 1/3, les autres de 56 milles sans aucune fraction. On s'accorda pour adopter la quantité la plus grande, celle de 56 milles 1/3.»
D'après les conjectures les plus probables sur la valeur du mille employé, ce résultat est plus loin de la vérité que celui d'Eratosthène. Il ne semble pas qu'on se soit arrêté à la différence constatée, qui aurait pu faire soupçonner que la Terre n'était pas exactement sphérique. Les astronomes arabes n'ont pas persévéré dans la voie qui s'offrait à eux. Ils se sont attachés à l'observation des éclipses, au calcul des positions géographiques. Les catalogues d'Aboul Nasan (XIIIe siècle), de Nasir-Ed-Dîn, d'Oulough-Beg, prince de Samarkand au XVe siècle, marquent un progrès considérable sur les positions de Ptolémée.
Ce mouvement ne fut suivi en Occident que d'assez loin, au fur et à mesure de ce qu'exigeaient les progrès de la Navigation. Christophe Colomb, persuadé de la rondeur de la Terre par ses voyages au long cours et par la lecture des anciens, adoptait pour la circonférence terrestre la fausse évaluation de Strabon, pour la différence de longitude entre l'Europe et l'Inde une estimation plus fausse encore. Aussi prévoyait-il que, pour rejoindre les Indes par l'Ouest, il aurait seulement 1100 lieues de mer à franchir. Heureuse erreur, car, s'il eût mis en avant le vrai chiffre, qui est de 3000 au moins, il n'eût trouvé personne pour tenter l'aventure avec lui. On sait quelle peine Colomb eut à faire accepter ses vues par une assemblée composée des hommes les plus éclairés de l'Espagne.
Quoi qu'il en soit, l'éclatant succès de Colomb, et bientôt après le retour des compagnons de Magellan, mirent la rondeur de la Terre au-dessus de toute discussion, et il ne se trouva plus personne pour opposer à la réalité des antipodes l'autorité de Lactance ou de saint Augustin.
Mais le fait qu'une confusion avait pu se produire entre les Indes orientales et les Indes occidentales, si éloignées en longitude, montrait la nécessité de reprendre le calcul du rayon terrestre. Une tentative intéressante fut faite dans ce sens, en 1528, par le médecin Fernel. Il mesura la différence des hauteurs du pôle sur l'horizon de Paris et sur l'horizon d'Amiens. Pour évaluer la distance, il avait simplement fixé un compteur à une roue de sa voiture. Le résultat publié par lui est assez exact, mais ce moyen grossier ne pouvait évidemment inspirer beaucoup de confiance.
Le Hollandais Snellius posa en 1615 le véritable principe des mesures géodésiques et en fit l'application dans la plaine de Leyde. Il est expliqué dans son Ouvrage: De la grandeur de la Terre, publié en 1617, avec le sous-titre: «L'Eratosthène batave». Snellius est le premier qui ait eu recours à la triangulation. Aux deux extrémités d'une base soigneusement mesurée en terrain plat, il détermine les azimuts de deux signaux bien visibles, reconnaissables à distance, et se prêtant l'un et l'autre à l'installation d'un instrument propre à mesurer les angles. La distance qui sépare ces deux signaux peut être calculée. On la prend comme base d'un nouveau triangle, et ainsi de suite jusqu'à une station finale dont la latitude est, comme celle du point de départ, déterminée par les méthodes astronomiques. Dans un pays plat, tel que la Hollande, il est possible de conserver aux triangles des dimensions modérées, de façon qu'ils puissent être traités comme rectilignes. On garde aussi la faculté d'orienter la chaîne des triangles sur le méridien, de façon qu'un même astre passe simultanément au méridien des stations extrêmes.
Il est facile aujourd'hui d'apercevoir des points faibles dans les opérations de Snellius. La base effectivement mesurée est trop petite (631 toises). Il y a des angles trop aigus dans les triangles et peut-être, de l'aveu de l'auteur, des erreurs dans l'identification à distance des points employés comme stations. La valeur annoncée pour le degré de latitude (55100 toises) est notablement trop petite. Snellius mourut sans avoir pu revoir ses calculs. Faits avec plus de soin, ils auraient donné, d'après Muschenbroek, 57033 toises, chiffre assez rapproché de la vérité.
