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CHAPITRE II
LES VOYAGEURS.—LA PETITE DORMEUSE.
ОглавлениеAu bout d’un quart d’heure qui nous sembla très-long, nous entendîmes la voix de mon père qui nous criait d’ouvrir.
Sur-le-champ je cours à la porte; ma mère s’avance avec la lumière, qui ne nous laisse apercevoir que des masses blanches formées par la neige. Mon père paraît enfin, mais il n’est pas seul: un monsieur, dont on ne peut distinguer les traits, parce qu’il est enveloppé dans un manteau qu’il tient sur ses yeux, s’appuie sur le bras de mon père en murmurant à chaque pas d’une voix aigre et criarde:
—Où me menez-vous donc?... où suis-je?... J’enfonce toujours!... j’en ai jusqu’aux hanches!... quel affreux pays!... prenez garde, bonhomme... nous allons tomber dans quelque trou!...
A tout cela mon père se contentait de répondre:—Ne craignez rien, monsieur, je connais les chemins; je répond de vous maintenant... ce n’est que de la neige!... mais il n’y a plus de danger par ici.
—Ce n’est que de la neige!... peste!... c’est bien assez, j’espère!... mes jambes sont gelées! mes mollets se resserrent tellement que je ne les sens plus!... Ah! l’horrible pays!... Champagne, prends garde à l’enfant, et suis-nous de près.
M. Champagne était probablement l’autre monsieur qui suivait mon père, enveloppé également dans un large manteau, mais sous lequel il paraissait tenir quelque chose avec beaucoup de soin.
—Nous voici arrivés, monsieur, dit mon père au moment où ils étaient devant la porte.—C’est bien heureux! dit le voyageur. Pendant qu’il se débarrasse de son manteau, nous courons nous jeter dans les bras de celui dont l’absence nous a tant inquiétés, sans faire attention aux personnes qui l’accompagnent. Peut-il y avoir, pour de simples Savoyards, quelqu’un qui mérite plus de soin qu’un père?
Le nôtre est le premier à nous faire songer aux étrangers.—Allons, mes enfants, nous dit-il, mettez du bois au feu; toi, Marie, vois ce que tu pourras offrir de mieux à ces messieurs... et cet enfant... tenez, vous pouvez le mettre sur notre lit... il y sera bien...
L’homme que l’on appelait Champagne, et qui portait un chapeau orné d’un large galon, ouvrit alors son manteau, et nous aperçûmes dans ses bras un enfant endormi. C’était une petite fille; elle paraissait avoir quatre ans tout au plus. Mais combien elle était jolie!... Jamais rien de si charmant n’avait frappé notre vue... Nous fîmes tous un cri d’admiration en l’apercevant; et nous entourâmes le monsieur dont l’habit était galonné comme le chapeau afin de voir la petite de plus près.
Une pelisse garnie de fourrure enveloppait son petit corps; un bonnet de velours noir, également fourré, couvrait sa tête charmante, et s’attachait sous son cou avec de beaux glands d’or. Des boucles de cheveux blond-cendré s’échappaient de dessous le bonnet et ombrageaient le front de la jolie fille. Sa petite bouche était entr’ouverte; une légère teinte rosée colorait ses joues; ses yeux étaient bordés de longs cils noirs comme le velours qui couvrait sa tête; elle dormait aussi paisiblement que si elle eût été bercée sur les genoux de sa mère.
La beauté, l’élégance de ses habits, son sommeil paisible après les dangers qu’elle venait de courir, tout se réunissait pour augmenter notre étonnement; chacun de nous s’était approché de M. Champagne; le petit Jacques lui-même avait quitté le souper, et, sa cuiller à la main, s’était glissé sous le manteau qui enveloppait l’enfant endormi.
—Oh! mon Dieu, la jolie petite fille! dit ma mère, c’est un ange!...—C’est-i une petite sœur? dit Jacques tandis que Pierre touchait légèrement avec sa main le large galon d’or qui bordait l’habit du monsieur. Pour moi, je ne pouvais rien dire, j’étais tellement frappé d’admiration, qu’il m’était impossible de détourner mes yeux de dessus la petite.
Mais, pendant que nous considérions l’enfant, l’autre monsieur s’était débarrassé de son manteau et approché de la cheminée. Impatienté sans doute par nos exclamations, il y mit un terme en s’écriant d’un ton impérieux:
—Allons donc, Champagne, allez-vous tenir cette enfant une heure comme cela!... posez-la sur un lit... si toutefois il y a un lit ici... Ensuite vous irez retrouver le postillon:
M. Champagne s’empresse d’exécuter les ordres de son maître: il suit ma mère qui le conduit vers son lit, placé dans le fond de la chambre. L’endroit où nous couchions mes frères et moi était situé à l’autre bout de la salle, et caché par un grand rideau de toile grise fixé sur une longue tringle de fer. L’enfoncement dans lequel était placée notre couchette formait un espace de quatre pieds carrés lorsque le rideau était tiré; cela composait tout notre appartement; mais nous y reposions paisiblement; et quoique le vent pénétrât quelquefois dans notre chambre à coucher mal close, les soucis et les insomnies ne s’y glissaient jamais: il faut bien que le pauvre ait quelques dédommagements.
