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V
REVUE RÉTROSPECTIVE
ОглавлениеIl était neuf heures environ.
La nuit tombait rapidement.
Gaston des Armoises avait dépassé Mirecourt. Il courait maintenant entre Remoncourt et Haréville, au galop d'un assez vigoureux bidet de poste.
Le chemin qu'il brûlait sous les fers de la bête ne différait pas essentiellement, en l'an de grâce 1803, de la route départementale actuelle. C'est une ligne à peu près droite qui s'allonge dans un vallon au fond duquel coule obscurément je ne sais quel modeste affluent du Madon. Le Madon, affluent lui-même de la Moselle, est un paisible filet d'eau qui a l'honneur de caresser la partie basse de Mirecourt,—sous-préfecture déjà célèbre au commencement de ce siècle par ses fabriques de broderies et de violons, également de pacotille.
De chaque côté de cette route s'étagent des vignes dont les produits ont un degré de parenté avec les crus renommés de Suresnes et d'Argenteuil.
Ces vignes,—s'élevant graduellement en plis légers qui forment comme les parois du vallon,—rejoignent de grands bois de chênes et de hêtres, au tronc sombre et moussu, entre lesquels blanchissent les pousses sveltes de quelques bouleaux. Cà et là, un quartier de roc montre sa tête chauve au milieu des feuilles, et la cime d'un sapin troue d'une note aiguë et sévère ce dôme de verdure aux tons clairs. On est encore dans les grasses gaîtés de la plaine; mais l'on pressent les sauvages et mélancoliques majestés de la montagne.
En juillet, le crépuscule du soir est, d'ordinaire, l'instant où la nature respire. Il n'en était pas ainsi en ce jour. Le coucher du soleil n'avait en rien rafraîchi ni allégé l'air embrasé et lourd. Le temps s'était brouillé. Aucune étoile ne s'allumait dans le ciel, devenu subitement couleur d'encre. De courtes rafales d'un vent tiède courbaient les échalas des vignes et agitaient les branches des arbres. L'eau tranquille de la petite rivière noircissait par places. Tout annonçait l'orage proche.
Le marquis éperonnait furieusement son cheval. Non point qu'il redoutât de se trouver enveloppé dans la mêlée de la pluie, des éclairs et de la foudre. Mais il lui tardait d'arriver. Un vague souci chevauchait en croupe derrière lui. Ce souci, qui se traduisait par une sorte de hâte fiévreuse, provenait-il des appréhensions qui avaient étreint le cœur et troublé le cerveau du jeune homme, au moment où celui-ci avait pris congé de son compagnon Philippe Hattier? Résultait-il des racontars—médiocrement rassurants—de maître Antoine Renaudot? C'est ce que Gaston eût été fort empêché de préciser. Toujours est-il qu'il souffrait...
Il devinait, en outre, qu'un malaise identique pesait sur le pays qu'il était en train de traverser...
Pas un seul voyageur,—piéton ou voiturier,—ne l'avait croisé sur la route. Encore que l'Angelus vînt à peine de tinter au clocher des paroisses qui se perdaient dans la poussière soulevée par la rapidité de sa course, pas un bouquet jaseur de commères, pas une bande grouillante d'enfants, pas un groupe de travailleurs heureux de se reposer de la journée finie, ne se montraient au seuil des maisons. Pas une lumière ne brillait à travers les fentes des volets clos au crochet et à la barre. Tout était morne, obscur, muet. Chaque village avait l'aspect d'un cimetière.
Si, par aventure, une porte entr'ouverte avec précaution se remuait sur le passage du gentilhomme, celui-ci pouvait voir luire, dans l'ombre de l'entre-bâillement, le canon d'une carabine, les dents aiguisées d'une fourche ou les prunelles flamboyantes d'un dogue de garde détaché de sa niche. Puis, l'huis se refermait brusquement; on entendait un formidable attirail de serrurerie jouer dans les pênes, les gâches et les cadenas,—et faute de pouvoir hurler à une lune absente, les chiens poursuivaient d'aboiements rageurs ou plaintifs le cheval et le cavalier.
