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CHAPITRE III
ELLE S’ÉVEILLE.—DÉPART DES VOYAGEURS.

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Table des matières

Je ne sais quelle heure il était, lorsque des coups frappés à la porte de notre chaumière me réveillèrent brusquement; j’entendis en même temps le vieux monsieur qui criait:—A moi, Champagne! quel est l’insolent qui ose me troubler?... j’ai quarante mille livres de rente... et le premier cuisinier de Paris.

De son côté, M. Champagne, à moitié endormi, marmottait en se frottant les yeux:—Que me veut-on?... qui est-ce qui m’appelle?... est-ce ce vieux fou qui court après sa femme... qui se moque de lui?... j’ai tout bu... c’est dommage...

Heureusement pour M. Champagne que son maître, à moitié endormi, n’entendit pas ces paroles. Ma mère s’empressa d’ouvrir. C’était mon père qui venait annoncer au voyageur que sa voiture était réparée. La lampe, qui brûlait encore, éclairait tristement notre chaumière; à peine mon père est-il entré que j’entends ma mère jeter un grand cri.

Le vieux monsieur fait un saut sur sa chaise; Champagne se précipite en avant, pour se lever plus promptement; mais, dans ce mouvement, sa chaise glisse, et comme les fumées du vin d’Alicante ne sont pas encore entièrement dissipées, il perd l’équilibre et va tomber sur les genoux de son maître, qui pousse des cris terribles, croyant qu’une bande de voleurs est entrée dans la chaumière.

Une entaille assez profonde, que mon père s’était faite au-dessus de l’œil gauche, et de laquelle s’échappaient de grosses gouttes de sang, avait été cause du cri que ma mère venait de pousser et qui avait répandu l’alarme dans notre habitation.

—O mon Dieu! tu es blessé, mon pauvre Georget!... ah! j’avais un pressentiment qu’il t’arriverait quelque malheur!... mais tu n’as pas voulu m’écouter!...—Ce n’est rien, ce n’est rien, ma bonne Marie, dit mon père en portant son mouchoir sur sa blessure,—en voulant gravir la colline pour arriver plus vite à l’autre bout du village, mon pied a glissé sur la neige, je suis tombé... une pierre m’a légèrement blessé à la tête...—Mais ton sang coule, tu dois souffrir...—Non, te dis-je, ce ne sera rien; ne nous occupons pas de cela maintenant.

Au cri de ma mère, j’avais aussi quitté notre couchette. Je m’approche de mon père, la vue du sang qui coule de sa blessure me fait mal; je me mets à pleurer. A mon âge, c’était pardonnable; d’ailleurs, je n’ai jamais eu ce courage qui consiste à voir, sans en être troublé, les souffrances de ses semblables. Dans le monde on appelle cela de la fermeté; dans nos montagnes c’eût été de l’égoïsme.

Pendant que mon père me console et rassure ma mère, M. le comte s’éveille entièrement, et s’aperçoit enfin qu’il tient M. Champagne sur ses genoux; celui-ci s’était rendormi sur son maître, qui, se croyant attaqué, était resté plusieurs minutes sans oser remuer.

—Comment, maraud!... C’est toi qui es sur mes genoux? dit M. le comte en se débarrassant de son valet.—Comment, monsieur?... J’étais assis sur vous! voyez ce que c’est que le sommeil! j’aurai eu le cauchemar probablement... mais aussi, on fait un bruit dans cette bicoque... Il n’y a pas moyen de dormir: on crie... on pleure... on ne s’entend pas.

—Pardon de vous avoir réveillé, monsieur, dit mon père;—mais je croyais que vous seriez bien aise d’apprendre que votre voiture est en bon état.—Ah! ah! c’est vous, bonhomme... diable! déjà de retour?...—Mais il y a plus de cinq heures que je suis parti. Il m’a fallu du temps pour aller chez le charron, pour l’éveiller et pour le décider à venir par le temps qu’il fait... Je l’ai ensuite conduit à votre voiture... Il n’y avait presque rien à faire... Cependant il est encore auprès...—Il attend sans doute qu’on le paye...—Cinq heures... Comme le temps passe quand on cause! n’est-ce pas, Champagne? car je n’ai pas dormi une minute.—Ni moi non plus, monsieur, j’avais les yeux aussi ouverts que vous.—Quelle heure est-il?—Le jour va bientôt paraître, monsieur, il est près de six heures...—Champagne, va payer cet ouvrier; il faudra qu’il te réponde qu’il n’y a plus de danger pour moi.—Oui, monsieur...—Ah!... donne-moi auparavant le flacon d’Alicante: le froid m’a saisi... cela me remettra un peu.