Mes regards n’étant plus attachés sur la petite que l’on plaçait sur le lit de ma mère, je me retournai et j’examinai l’autre monsieur.
Il pouvait avoir cinquante-cinq ans; sa taille était petite, son corps maigre et fluet; quoique en voyage, il ne portait point de bottes, et le froid avait en effet tellement fait rentrer ses mollets, qu’on n’en apercevait aucun vestige. Sa figure était longue comme son nez, qui, de profil, était capable de garantir du vent la personne à laquelle il aurait donné le bras. Son teint était jaune; un de ses yeux était couvert d’un morceau de taffetas noir fixé là par un ruban qui entourait la tête du monsieur, sans cependant lui donner aucune ressemblance avec l’Amour. L’œil qui lui restait était noir et assez vif; forcé de faire l’office de deux, son maître ne le laissait pas un moment en repos et le roulait continuellement de gauche à droite. Enfin, une expression de dédain et d’ironie semblait habituelle à la physionomie de ce monsieur, qui était coiffé en poudre avec une petite queue, qui, par-derrière, suivait tous les mouvements de son œil. En apercevant la figure de ce voyageur, il ne nous échappa aucun cri d’admiration.
L’étranger regardait d’un air mécontent l’intérieur de notre chambre.—Est-ce que vous n’avez pas une autre pièce que celle-ci où je puisse me reposer loin de tous ces marmots? dit-il à mon père en jetant sur moi et mes frères un regard d’impatience.—Non, monsieur; je n’avons que cette grande chambre, qui fait tout notre logis...—Une chambre; ils appellent cela une chambre! murmure le monsieur en regardant son valet, qui venait de lui prendre son manteau et souriait d’un air respectueux à tout ce que disait son maître.
—Voyons... où vais-je me mettre? car il faut pourtant que je me mette quelque part... n’est-ce pas, Champagne?—Il est certain, monsieur le comte, que l’endroit est peu digne de vous!... mais enfin ce n’est pas la faute de ces pauvres gens...—Tu as raison, Champagne; l’endroit n’est pas digne de moi!... mais, puisqu’il n’y en a pas d’autre...
—Ah! si monsieur voulait être seul, dit ma mère, nous avons encore là-haut un grenier où sont les provisions d’hiver... il y a de la paille fraîche...
—Un grenier!... de la paille! à moi?... Dis donc, Champagne, as-tu entendu cette Savoyarde? c’est vraiment trop fort!...
Et le monsieur roulait à droite et à gauche son petit œil qu’il voulait rendre perçant. Quoique placé derrière lui, je m’en apercevais par le mouvement qu’il faisait faire à sa queue.
—Ces paysans ne savent pas à qui ils ont l’honneur de parler, monsieur le comte.—Certainement ils ne le savent pas... Voyons, approchez-moi un fauteuil que je puisse m’asseoir.
—Je n’ai que cette grande chaise-là, monsieur, dit mon père en avançant le siége sur lequel il se reposait ordinairement, tandis que ma mère, le retenant par la veste, lui disait à demi-voix:
—Mais c’est ta chaise, Georget! où donc te reposeras-tu?...
Mon père se retourna et lui fit signe de se taire; elle n’obéit qu’à regret, car le ton et les manières du voyageur ne la disposaient pas à se gêner pour lui.
—Point de fauteuil! dit celui-ci en s’étalant sur la chaise, étendant devant le feu ses petites jambes grêles et ses mains dont les doigts étaient chargés de bagues. Comme les routes sont mal tenues!... Il faudra que j’écrive au préfet de ce département. Ah ça! dites-moi, bonhomme, quand vous êtes venu près de ma voiture qui s’enfonçait dans ces maudites neiges, vous avez crié à mon postillon d’arrêter; pourquoi cela?...—Parce qu’il se dirigeait vers un précipice que la neige lui masquait; encore quelques tours de roue et vous périssiez tous!...—En vérité?... Comment, moi, le comte de Francornard, je serais mort comme cela en roulant dans un trou!... C’est une chose extraordinaire!... Dis donc, Champagne, conçois-tu cela?... Sens-tu à quoi j’étais exposé?... Et je dormais tranquillement dans ma voiture tandis que les périls les plus grands m’environnaient!... Par Dieu! si ce n’est pas là du courage je veux être un grand sot!...—Monsieur le comte n’en fait jamais d’autres!—Tu as raison, Champagne, je n’en fais pas d’autres; mais ce dernier trait sera, je l’espère, cité dans l’histoire de ma vie!... C’est que voilà au moins la dixième fois qu’il m’arrive de dormir au moment du danger... Te souviens-tu quand le feu prit à mon hôtel, il y a un an? c’était pendant la nuit... j’ai, ma foi, fait un somme pendant qu’une cheminée entière brûlait; et si l’on ne m’avait pas réveillé, j’étais capable de dormir comme cela jusqu’au matin pendant que chacun se sauvait. Dis donc, Champagne, c’est là du sang-froid!...—C’est ce que tout le monde admire en vous, monsieur le comte.