Une opération analogue, faite quelques années après par le P. Riccioli en Italie, est, à tous les points de vue, défectueuse. La base mesurée n'a que 1094 pas. Plusieurs angles sont fort aigus et sont conclus par le calcul au lieu d'être observés. Aux résultats de la triangulation, Riccioli propose à tort de substituer: soit la mesure de la dépression de l'horizon en un lieu d'altitude connue, soit la mesure des hauteurs apparentes mutuelles de deux points d'altitude connue.
Ces deux méthodes sont sans valeur pratique à cause de la petitesse des angles qui interviennent et de l'incertitude des réfractions terrestres. Riccioli se flatte d'éliminer ces causes d'erreur en observant vers le Midi, dans des lieux fort élevés, par des jours sereins. C'est une dangereuse illusion. Le chiffre donné (62250 toises au degré) s'écarte plus de la vérité, en sens contraire, que celui de Snellius.
La première triangulation vraiment entourée de garanties est celle de Picard en 1671. La base, mesurée près de Juvisy, avec des règles de bois alignées au cordeau, a 5663 toises. L'arc total s'étend de Malvoisine, au sud de Paris, à Sourdon, près d'Amiens. Les distances zénithales méridiennes, mesurées avec un quadrant, sont différentielles, c'est-à-dire indépendantes de l'erreur d'index, de la déclinaison de l'étoile et, dans une grande mesure, de l'erreur d'excentricité. Le parallélisme de la lunette au plan du limbe est soigneusement vérifié par une méthode dont Picard est l'inventeur. La méridienne est tracée par l'observation des hauteurs égales d'un même astre; elle est contrôlée par des observations de digressions de la Polaire, d'éclipses de satellites de Jupiter ou d'éclipses de Lune. Il y a, en somme, fort peu à reprendre dans les observations de Picard, et les défauts qu'on y relève ne lui sont guère imputables. La construction des instruments est évidemment plus grossière que celle des théodolites modernes. Les signaux naturels, arbres ou clochers, sont utilisés par économie. Il est ordinairement impossible de placer l'instrument au point même que l'on a visé. D'où la nécessité de réductions au centre, toujours pénibles et incertaines.
L'opération de Picard avait été entreprise sous les auspices de l'Académie des Sciences récemment fondée. En même temps des missions scientifiques étaient envoyées au Sénégal, à la Guyane, aux Antilles. Dans les instructions remises aux observateurs, il leur était recommandé de s'assurer si l'intensité de la pesanteur ne variait pas d'un lieu à l'autre. Richer, qui observait à Cayenne, annonça en 1672 que le pendule à secondes, emporté de Paris, devait être raccourci pour osciller dans le même temps à Cayenne. En d'autres termes, l'intensité de la pesanteur diminue quand on se rapproche de l'équateur.
Personne assurément ne songe à placer Picard et Richer, observateurs judicieux et exacts, sur le même rang que Newton. Il doit nous être permis cependant de constater avec quelque fierté que les Communications de nos compatriotes, faites en 1671 et 1672 à l'Académie des Sciences de Paris, ont exercé une influence décisive sur l'éclosion des idées contenues dans le livre immortel des Principes de la Philosophie naturelle.
Vers 1660, paraît-il, Newton avait conçu la pensée que la même force qui dévie les projectiles de la ligne droite retient aussi la Lune dans son orbite. Il avait tenté de faire une comparaison numérique en admettant que cette force, dirigée vers le centre de la Terre, varie en raison inverse du carré de la distance, mais il était parti d'une valeur très inexacte du rayon terrestre. Les résultats étaient discordants. Newton renonça à suivre les conséquences de cette idée. Il reprit son calcul quand il connut le résultat de Picard: cette fois, la concordance était parfaite. Newton en fut si ému qu'il ne put vérifier lui-même son travail et dut recourir à l'obligeance d'un ami.
De même, quand il connut le résultat de Richer, Newton fut amené à penser, avant toute mesure, que la Terre ne devait pas être sphérique, mais aplatie vers les pôles. S'il en est ainsi, les points de l'équateur seront plus loin du centre, et par suite moins attirés que les pôles.
Il est vrai que, même si l'on suppose la Terre sphérique, la pesanteur doit subir une diminution appréciable à l'équateur du fait de la rotation. Cette diminution, Newton est en mesure de l'évaluer par le même raisonnement qui l'a conduit à la découverte de l'attraction universelle. Il traite le mouvement diurne comme un mouvement absolu et applique les principes de Galilée: indépendance de l'effet d'une force par rapport au mouvement du point d'application, proportionnalité des forces aux chemins parcourus dans un même temps. Soient R le rayon équatorial, ω l'angle, en unité trigonométrique, dont tourne la Terre en une seconde. Un corps qui demeure en repos relatif à l'équateur se rapproche du centre à partir de la trajectoire rectiligne qui résulterait de sa vitesse acquise. Cette déviation, en 1 seconde, a pour valeur approchée Rω²/2.