M. Champagne, après avoir hésité un moment, fouille enfin dans sa poche et en tire la bouteille d’osier, qu’il présente à son maître avec beaucoup de respect. Celui-ci, après l’avoir débouchée, la porte à ses lèvres et s’écrie bientôt:

—Qu’est-ce que cela veut dire... Champagne?—Quoi donc, monsieur?—La bouteille est vide!—Vous croyez, monsieur?—Comment, je crois... j’en suis, par Dieu, bien sûr...—C’est singulier! elle était aux trois quarts pleine quand vous me l’avez rendue ce soir!—Je le sais fort bien, drôle!... Comment m’expliqueras-tu cela?—Ah! je vois ce que c’est, monsieur; tout à l’heure en me jetant brusquement sur vous pensant que l’on vous attaquait, j’aurai cogné ce flacon et il aura fui... ma poche est encore toute mouillée...—Comment, maraud... vous osez dire...—M. le comte sait bien qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit et que j’ai toujours été près de lui... Il m’eût été impossible de tromper monsieur, alors même que j’en aurais été capable...—Au fait, ta réflexion est assez judicieuse.

M. Champagne s’esquive, enchanté de s’en être si bien tiré. Ma mère lavait avec de l’eau fraîche la blessure de mon père, que je venais de débarrasser de son chapeau et de son bâton; mes frères dormaient encore, et notre hôte se fourrait presque dans le foyer en se plaignant du froid. Il n’avait pas aperçu le mal que le bon Georget s’était fait en courant pour lui, la nuit, au milieu de nos montagnes: cet homme-là ne voyait que ce qui lui était personnel; pour la peine que l’on se donnait à son service, les souffrances des malheureux, les larmes de l’infortune, les pleurs de l’orphelin, l’œil qui lui restait semblait aussi recouvert d’un épais bandeau.

Une petite voix bien douce attira notre attention. C’était la petite fille qui s’éveillait; la blessure de mon père nous avait fait oublier la jolie dormeuse.

—Maman... maman... dit la jolie petite. Puis elle soulève sa tête et promène autour d’elle des regards surpris. Nous apercevons alors ses yeux: ils sont noirs, mais si doux, si bons!... A son premier cri, j’avais couru près du lit, et là, je restais à la regarder.—Maman, dit-elle de nouveau; et sa voix n’est plus aussi calme; le chagrin l’altère déjà; elle ne voit pas sa mère, ses jolis yeux se remplissent de larmes.

Ma mère s’était aussi rapprochée de la petite qu’elle admirait, répétant à chaque minute:—Bon Dieu! la belle petite fille!... Chacun de nous lui souriait; mais la pauvre enfant nous regardait avec étonnement, avec crainte, et répétait:—Maman... je veux voir maman!...

—Monsieur, dit ma mère à l’étranger, votre demoiselle est éveillée; elle demande sa maman.—Eh bien... donnez-lui à boire... les enfants se calment toujours en buvant... on les berce avec cela...

Ma mère présente un verre à la petite, mais elle le repousse et continue d’appeler sa maman; ses larmes coulent, elle sanglote; ses beaux cheveux retombent sur ses yeux, qu’elle frotte avec ses petites mains, tout en répétant sans cesse:—Je veux qu’on me mène chez maman.

Nous étions tous attendris de la douleur de la petite fille; le vieux monsieur, seul, ne paraissait pas y faire attention et murmurait en se frottant les jambes:—Mes pauvres chevaux auront eu bien froid. Je voudrais déjà être de retour à Paris. Je suis sûr que César s’ennuie après son maître... Comme il va faire le saut du cerceau à mon retour... Cet animal-là est plein d’intelligence... Il faut que je lui apprenne à jouer aux dominos, comme le fameux Munito.

—Monsieur, dit ma mère, votre petite pleure toujours... La pauvre enfant ne peut pas se consoler...—Annoncez-lui que je vais lui donner le fouet.—Ah! monsieur... battre un enfant aussi petit... une si jolie fille... Ah!... c’est pour rire que monsieur dit cela... je ne battons pas les nôtres, nous... et cependant ils ne sont pas aussi délicats que ce petit amour-là.

Le vieux monsieur se retourne en faisant la grimace et fixant sur ma mère son petit œil gris:—Est-ce que cette Savoyarde prétendrait me montrer comment je dois élever ma fille?... Amenez-moi mademoiselle Adolphine...

Ma mère prend la petite dans ses bras et se dispose à la porter sur les genoux de son père; mais celui-ci lui fait signe de mettre l’enfant à terre devant lui, et la petite, après avoir envisagé M. le comte, fait une moue qui la rend encore plus gentille.

—Mademoiselle, dit gravement le vieux monsieur après avoir pris du tabac dans une belle boîte d’or, votre conduite est au moins inconvenante, pour ne point dire plus; vous demandez madame la comtesse, c’est fort bien; mais parce que vous ne la voyez point, vous vous mettez à pleurer!... Je n’entends pas que ma fille se conduise avec autant de légèreté. Vous êtes avec moi... je crois vous avoir déjà dit que je suis votre père... D’ailleurs vous devez me reconnaître: et un père ou une mère, c’est absolument la même chose, si ce n’est que l’une vous gâte, et que l’autre vous donnera des chiquenaudes si vous n’êtes pas sage.