Pendant la conversation du maître et du valet, ma mère s’était approchée du lit sur lequel la petite fille continuait à sommeiller paisiblement.—Pauvre enfant! dit-elle, sans mon mari tu allais périr!... Ah! Georget, quel bonheur que tu aies sauvé cette charmante créature!... je suis sûre que ses yeux sont aussi doux que le reste de son visage!... Oh! quelle différence auprès de ce vilain...
Mon père ne la laissa pas achever, et se hâta de lui imposer silence.
—A propos, dit alors le monsieur borgne en se tournant un peu vers ma mère, ma fille dort-elle toujours?
—Votre fille! dit la bonne Marie en jetant sur l’étranger des regards étonnés, comment, monsieur!... c’te jolie enfant, c’est votre fille?
—Et qu’y a-t-il là de surprenant? dit le petit monsieur en relevant la tête. Si vous aviez plus de lumière dans cette chambre enfumée, vous verriez, bonne femme, que cette petite est en tout mon portrait.
M. Champagne, s’approchant du lit, dit à son maître:—Mademoiselle dort toujours!...
—Cette petite tiendra de moi en tout: le même sang-froid, le même calme dans le danger!... c’est dans le sang!... La famille des Francornard est connue pour cela depuis trois siècles!... Nous avons un de nos ancêtres qui s’est endormi sur un bélier au siége de Solyme...—La veille de l’assaut, monsieur le comte?—Non... le lendemain. Mon aïeul a eu deux fois un cheval abattu sous lui!...—A l’armée, monsieur le comte?—Non, au manége. Et mon père avait, quand il est mort, plus de deux cents cicatrices sur le corps... Dis donc, Champagne, deux cents cicatrices!... il n’y a pas beaucoup de gens qui pourraient en montrer autant!...—Peste! je le crois bien... c’étaient des coups d’épée, sans doute.—Non, c’étaient des piqûres de sangsue; il était extrêmement sanguin. Quant à moi, je porte sur mon visage des preuves de ma valeur!...—Il y a bien des personnes qui voudraient ressembler à monsieur le comte.—Oui, certes, Champagne; l’œil que je n’ai plus m’a fait faire bien des conquêtes...—Je crois que monsieur m’a dit que c’était en se disputant avec un Anglais qu’il l’avait perdu?—Oui, Champagne: pardieu! cette affaire-là fit assez de bruit!... nous nous disputions... à qui mangerait le plus vite... Je fus vainqueur, Champagne, et dans sa colère l’Anglais me lança à la tête un œuf dur qui fit sauter mon œil à dix pas!...—Ah! mon Dieu!...—Juge de ma fureur! si l’on ne m’avait retenu... je serais tombé sous la table!... Mais je suis bien vengé!...—Vous avez tué votre homme?—Oui, Champagne; un mois après nous avons recommencé le pari, et mon Anglais est mort d’indigestion.
La conversation du maître et du valet ne nous avait pas empêchés, mes frères et moi, de terminer notre souper. Ma mère allait à chaque instant considérer la petite fille; puis elle revenait près de mon père qui, debout au milieu de la chambre, son chapeau et son bâton à la main, attendait qu’il plût au voyageur de donner des ordres pour sa voiture et son postillon, qui devait geler sur la route pendant que M. le comte étendait ses jambes devant la flamme ardente de notre foyer.
—Sa fille! répétait ma mère à l’oreille de son mari toutes les fois qu’elle venait de regarder la petite dormeuse: comprends-tu cela, toi, Georget?—Oui, Marie, dans le grand monde on dit que l’on voit souvent de ces choses-là.
—Monsieur, dit enfin mon père en s’approchant de l’étranger, votre postillon est toujours sur la route... et...—Eh bien! c’est son état d’être sur les routes!... Ce drôle-là qui allait me jeter dans un précipice!... il mériterait que je le fisse sévèrement punir!...—Je crois bien qu’il se serait fait autant de mal que monsieur!—Ah! vous croyez cela, mon cher? Dis donc, Champagne, ce Savoyard qui se permet de comparer mon existence à celle d’un postillon!...—Monsieur le comte, ces gens-là ne sont pas en état de vous comprendre.—Tu as raison, cela vit et cela meurt comme des marmottes... sans avoir eu une pensée distinguée. Cependant, il faut que je reparte le plus tôt possible... je ne saurais rester longtemps en ces lieux... cela y sent la nature d’une force à vous asphyxier? Champagne, va avec ce Savoyard rejoindre la voiture; qu’on examine bien s’il n’y a rien de cassé... qu’on la mette dans le bon chemin; et, dès qu’il fera jour, nous partirons, je ne veux pas m’aventurer encore la nuit sur ces routes couvertes de neige.—Comptez sur ma prudence, monsieur.