Le même corps, libre d'obéir à l'attraction terrestre, tomberait vers le centre, en 1 seconde, d'une quantité que l'on représente par g/2, et que fait connaître l'observation du pendule. La fraction de la pesanteur qui s'emploie à maintenir le corps à la surface, sans le presser, est donc φ = Rω²/2: g/2 = Rω²/g. Les mesures de Picard et de Richer donnent pour la valeur de ce rapport φ = 1/289.
Cette diminution apparente de la pesanteur a son maximum à l'équateur et s'évanouit progressivement quand on se rapproche du pôle. Mais, du moment que la pesanteur apparente à la surface est variable, il n'y a plus de probabilité pour que cette surface soit exactement sphérique, et il faut qu'elle s'aplatisse pour satisfaire aux conditions d'équilibre d'une masse fluide homogène.
On peut tenter de vérifier la plus apparente au moins de ces conditions en prenant comme figure extérieure un ellipsoïde de révolution. Soient CA un rayon équatorial, CB le rayon polaire. Newton prend arbitrairement CB/CA = 100/101. L'aplatissement ε est, par définition, 1/101. Le rapport des attractions du corps entier sur les points A et B est 500/501. Deux canaux liquides rectilignes, dirigés suivant CA et CB, exerceront sur le centre des pressions qui seront dans le rapport 101/100 x 500/501 = 505/501. Il est nécessaire pour l'équilibre que la force centrifuge rétablisse l'égalité, en réduisant les attractions exercées dans le plan de l'équateur dans la proportion de 4/505 ou (4/5)ε. Réciproquement, on peut poser ε = (5/4)φ, et cette relation doit subsister tant que l'aplatissement reste faible. Or, l'expérience a donné φ = 1/289. On en déduit ε = 1/230. Cette méthode de calcul s'étend aux autres planètes pourvu qu'on les suppose homogènes, qu'elles aient des satellites et des diamètres apparents mesurables.
Dans les deux premières éditions du Livre des Principes, Newton dit que l'hypothèse d'une densité croissante vers le centre donnerait un aplatissement plus fort. C'est une erreur corrigée dans la troisième édition.
Newton ne possède pas les formules d'attraction, aujourd'hui courantes, des ellipsoïdes homogènes. Il y supplée par des tâtonnements et des artifices géométriques. Il arrive ainsi à reconnaître que, de l'équateur au pôle, l'accroissement de la pesanteur apparente est proportionnel au carré du sinus de la latitude. Laplace dit que ce résultat est donné sans démonstration. En réalité la preuve est ébauchée, et les développements que Newton fonde sur cette loi montrent qu'il l'envisageait autrement que comme une simple conjecture.
On parvient ainsi à représenter assez bien les observations pendulaires des savants français, faites à Paris, Gorée et Cayenne. Il semble cependant que la décroissance de la pesanteur vers l'équateur soit plus prononcée que la formule ne l'indique. Cet écart fait présumer ou une densité croissante vers le centre, ou un aplatissement plus fort. Nous savons aujourd'hui que c'est la première hypothèse qui est la vraie. Notons encore au passage cette opinion hardie que l'aplatissement pourra être mieux déterminé par les observations du pendule que par les mesures d'arc de méridien.
Pour apprécier le très haut mérite de l'oeuvre de Newton, il faut, par un coup d'oeil jeté sur la littérature scientifique du temps, se rendre compte combien le champ parcouru par lui était alors inexploré; combien les idées qu'il a défendues ont eu de peine à s'imposer aux plus distingués de ses contemporains, comme Huygens ou Bernoulli. Entre ces fertiles et brillants esprits, Newton apparaît comme le moins asservi à ses propres conceptions, comme le plus prompt à se soumettre à la décision des faits. Il ne s'est pas perdu en doutes stériles sur la réalité des forces, en discussions métaphysiques sur le caractère relatif de tout mouvement observé. Il a été de l'avant sur des hypothèses qu'il savait inexactes, mais qui renfermaient un appel implicite à l'expérience. C'est en interrogeant la nature avec une docilité constante que Newton a obtenu la plus riche moisson qu'il ait jamais été donné à un homme de science de recueillir.