Ce dernier se pressait vraiment comme un courrier chargé d'un message de l'Etat.
Tandis qu'il dévorait l'espace, tout son passé se déroulait en tableaux nets et prompts dans son imagination surexcitée par l'ivresse de la précipitation.
Ne dit-on pas que le condamné à mort voit jusqu'aux moindres détails de son existence tout entière se refléter dans la minute suprême qu'il met à gravir les degrés de l'échafaud?
Gaston se rappelait les années calmes et joyeuses de son enfance et de sa première jeunesse, dans le petit hôtel du Marais qui servait de pied-à-terre aux seigneurs des Armoises, lorsque ceux-ci venaient à Paris faire leur cour au souverain. Il se rappelait ses parents,—deux figures comme on en admire sur le vélin de ces pastels dont le temps enfume le verre et écaille ou brunit l'or du cadre: son père, un vieillard d'austère et martiale physionomie, dont les cheveux, nattés à la houzarde, tombaient en tresses blanches sur la pelisse brune, chamarrée de brandebourgs d'argent et étoilée des ordres du roi; sa mère, une fille d'Alsace au sang riche et aux yeux bleus, au sein puissant; gonflant à faire craquer le satin de ses atours; au front un peu carré qu'entourait à merveille l'opulente abondance d'une chevelure poudrée.
Il se rappelait sa double éducation d'homme et de gentilhomme: le digne abbé, son précepteur, dont les patientes leçons l'avaient initié au monde des sciences et des lettres, et le prévôt d'Académie qui lui avait enseigné tout ce qu'un cavalier accompli ne peut se passer de savoir,—tirer l'épée, courir les bagues et faire la révérence aux dames.
Il se rappelait ses débuts sous les lambris étincelants de Versailles et dans les bucoliques galantes de Trianon: Louis XVI, bourgeois couronné à l'œil placide, paterne et doux; le petit Dauphin, avec ses boucles blondes, son large cordon de moire bleue et son Saint-Esprit de diamants,—et l'altière beauté de Marie-Antoinette parmi les gazes et les linons de son déguisement de bergère.
Hélas! l'ouragan révolutionnaire avait soufflé sur tous ces vivants chers et augustes et en avait fait des fantômes!...
Eh bien, c'était pourtant sur l'un des épisodes de cette époque tourmentée que s'arrêtait le plus volontiers la pensée de notre voyageur.
Lorsque le séjour de Paris était devenu dangereux pour les personnes attachées au parti de la cour, le vieux M. des Armoises,—qui avait repris un commandement sous M. de Bouillé,—avait enjoint à sa femme et à son fils de se retirer dans ses propriétés de Lorraine et d'y attendre les événements. Ces événements, dans l'esprit du marquis, ne pouvaient manquer d'avoir promptement une solution favorable à la monarchie. L'Europe et la noblesse coalisées auraient à bref délai raison de la nouvelle jacquerie. La marquise et Gaston étaient donc arrivés au château des Armoises,—que le jeune homme ne connaissait que de nom,—et ils y étaient demeurés près d'un an, sinon cachés, du moins à l'écart et à l'abri de l'action sanglante de la Terreur.
Ajoutons que nulle part cette action ne se montra moins cruelle. C'est ainsi que, dans les Vosges, elle ne compta qu'une seule victime: un hobereau,—parent du fameux Coster Saint-Victor,—guillotiné à Mirecourt pour fait de correspondance avec le duc de Brunswick et le prince de Cobourg.
M. des Armoises avait, du reste, confié sa femme et son fils à l'attachement inaltérable de son ancien soldat Marc-Michel Hattier, père de notre Philippe.
Au physique, Marc-Michel Hattier était un homme d'apparence robuste et de visage durement accentué. Au moral, c'était une de ces honnêtes natures qui savent conserver au fond d'un cœur vaillant le souvenir des services rendus.
