Читать книгу L'hôtellerie sanglante - Paul Mahalin - Страница 7

III
INTER POCULA ET DAPES

Оглавление

Table des matières

Nonobstant les appréciations de maître Antoine Renaudot, le rôti s'était trouvé cuit à point: il n'en restait guère que la carcasse, entre un buisson d'écrevisses furieusement mis à sac et un plat de truites saumonnées,—les truites roses de la Moselle,—auquel l'appétit des convives avait fait une large brèche. Maintenant les fraises de bois, les merises de la vallée de Fougerolles et les brimbelles nationales,—petites baies âcres, noires et parfumées, qui poussent dans une bruyère assez semblable au buis, sous les sapins,—couvraient la nappe, servies sur des feuilles de vigne, pêle-mêle avec les fruits confits, les gâteaux secs et les fromages piquants qui révélaient le calcul intéressé du soi-disant cordon bleu de Stanislas,—calcul dont deux bouteilles vides et une troisième à moitié pleine dénotaient la savante exactitude. En effet, il était évident que quiconque toucherait à ce complément du repas devrait, quelque sobre qu'il fût, se livrer à une ample consommation de liquide.

Le dessert est l'instant des expansions, des épanchements, des confidences.

Le sous-officier ne s'en montrait point chiche.

C'était un enfant de giberne: le fils d'un trompette et d'une cantinière de Chamboran. Sa mère était morte sous le drapeau en lui donnant une petite sœur. Son père, blessé à Rosbach près du maréchal de Soubise, avait dépouillé l'uniforme pour entrer au service de son ancien major, riche gentilhomme du bailliage de Mirecourt, en Vosges. Chez les serviteurs de ce temps-là, obéissance signifiait dévouement, et non servilité. Aux gages du marquis, son maître, l'ex-houzard avait conservé intacte sa dignité d'homme et de soldat. C'est ainsi qu'il n'avait point voulu que son fieu portât d'autre livrée que la livrée du roi, qui était alors celle de la France.

Elevé militairement dès le berceau, le gars s'était enrôlé en 1790 dans Conti-Cavalerie, dont le dépôt tenait garnison à Pont-à-Mousson. Puis, ce régiment de Conti étant devenu 5e dragons, et ayant échangé sa cornette blanche fleurdelisée contre le guidon tricolore, notre volontaire avait suivi les nouvelles couleurs de la Nation partout où il y avait des horions à «se repasser» et des lauriers à cueillir...

—Du diable, disait-il, si, pendant une douzaine d'années que j'ai traîné mes bottes du Zuyderzée jusqu'au Tibre et des plaines grasses de la Lombardie aux champs sablonneux de Ghiseh, du diable si j'ai seulement pensé à demander une permission de huit jours pour aller embrasser le vieil homme et la sœurette! Avec nos généraux, voyez-vous, pas moyen de s'amuser aux bagatelles de la famille. Tous les six mois, la République nous laissait cinq minutes pour souffler: nous profitions des cinq minutes pour dormir,—et nous soufflions en marchant.

—Pourtant, vous avez reçu des nouvelles du pays? questionna l'émigré avec une inquiétude dont nos lecteurs auront plus tard l'explication.

—Bon! trois lettres, ni plus ni moins: la première à Mayence, la deuxième à Milan et la troisième à Héliopolis. Et quelles lettres! Toujours la rocambole: «Ayant pour but de t'informer que nous sommes en bonne santé, nous désirons que la présente te trouve de même.» Pour ce qui était d'y répondre, il ne fallait pas y songer. Non pas que je sois brouillé avec l'écriture, sacrodioux! On manie, Dieu merci, la plume comme l'espadon. Mais on avait, ma foi, d'autres chats à fouetter, depuis les kaiserlicks de Mélas, d'Alvinzi et de l'archiduc Charles, jusqu'aux Mamelouks de Mourad-Bey!

A la formation de la garde consulaire, le sous-officier était entré d'emblée dans cette troupe d'élite. Sa belle conduite à Marengo lui avait valu un sabre d'honneur.

Oui, mais un pli cacheté de noir l'attendait au quartier du Luxembourg, à son retour de la campagne: le vieux trompette de Chamboran venait de passer de vie à trépas. Et Denise restait désormais seule et désolée à la maison...