M. Champagne sort avec mon père. M. le comte se rapproche du feu et ne paraît plus s’occuper de sa fille ni de nous. Au bout de quelques minutes un son prolongé nous apprit que notre hôte ronflait comme son aïeul après la prise de Solyme.
—Il faut vous coucher, enfants, nous dit ma mère. Votre vue ne paraît pas fort agréable à ce monsieur, qui sans doute n’aime pas les enfants; car, depuis son arrivée ici, il ne s’est pas approché une seule fois de sa fille. Avoir un bijou comme cela, et ne point l’adorer!... Ah! je n’y comprends rien!... Il faut que ces gens du grand monde aient la tête bien occupée pour oublier ainsi leurs enfants.
—Ah! ma mère, laisse-nous encore voir la petite fille, dis-je en courant près du lit. Pierre en fit autant, et notre mère prit le petit Jacques dans ses bras afin qu’il pût la bien voir aussi.
—Le beau bonnet! dit Pierre; les beaux habits!...—Comme elle dort!... dis-je à mon tour, ah! si elle pouvait ouvrir les yeux!... Je voudrais bien l’entendre parler, maman.—Elle a donc soupé? dit Jacques.—Probablement, mon garçon... ces gens riches ont de tout dans leur voiture.—Restera-t-elle avec nous? dit Pierre.—Non, mes enfants; elle repartira avec son père au point du jour. Que ferait dans notre pauvre chaumière cette enfant habituée à l’aisance, aux douceurs de la vie?... Et cependant, on l’aimerait bien, et peut-être plus que ce petit vilain monsieur, qui se dit son père!...
Dans ce moment, Jacques, en passant sa main sur la fourrure qui garnissait le bonnet de la petite fille, lui fit faire un léger mouvement; elle se retourna; sa pelisse s’entr’ouvrit et nous aperçûmes un médaillon pendu à son cou avec une chaîne d’or.
—Oh! le beau joujou! dit Jacques, et nous avançons tous la tête vers la dormeuse afin de voir de plus près le bijou.
—C’est un portrait de femme! dit ma mère. Les jolis traits! les beaux yeux!... ce doit être la maman de cette petite fille; oui, je le gagerais... elle lui ressemble déjà... Mais comment ce monsieur, qui n’a qu’un œil, a-t-il fait pour devenir l’époux d’une si jolie femme?... Georget a bien raison: dans le grand monde on voit des choses étonnantes, et qui sont toutes simples pour les gens riches. Allons, mes enfants, il faut aller vous coucher; vous pourriez réveiller cette petite... et ce monsieur vous gronderait... car il n’a pas l’air de se souvenir que mon mari lui a sauvé la vie ainsi qu’à sa fille; il ne l’a seulement pas remercié!... Ah! si Georget en eût fait autant pour un pauvre Savoyard!... Mais, si on n’obligeait que les gens reconnaissants, on ne ferait pas souvent le bien!...
Nous nous éloignons à regret du lit sur lequel repose la petite fille, que je ne puis me lasser de regarder. Mais il faut obéir à notre mère, et nous nous dirigeons vers notre petit coin. En courant à notre couchette, Jacques se jette étourdiment dans les jambes du monsieur qui dormait; il se réveille en sursaut et fait un bond sur sa chaise en criant à tue-tête:—A moi! Champagne!... à moi! on attaque ton maître...
La figure du voyageur était alors si comique, que nous éclatâmes de rire, mes frères et moi.—Ce n’est rien, monsieur, ce n’est rien, lui dit ma mère, c’est mon petit Jacques qui en courant a attrapé vos jambes, v’là tout?...
—Comment, ce n’est rien! dit l’étranger, qui se frotte l’œil et revient à lui... Je vous trouve plaisante, ma mie, avec votre voilà tout!... Me réveiller ainsi quand je dors!... Donnez le fouet à tous ces polissons, et envoyez-les coucher; que je ne les entende plus... Ce n’est rien!... Je rêvais que j’étais à la chasse; et j’allais forcer le cerf quand ce petit drôle m’a fait perdre sa piste.
Ma mère se hâte de nous faire rentrer dans notre petit appartement; elle tire le rideau sur nous et nous recommande le silence. Mes frères se déshabillent et ne tardent pas à s’endormir. Pour moi, je n’ai aucune envie de me livrer au sommeil; je ne sais quelle curiosité m’agite, mais je pense à la jolie petite fille; je voudrais la revoir encore, je voudrais surtout la voir éveillée. Je garde donc mes habits; le rideau qui cache notre couchette ne ferme pas assez bien pour qu’on ne puisse apercevoir dans la chambre; m’étendant sur notre lit, et plaçant ma tête contre le rideau, je m’arrange de manière à entendre et à voir tout ce qui se passera dans notre chaumière.
A peine étions-nous retirés, que mon père revient avec le domestique du voyageur.
—Eh bien! Champagne, ma voiture?... demande le petit monsieur sans regarder mon père.—Oh! il n’y a que peu de chose à réparer... un écrou de défait... le postillon dit que ce n’est presque rien...—Je ne remonterai certainement pas dans une voiture où il manque un écrou, pour que la roue se détache et que nous versions sur la route!... Le postillon se moque de cela, il est à cheval. Il faut faire sur-le-champ raccommoder ce qui est brisé... Est-ce qu’il n’y a pas de charron dans ce maudit pays?...