Son dévouement ne faillit pas à la famille de son maître, à cette époque si fertile en passions déchaînées, en noires ingratitudes et en lâches trahisons. Pour mieux protéger la marquise et Gaston, l'ex-trompette de Chamboran affecta les dehors d'un civisme farouche et se fit nommer président du club des Jacobins de Vittel, gros bourg dont dépendent les Armoises. Le jour où il revint d'une séance de ce club, coiffé du bonnet rouge et ceinturé des couleurs nationales,—insignes de ses fonctions:
—Pardonnez-moi cette mascarade, dit-il à madame des Armoises. Elle était nécessaire à votre sûreté. L'écharpe tricolore cachera sur ma poitrine la plaque de garde-chasse aux armes de mon seigneur; mais tant qu'un souffle de vie battra sous cette plaque, pas un de ces braillards de Paris ou de ce canton ne touchera à un cheveu de ma chère maîtresse et de mon jeune maître, à une pierre de leur château, à un arbre de leurs forêts, à une gerbe de leurs moissons.
La marquise lui tendit la main avec émotion:
—Hattier, lui déclara-t-elle gravement, vous étiez digne d'être des nôtres.
—Ah! madame, répondit le vieux houzard en mettant le genou en terre pour baiser cette main, vous me récompensez comme si j'avais fait autre chose que mon devoir.
La garde-chasse avait une fille dont la naissance avait coûté la vie à la brave et accorte vivandière de son régiment.
Conçue et portée à travers les fatigues de la guerre, Denise s'était sans doute ressentie de ces circonstances.
Grande, mince, frêle et brune, elle possédait une force nerveuse incroyable, une organisation supérieure, une imagination d'une ardeur peu commune, que dérobaient à l'appréciation du vulgaire son apparence maladive et ses instincts de timidité sauvage.
L'expression générale de sa physionomie était un mélange de sensibilité exquise et de résolution exaltée. Sa joue pâle s'encadrait de grosses grappes de cheveux, fins, longs, abondants, qui couronnaient d'un diadème d'un noir bleuâtre un front coupé comme celui de la Junon antique. Ce front pensait. C'était le front d'une femme, si la taille de Denise était celle d'une fillette et son sourire celui d'un enfant. La nuance de ses yeux, tour à tour pleins d'ombre et de soleil, eût embarrassé un peintre.
Le même heurt de contrastes se retrouvait dans les habitudes et dans le caractère de la sœur de Philippe Hattier. Son père lui laissait une liberté complète, dont elle usait tout naturellement, sans savoir qu'il pût en être autrement. Quand elle ne passait pas des journées entières penchée sur son tambour de dentelière,—la faiblesse de sa complexion lui avait fait choisir cette profession où les doigts seuls travaillent,—on la voyait bondir, joyeuse et vive comme un faon, à travers les taillis du bois, ou errer, rêveuse et mélancolique, par les sentiers de la prairie.
Séduite par sa gentillesse et cédant à ce besoin impérieux qu'éprouvent les mères séparées de leurs enfants de s'occuper des enfants des autres,—vous vous rappelez que Gaston était élevé à Paris,—madame des Armoises, pendant ses séjours successifs au château, s'était amusée à donner elle-même à Denise un peu de l'éducation qu'on réservait alors pour les filles de qualité. La fillette n'était donc plus une paysanne.
Mais ce n'était pas, grâce au ciel, une paysanne demoiselle,—une paysanne pervertie, encore moins.
Jamais elle n'avait fait la révérence aux gentillâtres du pays pour se faire prendre le menton et se faire appeler mignonne, ainsi que cela se pratique, depuis l'antiquité la plus reculée, sur les planches de nos théâtres. Jamais elle n'avait dansé sur la fougère ni sous la coudrette. Jamais elle n'avait encouragé Tircis, ni sollicité Mondor.
Nous jugerions presque qu'elle ignorait qu'elle était belle.
Pourtant, sa mise avait une rustique coquetterie qui la sacrait reine de la mode à quatre lieues à la ronde,—et, quand elle mettait sa coiffe de dentelle, à longues barbes flottantes, pour aller à la grand'messe de Vittel, tous les garçons de la paroisse n'avaient pas assez d'yeux pour l'admirer.