Le parti du brave garçon fut pris en un instant:

Savary s'occupait à réorganiser l'ancienne maréchaussée dans les départements. Notre grenadier à cheval sollicita la faveur de servir dans ce corps. Sa requête ayant été mise sous les yeux du Premier Consul avec les pièces à l'appui:

—Je connais cet excellent sujet, avait déclaré Bonaparte. Il est actif, intrépide, intelligent. Avec cela, une poigne de fer et un cœur d'or. C'est un gaillard comme il en faut pour ramener et maintenir l'ordre à l'intérieur du pays. Pour stimuler son zèle, il serait convenable de lui accorder de l'avancement. Vous verrez, citoyen ministre de la guerre, à lui faire échanger ses galons contre une épaulette et à l'envoyer dans les Vosges, où, familier avec la nature des localités et le caractère des individus, il est appelé à rendre de réels services.

Le maréchal-des-logis avait donc été nommé lieutenant dans la gendarmerie nationale à la résidence de Mirecourt. Pour le moment, il rejoignait son poste et avait quitté à Nancy la diligence de Paris à Strasbourg, afin de se rendre à Epinal par la patache.

«—Vous y recevrez les instructions de vos supérieurs, lui avait dit Savary en lui remettant son brevet, et vous vous y entendrez avec les magistrats au sujet de certaines disparitions mystérieuses dont on n'a pas encore découvert les auteurs. Le Premier Consul se montre fort irrité de cet état de choses. Soyez vigilant, adroit, perspicace, énergique. Parvenez à faire la lumière dans cette étrange bouteille à l'encre. Vos épaulettes de capitaine sont au bout de votre succès.»

Le néo-lieutenant conclut:

—Une fois installé dans ma nouvelle position, je fais venir ma sœur près de moi. Elle sera l'allégresse et la maîtresse de mon ménage de garçon. Ensuite, j'espère bien trouver un honnête homme qui l'épouse. D'abord, j'adore les enfants, et je ne serai content que quand j'aurai une nichée de nièces et de neveux pour me tirer la moustache et me grimper aux jambes...

Il ajouta après une pause:

—Entre nous, il paraît que ma Denise a le droit de faire un peu la difficile. Eduquée comme une demoiselle par la feue dame du château, elle a déjà, à ce qu'on assure, rabroué plus d'un prétendant... Mais quoi! moi aussi, j'aurais pu continuer à poursuivre un quine à la loterie du canon...

Puis philosophiquement:

—Bah! tout le monde n'a pas la chance—et le mérite—de Murat, de Junot, de Lefèvre et d'Augereau. D'ailleurs, je ne suis ni ambitieux, ni orgueilleux, ni envieux, et je me répète, dans mon bon sens, que déjouer les complots des fripons, traquer les voleurs et les assassins, écraser le criminel sur son crime, c'est toujours défendre la patrie et contribuer, sinon à sa gloire, du moins à sa sécurité et à son bonheur.

Après cette péroraison, le narrateur se versa un verre de ce vin de Thiaucourt,—clairet, léger, de couleur pelure d'oignon,—qui ne souffre pas le transport et dont la chaleur et le bouquet veulent être humés sur place.

Son vis-à-vis l'avait écouté dans un silence qui recouvrait une anxiété secrète.

—Mon cher compatriote, reprit-il avec hésitation, vous n'avez oublié qu'un point dans tout ceci...

—Lequel?

—C'est de m'apprendre votre nom, si, toutefois, il n'y a pas, de ma part, indiscrétion à vous le demander...

L'autre éclata de rire:

—Mon nom?... Tiens, c'est vrai, suis-je bête?... Je ne vous ai pas dit mon nom...

Il souleva son bonnet de police:

—Mon digne père,—que Dieu ait son âme!—s'appelait Marc-Michel Hattier. En son vivant, il portait la casaque verte, le baudrier et la plaque de garde-chasse au domaine des Armoises, dans le district de Mirecourt, un peu au-dessus de Vittel. Moi, je m'appelle Philippe Hattier, pour vous obliger, citoyen, si jamais j'en étais capable.

L'émigré passa sa main sur son front, où perlait une légère sueur. Ensuite, avec l'air, le ton, le geste d'un homme qui prend une résolution suprême:

—Confiance pour confiance, fit-il brièvement. J'avais deviné votre nom. Voici le mien, en échange: je suis Charles-Louis-Gaston, fils et héritier du défunt marquis des Armoises...

Vous auriez juré qu'en prononçant cette phrase le marquis Charles-Louis-Gaston des Armoises allait au-devant d'un danger...

Vous auriez juré qu'il s'attendait à déterminer, chez celui à qui il s'adressait, l'explosion d'un courroux soudain et terrible...