—Monsieur, dit mon père, il y a bien un homme qui ferre les chevaux et travaille aux voitures, mais il demeure de l’autre côté du village...—Qu’il demeure au diable si vous voulez, mais il me le faut...—C’est fort loin... et les chemins sont si mauvais cette nuit...—Vous devez être habitué à courir sur la neige comme moi à porter une épée. Avec un gros bâton comme celui que vous tenez, vous pouvez vous soutenir partout... Est-ce que vous auriez peur, par hasard?...—Non, monsieur, non... et j’en ai donné la preuve lorsqu’au péril de ma vie j’ai arrêté vos chevaux qui vous entraînaient vers un précipice...—C’est juste!... et certainement, mon cher, je vous en récompenserai... mais il me faut absolument un charron.
Mon père se dispose à partir; ma mère court à lui et se jette dans ses bras:—Mon cher Georget! ne sors pas cette nuit, lui dit-elle; tu es déjà malade, le chemin est dangereux... demain, au point du jour, il sera temps d’aller chercher du monde.
—Demain! dit l’étranger, vous n’y pensez pas, bonne femme! demain!... Et il faudrait que j’attendisse encore une partie de la journée ici! Non pas, il faut que je parte dès le point du jour... Ne retenez pas votre mari, ne craignez rien!... je vous réponds de lui... Et, pardieu! j’en ai fait bien d’autres, moi, quand je patinais pendant des heures entières sur des bassins qui avaient jusqu’à trois pieds d’eau!...
—Laisse-moi, ma chère Marie, dit mon père en se dégageant des bras de sa femme. C’est pour nos enfants, c’est pour toi que je cherche à gagner quelque chose... La Providence me guidera sur la route; confions-nous à elle... elle doit veiller sur un père de famille.
—En disant ces mots, mon père sort de notre demeure, et ma mère, dont les yeux sont pleins de larmes, va s’asseoir contre le lit, sur lequel elle repose sa tête.
Le vieux monsieur n’a vu qu’une chose: c’est que mon père est parti pour exécuter ses ordres. Satisfait de ce côté, il se rapproche du feu qu’il attise et dans lequel il jette quelques bourrées placées près du foyer.
Le domestique est allé visiter la table sur laquelle nous avons soupé; et je lui vois faire la grimace après avoir goûté de la soupe qui restait pour mon père.
—Triste cuisine! dit-il en jetant les yeux de tous côtés.—Est-ce que monsieur le comte n’a pas faim?—Non, Champagne; d’ailleurs crois-tu que je mangerais de ce dont se nourrissent ces paysans?...—Il est certain que cela ne me semble pas fort bien accommodé!...—Ces gens-là vivent comme des brutes... Cela n’a point de palais!...—Ah! quand je pense au cuisinier de monsieur le comte... c’est là un homme de mérite!—Oui, Champagne, c’est un garçon plein de talent! je le pousserai... je lui ferai de la réputation.—Je vois qu’il ne faut pas songer à souper ici. Heureusement que nous avons bien dîné, et que demain nous trouverons quelque bonne auberge...—As-tu dans ta poche le flacon de vin d’Alicante...—Oui, monsieur.—Donne-le-moi, que j’en boive une gorgée... cela me remettra... car le souper de ces Savoyards répand une odeur pestilentielle...
Le valet tire d’une poche de son habit un assez grand flacon recouvert de paille, sur lequel il porte un œil de convoitise, et qu’il présente à son maître; celui-ci boit à même la bouteille, puis la referme avec soin et la rend à son valet, qui soupire en la remettant dans sa poche.
—Assieds-toi, Champagne, dit l’étranger, je te le permets: ce paysan sera longtemps; d’ailleurs il faut ensuite qu’il conduise le charron à ma voiture. Chauffe-toi, et entretiens le feu, car il fait horriblement froid, et je sens le vent qui me glace de tous côtés... Comment fait-on pour vivre dans de semblables masures!
M. Champagne ne se l’est pas fait répéter: il prend une chaise, s’approche du feu en se mettant du côté opposé à son maître, et paraît jouir avec délices du plaisir de se chauffer et de se reposer. Ma mère est toujours assise contre le lit, et je présume qu’elle s’est endormie. Depuis longtemps mes frères goûtent un paisible repos; je reste donc seul éveillé avec M. le comte et son valet, dont je m’amuse à écouter la conversation en les regardant fort à mon aise par un trou de notre rideau.