Un matin, son père lui amena un étranger d'élégante tournure.
—Fillette, prononça solennellement Michel Hattier, voici notre jeune maître, le fils de nos bienfaiteurs, M. le chevalier des Armoises. Il faut le respecter et l'aimer comme je le respecte et comme je l'aime.
Denise détacha son regard de son ouvrage et le leva curieusement sur Gaston. Son cœur battit bien fort sous la fine toile de sa guimpe; un rouge brûlant remplaça la pâleur de sa joue; par la fenêtre ouverte le ciel lui sembla plus clair, les arbres plus verts, la campagne plus riante.
Le gentilhomme retourna fréquemment à la maison du garde, d'où celui-ci,—toujours sur le qui-vive,—était absent le plus souvent.
Gaston avait vingt ans. A Versailles et à Paris,—où les dames se montraient aussi compatissantes que jolies,—on l'avait surnommé l'Insensible, à cause de son indifférence à l'endroit des œillades incendiaires des dames qui composaient l'escadron volant de la reine et en face des agaceries significatives des nymphes sans préjugés qui formaient le bataillon léger de l'Opéra. En vérité, je vous le dis, ce n'était pas plus un héros de Duclos ou de Louvet, courant de la brune à la blonde et moissonnant les bonnes fortunes, que Denise n'était une ingénue de M. Marmontel, raisonnant sur Dieu, la nature et le reste.
Ils s'aimèrent.
Madame des Armoises et Michel Hattier étaient occupés d'autre chose.
Les nouvelles de la capitale arrivaient, à chaque courrier, plus sombres et plus inquiétantes,—et les braconniers, les maraudeurs du pays commençaient à traiter les biens seigneuriaux en propriétés nationales.
Gaston et Denise se voyaient tous les jours. C'étaient des heures enchantées.
Puis, soudain, une lettre du vieux marquis tomba, comme un coup de foudre, au château. M. des Armoises s'était installé à Coblentz. Il mandait sa femme et son fils près de lui et leur indiquait les moyens de le rejoindre. Une lieutenance attendait Gaston dans le petit corps d'émigrés que M. de Condé venait de recruter. Il fallait partir sur-le-champ.
—Je reviendrai, promit dans les caresses et les sanglots de l'adieu le jeune gentilhomme à sa maîtresse éplorée,—je reviendrai, et notre enfant aura un père...
Denise secoua la tête en signe de doute. Et quand Gaston se fut arraché de ses bras, ses genoux fléchirent; elle s'affaissa sur elle-même en levant vers le ciel ses yeux noyés de larmes, et elle songea à mourir...
Mourir!...
Elle n'en avait pas le droit. N'allait-elle pas devenir mère?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
A l'armée royale, le lieutenant des Armoises s'était bravement battu, mais bien plutôt par devoir que par conviction. Esprit juste, clairvoyant, calme, mathématique, il ne se faisait aucun scrupule de reconnaître in petto que, dans le grand duel politique et social de la Monarchie et du Peuple, la Force, non plus que le Droit, ne se trouvait pas tout à fait du côté pour lequel il avait mis flamberge au vent. Obligé d'admettre pour légitimes, dans sa logique et sa bonne foi, une partie des revendications de la Révolution, il ne s'était pas fait un seul instant illusion sur le triomphe, au moins momentané, de celle-ci, et sur les changements importants que ce résultat entraînerait dans le fond et la forme de l'Etat. Résultats et changements, le jeune gentilhomme accepta tout sans révolte et sans rancune; car, dépourvu d'ambition, progressiste (s'il nous est permis d'antidater cette expression) et sincèrement patriote dans le sens élevé du mot, il était prêt à sacrifier à la pacification et au bonheur de son pays sa fortune, ses affections, voire même ses principes.