Il n'en fut rien:

La physionomie de son interlocuteur ne dénonça guère qu'une stupéfaction intense,—mais dépourvue de toute apparence d'hostilité.

—Comment! s'exclama Philippe Hattier, vous seriez le fils du ci-devant marquis! L'héritier de ce brave seigneur! Ce petit Charles-Louis-Gaston qu'on faisait élever à Paris tandis que je grandissais à l'ombre du château!...

L'émigré appuya:

—Et qui n'ai habité ce château que pendant six mois,—il y a dix ans,—sous la Terreur,—alors que je me cachai dans les Vosges, avant de passer en Allemagne...

Ces mots renfermaient-ils un sens particulier? On l'aurait supposé à la façon dont ils étaient accentués. En parlant, le gentilhomme observait son compagnon du coin de l'œil et cherchait—évidemment—à saisir, à leur reflet sur le visage, quelles idées pouvaient germer dans le cerveau du militaire, quels sentiments devaient agiter son cœur.

—Il demeure calme, pensait-il, que signifie...? Denise aurait-elle gardé notre secret?... Son frère ignorerait-il mon séjour aux Armoises et ce qui en est résulté?

De fait, les traits de Philippe Hattier dénotaient seulement une sorte d'extase. L'honnête soldat restait là, les bras ballants, la prunelle fixe, la bouche béante. On l'entendait murmurer:

—Ah çà! voyons! est-ce que je rêve? Ma cervelle bat la chamade. On dirait qu'un boulet de trente-si m'a tapé sur la coloquinte...

Il se frotta les paupières à pleines mains et étudia, déchiffra, analysa la figure de l'émigré, qui l'épiait avec une tranquillité feinte.

—Oui, poursuivit-il à part lui, voilà le front hautain, hardi de notre ancien seigneur. Voilà le regard doux et bon de la châtelaine. Le rejeton rappelle le vieil arbre. J'aurais dû le reconnaître plus tôt...

Il se découvrit avec respect. Une larme sillonnait le hâle de sa joue:

—Je vous salue, monsieur le marquis des Armoises, dit-il d'une voix lente et grave. Le Ciel vous bénisse et vous aide! Pour moi, je le remercie du fond de l'âme de m'avoir fait retrouver dans le même individu mon généreux adversaire de Dawendorff et le fils des bienfaiteurs de ma famille...

Il ajouta avec une rondeur brusque et gaie:

—Comme ça, sacrodioux! je ne serai pas obligé de me couper en deux pour me dévouer,—cœur et sang,—à mon sauveur et à mon maître...

Il n'y avait pas à s'y méprendre: la joie de cette simple et franche nature était sans mélange comme sans réserve.

Un soupir de soulagement souleva la poitrine de l'émigré, et cette action de grâces s'étouffa sur ses lèvres:

—Dieu soit loué! Il ne sait rien! J'arriverai à temps!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la cuisine, maître Renaudot et Coliche achevaient de vider la fine bouteille qu'ils devaient à la générosité de Philippe Hattier. Les maritornes jacassaient. L'une d'elles, qui, en tournant autour des deux convives, avait ramassé çà et là les bribes de la conversation, confiait ce secret à sa compagne:

—Le maigriot est un marquis. Pourtant c'est lui qui mange le moins. C'est cocasse tout de même, la Micheline: un seigneur, ça devrait avoir plus d'appétit que le pauvre monde, puisque ça possède davantage les moyens de le satisfaire.

La Micheline haussa les épaules, pinça le bec et répondit:

—Une grenouille écorchée, ce marquis! Le militaire, à la bonne heure! Un paroissien qui est bâti comme les tours Saint-Nicolas,—tout pierres de taille et bois de charpente,—et susceptible de flanquer de fameuses raclées à une femme!

L'aubergiste, de son côté, déclarait au conducteur:

—J'avais flairé le personnage de qualité... On a du nez, Dieu merci... Vous comprenez: quand on a coudoyé—sous des lambris princiers—la fine fleur de la noblesse...

Coliche opina du bonnet. Ensuite il lampa la dernière goutte de son verre, et claquant de la langue:

—Pour du chenu, c'est du chenu. Un vrai gilet de velours sur l'estomac. N'empêche que voici l'instant de démarrer. J'm'en vas quérir mes poulets d'Inde...

Dans l'écurie, autour des «poulets d'Inde» que l'on venait de bouchonner, on s'occupait pareillement de l'émigré et de son compagnon.