—Sais-tu bien, Champagne, que j’ai eu une idée excellente, et que je suis enchanté d’avoir pris un parti aussi décisif!...—Certainement, monsieur le comte... De quel parti voulez-vous parler?—Eh! parbleu! de l’idée que j’ai eue d’enlever ma fille, de l’emmener avec moi à Paris... Comme madame la comtesse sera surprise, lorsqu’en s’éveillant demain elle ne trouvera plus sa chère Adolphine!...—Ce ne sera pas une surprise agréable pour madame!... elle adore sa fille!...—Oui, Champagne; mais je veux qu’elle m’adore aussi, moi... car enfin je suis son époux.—Il n’y a pas de doute, monsieur le comte.—Cela n’a pas été sans peine, à la vérité; mademoiselle de Blémont ne voulait pas se marier... Oh! c’est bien le caractère le plus bizarre... de l’esprit... ah! Champagne, de l’esprit jusqu’au bout des doigts!—Et elle ne voulait pas de vous, monsieur le comte!—Je ne te dis pas cela, je dis elle ne voulait pas se marier. Pur caprice de jeune fille... idées romanesques ou mélancoliques!—Est-ce que madame la comtesse a un caractère triste?—Au contraire elle est très-enjouée, très-vive, très-folle même... Depuis notre mariage cependant elle est un peu moins gaie.—N’ayant l’honneur d’être valet de chambre de monsieur le comte que depuis un an, je ne connais qu’à peine madame; car, pendant cet espace de temps, je crois qu’elle n’a point passé dix jours avec monsieur.—Non, Champagne, elle ne les a point passés... et depuis cinq années que nous sommes mariés, nous n’avons guère vécu plus de deux mois ensemble.—Vous devez faire un excellent ménage?—Oh! certainement!... et si je voulais laisser madame la comtesse maîtresse de voyager continuellement, d’être à la campagne quand je suis à Paris, et de revenir à Paris quand je vais à la campagne, nous serions fort bien ensemble. Mais tu entends, Champagne, qu’il y a des moments où je suis bien aise de trouver ma femme dans son appartement...—Oui, monsieur le comte, je comprends.—Je sais bien que notre manière de vivre est extrêmement distinguée: il n’y a rien de plus noble que des époux qui ne se voient que cinq ou six fois dans l’année; mais encore faut-il se rencontrer quelquefois... et pour rencontrer ma femme, je suis toujours obligé de courir après elle. Encore si je l’attrapais!... mais au contraire...—Comment! est-ce que c’est madame qui attrape monsieur?—Non, Champagne; mais c’est un petit salpêtre qui ne peut rester en place... Est-elle à ma terre en Bourgogne, je me mets en route; j’arrive, je crois la trouver, la surprendre agréablement... pas du tout! Madame est partie il y a deux heures pour le château d’une de ses amies. Je me rends à ce château, elle vient de le quitter pour retourner à Paris... Je reviens à Paris... depuis la veille elle est partie pour prendre les eaux... Et toujours comme cela. Il n’y a pas de mois que je ne manque mon épouse.—Cela doit beaucoup fatiguer monsieur le comte!—Elle m’avait prévenu en m’épousant... Oh! elle a montré une franchise rare!... elle ne m’a caché aucun de ses défauts! Elle m’a dit qu’elle était coquette, volontaire, impérieuse, capricieuse... Tu sens bien que j’ai été enchanté de sa franchise.—Peste! je le crois bien, monsieur; c’est un trésor qu’une femme aussi franche!—Puis, comme je te l’ai dit, elle ne voulait pas se marier.—Mais quand elle a vu monsieur le comte, elle a changé de résolution?—Au contraire... elle est devenue tenace... Oh! c’est une femme à caractère... elle a été jusqu’à me menacer de me faire...—De vous faire?...—De me faire... tu sais bien... comme les petits bourgeois.—Ah! je comprends... et cela n’a pas effrayé monsieur le comte?—Fi donc! Champagne, est-ce qu’une demoiselle aussi distinguée peut faillir? est-ce que je ne connaissais pas les vertus de mademoiselle Caroline de Blémont et les principes dans lesquels on l’avait élevée? Son père, qui était mon ami, est un homme de mon genre, car il y avait beaucoup de rapport entre nous...—Est-ce qu’il n’avait qu’un œil comme monsieur le comte?—Je parle du moral et des sentiments. Son père, Champagne, m’a dit: Épousez ma fille, j’en serai bien aise, et elle finira par en être contente. Elle ne vous aime pas; mais si vous savez vous y prendre, avant quinze ans elle vous adorera.—Voilà un père qui parlait comme Mathieu Laensberg.—Il ne s’est pas trompé, Champagne; oh! je m’en aperçois chaque fois que je parviens à attraper ma femme. Madame la comtesse commence à avoir beaucoup de tendresse pour moi... et si ce n’était cette manie de courir sans cesse le monde... mais cela lui passera.
Ici, M. le comte se rapprocha du feu en bâillant; et M. Champagne, se trouvant derrière son maître, tira lestement le flacon de sa poche, y but à longs traits, et le remit en place sans que l’on s’aperçût de rien.