Il n'en fut pas ainsi du vieux marquis: la ruine de son parti et de ses espérances le tua. Il mourut à Londres, où il s'était réfugié devant les victoires des héroïques va-nu-pieds de la République. La marquise le suivit de près au cimetière. Leur fils leur ferma les yeux. Ce pieux office accompli, Gaston, orphelin, isolé, sans parents autres que des amis d'émigration dont il ne partageait ni les goûts ni les idées, Gaston fut pris du spleen, ce nuage noir formé des brumes de la Tamise et chargé des larmes d'Young et de ses lugubres imitateurs...
Il songea à revenir en France...
Une attraction invincible le rappelait, du reste, de l'autre côté du détroit. Le gentilhomme aimait toujours Denise. Et il se souvenait d'avoir fait une promesse...
Certes, du vivant de son père, notre émigré n'eût jamais osé concevoir la pensée de réparer une de ces fautes que les gens de sa caste considéraient comme la plus légère peccadille, du moment qu'elle avait «une vilaine» pour victime. Mais il restait seul sur la terre et maître absolu de ses actions. Puis, loyal avant tout, scrupuleux à l'excès, esclave de la foi jurée et doué de cette rare qualité de substituer dans la règle de sa conduite sa conscience à l'opinion, il s'était fermement décidé à vivre désormais aussi obscur qu'heureux, sur un coin du sol natal, entre sa femme et son enfant.
Cet enfant,—dont la naissance avait pu être dérobée à Michel Hattier,—devait toucher maintenant à sa dixième année...
Gaston brûlait de l'embrasser.
Depuis son départ, le gentilhomme n'avait jamais cessé de correspondre avec la fille du garde-chasse.
Par elle il avait appris,—presque en même temps—le décès de l'ex-trompette de Chamboran et la vente du fief des Armoises à titre de bien national. Michel Hattier, le fidèle serviteur, avait succombé sous le coup d'une apoplexie quasi foudroyante. Quant au château et à ses dépendances, la loi les avait adjugés, pour une poignée d'assignats, à un aubergiste de Vittel, appelé Jean-Baptiste Arnould. Ce dernier n'ayant survécu que sept ans à cette acquisition, sa veuve et ses enfants—deux filles et trois fils—manifestèrent l'intention de rétrocéder les Armoises à qui leur offrirait un bénéfice raisonnable.
Rien n'était plus commun alors. La Bande noire, qui plus tard racheta, pour les dépecer, les domaines et les donjons vendus nationalement, n'avait pas encore commencé ses opérations destructives,—et les acquéreurs de fraîche date de ces propriétés—de luxe plutôt que de rapport—avaient fini par s'en montrer singulièrement embarrassés. Quoi de surprenant qu'ils songeassent à échanger contre des espèces sonnantes des conquêtes révolutionnaires qu'un revirement de circonstances pouvait les obliger de restituer gratis à l'Etat ou à leurs possesseurs légitimes?
Gaston des Armoises était riche,—feu son père ayant eu, avant de franchir le Rhin, la précaution de réaliser les biens considérables, situés en Alsace, qu'il tenait du chef de la marquise.
Informé par Denise, notre émigré s'aboucha avec la succession Arnould. Nous connaissons le résultat de ces négociations. L'aubergiste défunt avait eu les Armoises pour un paquet de chiffons de papier: il fut convenu—par lettres—que ses héritiers les rendraient au fils de l'ancien propriétaire contre cinquante mille livres en valeurs ayant cours sur une banque étrangère,—les finances de la République n'inspirant qu'une médiocre confiance.
Nous avons dit que la loi du 6 floréal an X amnistiait les nobles demeurés en dehors du territoire français en ne frappant d'exception que ceux qui avaient exercé un commandement dans l'armée de Condé. Pour que le marquis profitât du bénéfice de cette loi, il lui fallut donc établir que son grade dans cette armée avait été essentiellement subalterne. Ces formalités prirent du temps. Ce ne fut guère que dans le courant de thermidor an XII que le gentilhomme, dûment autorisé, put rentrer en France par l'Allemagne.