—C'est un pays ensorcelé, affirmait l'un des palefreniers. Pas un voyageur n'en revient. Censément comme si le diable trouait le terrain d'un coup de griffe et vous les happait par la jambe pour les tirer dans sa marmite...

Un second appuya:

—L'enfer bout là-dessous, mes enfants, comme sous Bains, Bourbonne et Plombières. Ces sources d'eau salée, est-ce que c'est catholique? On prétend qu'elles guérissent un tas de maladies; moi, m'est avis que leur méchant goût d'amertume résulte des chrétiens qui se sont laissés choir dedans et qui s'y sont fondus jusqu'aux boutons de guêtres...

Le gars faisait allusion aux sources d'eaux minérales de Contrexéville et de Vittel, qui attirent aujourd'hui dans ces deux localités, voisines l'une de l'autre, toute une affluence de buveurs.

Celui qui avait parlé le premier reprit:

—Le muscadin de ce matin paraît calé. Sa valise pèse lourd. Gageons qu'elle contient autre chose qu'une paire de chemises de rechange...

—En ce cas, fit un troisième, sa peau vaut moins cher que la nôtre. Le diable est un malin fini. Il ne s'attaque qu'aux gens riches...

—Oui, mais il y a des pistolets dans les poches du manteau bouclé sur la valise...

Ces phrases se croisèrent:

—Le marchand de bœufs de Haguenau, qui a passé par ici en floréal, en avait, lui aussi, des pistolets...

—Et toute la justice d'Epinal n'a jamais pu savoir ce qu'il était devenu...

—D'ailleurs, le patron a prévenu le muscadin...

—S'il s'entête, tant pis pour lui!...

—Après tout, ça le regarde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur le banc, au bas de la fenêtre de la salle à manger, le mendiant dormait toujours.

A table, on en était au coup de l'étrier.

Le gentilhomme semblait maintenant tout rasséréné et tout à l'aise.

—Mon camarade, disait-il, j'espère vous revoir aux Armoises, où je vous précéderai demain. Nos pères s'estimaient et s'aimaient. Voulez-vous que nous fassions de même?

—Si je le veux! s'exclama Philippe Hattier avec l'expansion de la reconnaissance; mais sacrodioux! rien ne saurait me faire plus d'honneur et de plaisir. Désormais, monsieur le marquis, c'est entre nous à la vie, à la mort...

Depuis qu'il savait parler au fils de son ancien maître, le militaire avait cessé d'employer la formule républicaine de citoyen.

L'émigré reprit:

—C'est convenu, je compte sur vous et je vous attends au château.

—Et vous ne m'y attendrez pas longtemps, je vous en signe mon billet. Pas de danger que je m'emberlificote dans les feux de file à Epinal. L'histoire de recevoir la consigne de mes chefs et de présenter mes salamalecs aux gros bonnets du tribunal,—et je pique des deux embrasser ma Denise... A propos, vous savez, elle habite toujours la maisonnette du vieux,—la petite maison du garde,—sur la lisière du parc, au bas de la côte... Ah! mais, surtout, ne la prévenez pas de mon retour, hein, la chère fille!... Je serai si heureux de son étonnement et de sa joie, quand elle me verra descendre de cheval, au seuil du modeste logis, avec mon nouvel uniforme et mes épaulettes de lieutenant!...

Le marquis avait tiré de son gousset une montre de famille enrichie de diamants.

—Il est près de deux heures, fit-il. Je partirai à quatre; à huit, je serai à Mirecourt, et, à onze, à Vittel, où je coucherai.

Son interlocuteur s'informa:

—Vous ne pousserez donc pas d'une traite jusqu'aux Armoises? De Vittel, c'est l'affaire de trois coups d'éperon...

Gaston secoua la tête avec mélancolie.

—Vous oubliez, dit-il, qu'il n'y a personne aux Armoises pour me faire accueil, et que le château lui-même ne m'appartient plus...

—Comment?

—N'a-t-il pas été vendu à titre de bien national?...

—Alors, il faut le racheter! s'écria Philippe chaleureusement, et si mon boursicot de soldat...

Le gentilhomme l'interrompit pour demander:

—Eh bien! et la dot de Denise?

—Bah! Denise prendra patience... Je ferai des économies sur mes appointements d'officier... Et puis elle est assez gentille, assez sage et assez instruite pour qu'on l'épouse pour ses beaux yeux...

Une vive émotion se peignit sur la figure de l'émigré:

—Qui ne serait fier, prononça-t-il, de donner son nom à la sœur d'un brave garçon tel que vous?... Mais point n'est besoin de sacrifices: je rapporte de quoi racheter le château.