—Te Souviens-tu, Champagne, qu’il y a trois mois environ nous avons été dans le Berry, à la terre de madame de Rosange... où j’ai été assez heureux pour rencontrer ma femme?—Oui, monsieur, ainsi qu’un jeune artiste... nommé Dermilly, je crois?...—Dermilly, oui; c’est un peintre.—Il me semble que je l’ai aperçu aussi dans les environs du château que nous venons de quitter.—Tu ne t’es pas trompé; figure-toi, Champagne, que ce diable de Dermilly, qui certainement ne cherche pas ma femme, se rencontre toujours avec elle, tandis que moi qui la cherche sans cesse, j’ai beaucoup de peine à la rencontrer.—C’est fort singulier, en effet.—Cela se conçoit, cependant; Dermilly, comme peintre, aime beaucoup à voyager pour connaître les beaux sites, pour admirer la nature... que sais-je!... ces artistes sont enthousiastes, romantiques! Ma femme, de son côté, est en extase devant une chute d’eau, une montagne ou un ravin!... Alors, ils ne pouvaient pas manquer de se rencontrer!...—Assurément, M. Dermilly admire la nature avec madame la comtesse.—C’est cela même, Champagne; oh! ils sont vraiment uniques pour cela!...—Il est fort bien, ce M. Dermilly!...—Mais, oui... Pour un peintre, il n’est pas mal... ce ne sont pas de ces traits nobles... dans mon genre.—Oh! il ne ressemble nullement à monsieur le comte!... C’est un jeune homme?—Oui... vingt-huit à trente ans à peu près.—Il a donc l’honneur de connaître madame la comtesse!—Par Dieu! je crois bien! il la connaissait même avant moi: Dermilly était son maître de dessin.—Ah! je comprends.—Ma femme avait beaucoup de goût pour la peinture... Dermilly lui montrait tout ce qu’elle voulait, mais principalement l’histoire...—Ah! c’est aussi un peintre d’histoire?—Lui! il peint tous les genres... portraits, paysages... antiques... que sais-je! il attrape parfaitement la ressemblance... il a fait le portrait de madame la comtesse; ma fille le porte à son cou... il m’a fait aussi... d’après la bosse... il m’a même fort bien attrapé... c’est surtout mon œil couvert de taffetas qui est frappant... Ma femme m’a fait sur-le-champ accrocher...—Dans son boudoir?—Non, dans le garde-meuble, à côté de mes aïeux.—Il me paraît que ce M. Dermilly a du talent...—Beaucoup de talent, Champagne, infiniment de talent... Je lui fais quelquefois l’honneur de l’inviter à dîner... quand je n’ai personne... parce que tu entends bien que mon rang... mais il me refuse toujours; il n’y a qu’à la campagne que l’on peut le posséder. Il a fait aussi le portrait de ma fille... Il est d’une complaisance extrême... Je crois que ce garçon-là ferait le portrait de mon cheval si je l’en priais... car il m’a dit en me peignant qu’il faisait aussi les bêtes quand cela se rencontrait. Il faudra que je lui fasse faire ton portrait, Champagne...—Ah! monsieur le comte est trop bon!...—Non... je le mettrai dans ma salle à manger, en regard de celui de ce pauvre caniche qui rapportait si bien.
Champagne ne répond rien, mais je le vois se retourner et porter le flacon à ses lèvres, pendant que M. le comte se caresse le gras de ses jambes.
—Mais quand je pense à la surprise que je vais causer à madame la comtesse... Après tout, c’est sa faute... je voulais l’emmener à Paris... Je veux donner un bal, une fête à plusieurs personnages importants dont je puis avoir besoin... J’ai le tact fin, Champagne, et je prévois les choses de fort loin... il n’y a personne comme moi pour deviner une destitution, une mutation, une promotion, une élévation!...—Il est facile de prévoir que M. le comte n’est pas de ces hommes auxquels on en fait accroire, répond M. Champagne en replaçant dans sa poche le flacon qu’il vient encore de visiter.
—Or donc la présence de madame la comtesse est indispensable à Paris; elle est allée en Savoie passer quelque temps à la terre d’une de ses amies, qui l’aime beaucoup, dit-on, mais dont je n’avais jamais entendu parler. Aller en Savoie dans le cœur de l’hiver!... je reconnais bien là la tête folle de madame de Francornard. N’importe, rien ne m’arrête. Je fais mettre les chevaux à ma berline, nous partons... nous voyageons sans trop nous presser, parce que je ne veux pas fatiguer mes pauvres bêtes; nous arrivons chez madame de Melval, où certes on ne m’attendait pas... car tu as vu la surprise de ma femme!—Oui, monsieur... Oh! elle a fait une grimace épouvantable!...—Comment! une grimace?...—Je veux dire que l’étonnement que votre vue lui a causé... a tellement contracté ses nerfs... que sa physionomie!... car madame la comtesse a beaucoup de physionomie!...—Infiniment, Champagne. Ah! si tu avais été là quand je lui ai annoncé que je venais la chercher pour la ramener à Paris... oh! tu aurais ri de la colère... qu’elle feignait d’éprouver!... c’étaient des mouvements de dépit!... des trépignements de pieds!... elle est vraiment gentille tout à fait!...—Oh! c’est une femme charmante que M. le comte possède là!—Oui, Champagne, c’est ce que me disent tous mes amis. Enfin, ma femme s’est calmée et elle m’a dit d’un ton extrêmement doux:—Vous pouvez retourner à Paris, si cela vous plaît, mais je ne vous y suivrai pas.—Ah! madame vous a dit cela?—Oui, Champagne, mais avec infiniment de grâces; il n’y avait pas moyen de se fâcher. Cependant, comme cela ne remplissait pas mon but, j’étais assez mécontent d’être venu pour rien en Savoie, lorsqu’en me promenant dans les environs du château j’ai rencontré Dermilly... ce jeune peintre dont nous parlions tout à l’heure; il se promenait avec ma fille, à laquelle il paraît porter le plus tendre attachement!... je voulus causer un moment avec lui, mais il me quitta bien vite en me disant:—Il faut que je ramène mademoiselle Adolphine à sa mère, car madame la comtesse aime tant sa fille qu’elle ne peut être une heure séparée d’elle, et elle me gronderait si je tardais plus longtemps.