De Strasbourg, il avait écrit à sa chère Denise, afin de lui annoncer son arrivée pour le lendemain. Vous l'avez vu s'arrêter quelques heures à l'hôtel de la Poste, à Charmes; vous avez assisté à sa rencontre avec Philippe Hattier, et vous comprenez,—maintenant,—son trouble et ses appréhensions en face d'un frère qui avait le droit de lui demander un compte sévère, si, par hasard, la jeune fille avait fait à ce brave soldat l'aveu de sa chute et de sa honte.
Nous le retrouvons sur la route de Vittel.
Le spectre du passé, que nous venons d'évoquer, tournoyait devant ses yeux aveuglés par les ténèbres. Notre cavalier pressait sa course, comme s'il eût voulu fuir sa propre crainte. Malgré lui, parfois, il tendait l'oreille dans le silence qui l'entourait,—et, alors, les battements de son cœur faisaient comme un grand bruit qui semblait l'épouvanter.
Il était brave pourtant. Ses compagnons de guerre auraient rendu ce témoignage que jamais plus vaillante main n'avait tenu l'épée. Mais que peut une lame,—si finement trempée, si solidement emmanchée qu'elle soit,—contre certains pressentiments?
De brusques rafales rasaient la terre; de larges gouttes de pluie commençaient à tomber; le tonnerre grondait en se rapprochant.
Gaston allait toujours.
Chose étrange: à mesure qu'il avançait, sa mélancolie redoublait...
Le chemin gravissait un mamelon. Un éclair déchira la nuit. Dans sa lumière bleuâtre et éphémère, un troupeau de bâtisses moutonna,—au bas de la côte,—accroupi autour d'un clocher...
C'était Vittel!...
Involontairement, le marquis pesa sur les rênes. Le cheval s'arrêta. Le gentilhomme se découvrit pour passer sa main sur son front, d'où ruisselait la sueur. Un nom, prononcé ex imo corde, glissa entre ses lèvres:—Denise...
—Si près d'elle! murmura-t-il.
Un instant, l'idée lui vint de traverser le village à fond de train, de pousser droit aux Armoises et d'aller frapper au volet d'un pavillon bien connu. Mais une sorte de raffinement sentimental l'arrêta. Il pensa:
—Il est tard. Tout est clos chez elle. Elle s'est endormie en songeant à moi. Elle sait que j'arriverai demain. L'attente est encore une joie. Laissons-lui savourer cette joie jusqu'au matin.
N'avait-il pas, lui, d'ailleurs, une affaire d'importance à traiter à Vittel?
Ne lui fallait-il pas faire halte au Coq-en-Pâte,—l'auberge des héritiers Arnould,—pour en finir avec ces possesseurs actuels du domaine qu'il était convenu de racheter? N'était-il pas urgent enfin qu'il se débarrassât entre leurs mains,—en échange d'un contrat de vente qu'ils devaient avoir préparé,—d'une somme qui pouvait attirer le danger sur celui qui en était porteur, dans un pays aussi mal famé?
Le résultat de ces réflexions fut que M. des Armoises s'engagea, au pas de sa monture, dans les rues obscures du bourg.
L'orage était alors dans toute sa violence: il pleuvait à torrents, les éclairs se succédaient presque sans interruption, et la foudre tonnait à coups furieux, précipités, continus.
Le gentilhomme fut assez longtemps avant de réussir à s'orienter dans cette averse.
A la fin,—après avoir franchi un pont, tourné un coude et dépassé une petite place,—il se trouva en face d'une assez vaste construction, dont le principal corps de logis s'exhaussait sur un perron de quelques marches.
Ce bâtiment était une hôtellerie. On entendait l'enseigne invisible qui se balançait au vent en grinçant sur ses gonds dans le fracas de la tempête. Une lueur se montrait derrière les rideaux fermés du rez-de-chaussée.
Gaston ne courait aucun risque de se tromper: il savait que le Coq-en-Pâte formait la seule auberge de la localité.
Notre cavalier mit donc pied à terre. Il attacha son cheval à un barreau de la rampe de fer du perron et monta prestement les degrés de celui-ci...