—Vraiment?

Un léger bruit se fit entendre du côté de la fenêtre. C'était le dormeur, qui, sans rouvrir les paupières, venait de changer de position.

Son œil et son oreille gauches étaient maintenant collés à la persienne.

Le marquis poursuivit, sans prendre garde à ce qui se passait au dehors:

—J'ai écrit d'Allemagne aux acquéreurs des Armoises. Ils consentent à me réintégrer en possession de l'héritage paternel, moyennant une somme de cinquante mille livres une fois payée...

Il frappa sur la poche de sa lévite:

—Cinquante mille livres que j'ai ici en portefeuille...

—Cinquante mille livres?... En assignats?...

—Oh! que non pas en excellents billets de caisse—au porteur—de l'Exchange-Office de Londres.

Philippe fit le salut militaire:

—Mes compliments, citoyen Crésus.

Il ajouta, après une pause:

—Mais pardon, tout à l'heure, en parlant des Armoises, n'avez-vous pas dit l'héritage?

—Eh bien?

—Est-ce que, comme moi, par hasard, vous seriez devenu orphelin?

—Mon père et ma mère sont morts sur la terre d'exil, répondit Gaston tristement, et je rentre en France, désormais seul de mon nom et de ma famille.

Le soldat eut un geste de respectueuse commisération:

—Excusez-moi, murmura-t-il, d'avoir réveillé cette douleur. Vos parents étaient de dignes gens. S'il y a un paradis là-haut, j'imagine que le bon Dieu leur y aura donné un billet de logement.

A l'extérieur bruissaient les sonnailles du collier des chevaux. On attelait. L'aubergiste entra et annonça:

—On va partir. Le conducteur réclame le citoyen militaire...

Philippe Hattier se leva:

—Une dernière santé à notre bonne rencontre!

Le gentilhomme toucha de son verre le verre du soldat.

—A bientôt, n'est-ce pas? fit-il.

Ensuite, s'adressant à l'hôtelier:

—Combien vous devons-nous, gros major des casseroles?

—Une demi-pistole pour chacun, citoyen.

—Ceci me regarde, dit l'émigré, qui jeta un double louis sur la table.

Le troupier voulut regimber:

—Ah! mais non! Pas de ça, Lisette! Chacun son écot, sacrodioux!

—Ne suis-je pas le maître? interrogea Gaston en souriant.

—C'est vrai. J'obtempère. Ce sera mon tour de régaler la prochaine fois.

Coliche cria du dehors:

—En voiture, citoyen voyageur, en voiture!

—On y va! fit Philippe en sortant. C'est égal, si je m'attendais!... Pour une journée à surprises!... De plus en plus fort, comme chez Nicolet!...

Au son de la pièce d'or sur la table, le mendiant avait tressailli. Ce mouvement le fit remarquer des garçons d'écurie occupés autour de la patache. L'un de ceux-ci s'écria:

—Qui est-ce qui s'est permis de déposer ce paquet de guenilles à notre porte? Allons! houp! décampons, et plus vite que ça, espèce de nid à vermine! Va roupiller dans le ruisseau! Tu salirais le tas d'ordures!...

Le dormeur ainsi apostrophé et secoué ne répondit que par un grognement sourd. Son corps, sous la poussée, s'affala de son long sur le banc. Des ronflements continus sortaient de dessous son chapeau de paille. Le palefrenier fit mine de le houspiller. L'émigré,—qui avait ouvert la persienne afin de voir son compagnon monter en voiture,—l'arrêta en intimant:

—Pardieu! laissez reposer ce pauvre hère tranquille! Je veux qu'à son réveil il puisse croire au proverbe: Le bien vient en dormant...

Sa main versa une poignée de monnaie sur la limousine du mendiant. Ce dernier n'avait pas bougé. Il continuait à ronfler avec une persistance énergique.

Cependant Philippe Hattier avait repris sa place dans le véhicule. Il échangea par la portière un signe avec le gentilhomme. Puis le conducteur enveloppa ses «poulets d'Inde» dans un vigoureux coup de fouet en lançant un Hue! éclatant. L'attelage fit feu des fers sur le pavé. La pesante machine s'ébranla. Elle traversa la place, s'engagea dans ce qu'on appelle le faubourg d'Epinal, tourna le coin de ce faubourg qui se relie à la campagne, et disparut dans les tourbillons de poussière que ses roues soulevaient derrière elle.

L'hôtellerie sanglante

Подняться наверх