—Par Dieu! me dis-je, puisque madame la comtesse ne peut être une heure sans sa fille, il me semble que si j’emmenais la petite à Paris, je forcerais par là sa mère à me suivre... hein, Champagne! que dis-tu de cette idée-là?...—Sublime, monsieur le comte.—Il m’en vient comme cela trois ou quatre par jour. Je ne fis semblant de rien... je dissimulai pendant deux jours... il fallait attendre l’instant favorable, et c’était difficile... On m’avait donné pour logement un pavillon superbe, mais qui était à une lieue de l’appartement de ma femme. Ce n’est que cette nuit que, me cachant dans un cabinet, je suis parvenu jusqu’auprès de ces dames. La petite dormait, je l’ai couverte à la hâte de cette pelisse et de ce bonnet; je t’avais prévenu de te tenir prêt, et nous sommes partis pendant qu’on me croyait bien endormi... Le tour est délicieux!... Nous avons pris des chemins de traverse, parce que je ne veux pas que madame la comtesse, qui certainement va courir après moi, puisse me rejoindre avant que nous soyons à Paris. Le mal, c’est que nous nous sommes perdus dans ces maudites neiges, et qu’il faut attendre pour repartir que ma voiture soit réparée.
—Elle sera en état au point du jour, monsieur, et madame la comtesse ne nous attrapera pas, parce qu’elle croira que nous avons suivi le droit chemin.—Allons, tout ira bien... grâce à mon excellente idée!...—Comme c’est heureux que vous ayez eu un enfant, monsieur le comte!—C’est vrai... Champagne, car me voilà sûr, maintenant, de faire aller ma femme partout où je voudrai... Ranime donc le feu, Champagne... qu’est-ce que tu fais donc derrière mon dos?...—Rien... monsieur le comte... je cherchais des fagots...—En voilà devant toi...
M. Champagne, à force de visiter le flacon, sentait ses jambes faiblir et sa langue s’épaissir; de son côté, M. le comte bâillait plus fréquemment, et ses paupières commençaient à se fermer.
—Champagne, sais-tu qu’elle est fort jolie, ma fille?—Magnifique, monsieur le comte...—Elle promet d’être très-bien tournée!...—Ça fera une fière femme... si elle vous ressemble...—Comment, si elle me ressemble! imbécile; mais c’est déjà frappant de profil.—Je veux dire qu’elle est déjà presque aussi grande que vous...—Oh! que moi... tu vas trop loin; moi, je suis de la vieille roche... j’ai le coffre solide!...—C’est fini... il n’y a plus rien dedans!... marmotte Champagne, qui vient de boire le restant du vin d’Alicante que contenait le flacon.
—Qu’est-ce que tu dis, Champagne?—Moi, monsieur le comte!... Est-ce que j’ai dit quelque chose?...—Je crois que ce maraud s’endort quand je lui parle.—Moi, monsieur, je suis éveillé comme une souris!—Ma fille a des yeux superbes!—C’est comme des perles!...—Et des dents!...—Noires comme du jais!—Un nez!—Bien fait...—Avec un petit trou au milieu...—Et un menton!...—A la romaine... n’est-ce pas, monsieur le comte?—Ah! Champagne!... quel dommage que ma fille ne soit pas un garçon!...—Ah! c’est juste... quel dommage... que le flacon soit si petit...—Cela ferait un joli petit garçon, comme tu dis, Champagne; ce serait un Francornard, enfin, et il m’en faut un pour perpétuer mon nom...—Oui, monsieur, oui... il vous en faut...—C’est ce dont je vais m’occuper sérieusement... j’aurai un fils, Champagne... si ma femme... à moins que... comme à l’ordinaire.
—Oui, monsieur... ayez-en beaucoup... et du vieux, comme celui que j’ai bu tout à l’heure.
M. le comte venait de fermer les yeux; M. Champagne bredouillait et s’assoupissait à côté de son maître; las d’écouter et de regarder par le trou du rideau, je m’étendis auprès de mes frères, et ne tardai pas à imiter les voyageurs.