Pour toute réponse à cette mercuriale, dont la petite fille n’a sans doute pas compris un mot, elle se met à taper des pieds avec violence, en répétant: je veux voir maman, moi!

—Voyez un peu quel caractère! s’écrie M. le comte, elle n’en démordra pas... elle aura de la tête... beaucoup de tête... Cela n’est pas étonnant, c’est une Francornard, et c’est par la tête qu’on nous reconnaît tous.

Dans ce moment, M. Champagne revient.—Voilà le jour, monsieur le comte, dit-il en entrant, quand vous voudrez vous remettre en route...—Sur-le-champ... La voiture est parfaitement raccommodée?—Oui, monsieur, il n’y a plus de danger...—Allons, donne-moi mon manteau, que je m’entortille bien...

Pendant que le domestique enveloppe son maître aussi hermétiquement qu’une bouteille d’esprit-de-vin, je me rapproche de la petite fille; elle ne pleure plus, elle est immobile devant le feu... mais ses beaux yeux sont si tristes!... de gros soupirs sortent de sa poitrine; on voit qu’elle retient avec peine ses sanglots.

Je l’entoure de mes bras... je l’enlève...—Que fais-tu donc, André? me dit mon père—Je vais la porter, papa. Oh! je suis bien assez fort... Vous êtes blessé; vous pourriez tomber encore...

Je me disposais à porter la petite jusqu’à la voiture (car j’étais en effet déjà fort pour mon âge); mais M. Champagne m’arrête et s’empare de l’enfant. Oh! si j’avais pu résister... que j’aurais eu de plaisir à battre cet homme, qui me privait du bonheur de porter la petite demoiselle, dont les mains blanches comme la neige s’étaient déjà posées sur ma tête, et dont les petits doigts avaient jeté mon bonnet de laine, qui sans doute lui semblait une vilaine coiffure.

Les voyageurs vont partir; M. Champagne tient dans ses bras la jolie dormeuse, qui me regarde et veut me sourire, quoique l’on s’aperçoive qu’elle a le cœur bien gros!... mais il est un âge où la peine et le plaisir se succèdent si rapidement!... la joie se fait jour sous les larmes, qui sèchent aussi vite qu’elles ont coulé. Déjà l’on ne voit que le bout du nez de M. le comte, qui prend pour regagner sa voiture autant de précautions que s’il devait gravir à pied le mont Blanc. Mon père est toujours dans un coin de la chambre, trop fier pour demander une récompense que cependant il a bien méritée. Mais en passant devant lui, M. Champagne s’arrête.—Oh! vous êtes blessé? lui dit-il.—Oui, dit ma mère, c’est en courant cette nuit pour votre maître qu’il s’est mis dans cet état.

—Comment!... il est blessé!... dit M. le comte, dont la voix étouffée par son manteau ressemble alors au son d’un cornet à bouquin. Il s’arrête devant mon père, puis se décide à dégager une de ses mains de dessous son manteau, ce qu’il ne fait qu’avec bien du regret, et il cherche pendant longtemps dans son gousset en murmurant:

—Ah! diable... au fait... j’allais oublier... il faut que je lui donne quelque chose... n’est-ce pas, Champagne?—Il le mérite bien, monsieur le comte.—Oui... oui... sans doute; c’est pourtant désagréable, en voyage, d’être toujours obligé d’avoir la main à la poche... on n’en finit jamais!... Allons... tenez, mon cher, je veux que vous vous souveniez que vous avez reçu dans votre chaumière le comte Nestor de Francornard.

En disant ces mots, M. le comte met un petit écu dans la main de mon père; puis, disparaissant de nouveau sous son manteau, il sort de notre habitation, suivi de son valet, qui porte la petite fille dans ses bras. Ils ont bientôt rejoint la voiture qui les attend, et ils s’éloignent de notre pays.

—Un petit écu!... dit ma mère lorsque l’étranger est parti; donnez-vous donc bien de la peine, privez-vous de sommeil, exposez votre vie, pour être récompensé ainsi!

—Marie, dit mon père, on doit toujours obliger sans s’inquiéter si l’on en sera ou non récompensé; ne l’est-on pas toujours, d’ailleurs, par le plaisir d’avoir fait son devoir? Sans doute cet étranger aurait pu se montrer plus généreux... Tant pis pour lui, s’il ne sait pas donner, c’est une jouissance dont il se prive. Notre chaumière est ouverte à tout le monde: les riches doivent pouvoir y entrer comme les malheureux.—Mais cette blessure... c’est pour lui que tu as gagné cela...—Ça ne sera rien... va, tes soins et les caresses de nos enfants la guériront bien plus vite que tout l’or de ce voyageur.

Ma mère ne dit plus rien à son mari, mais en allant et venant, je l’entends murmurer encore:—Un petit écu!... et il a manqué périr!

En effet, pour un seigneur, M. le comte n’avait pas agi noblement; mais il y a beaucoup de roturiers qui ont l’âme noble, et cela fait compensation.

André le Savoyard

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