Читать книгу L'hôtellerie sanglante - Paul Mahalin - Страница 6

II
DRAGON DE LA RÉPUBLIQUE ET CHASSEUR DE BOURBON

Оглавление

Table des matières

Profitons du moment où nos convives, attablés jusqu'au menton,—comme on dit en Lorraine pour qualifier les gens assis à l'aise devant un repas copieux,—dégustent le potage aux nouilles que vient de leur servir, fumant dans la soupière en terre de pipe de Sarreguemines, une grosse fille, riche en couleurs et insuffisamment peignée; profitons, disons-nous, de ce moment pour présenter à nos lecteurs ces deux personnages, qui sont appelés à jouer un rôle des plus importants: celui-ci dans le prologue, celui-là dans la suite de notre récit.

L'un et l'autre paraissaient avoir le même âge et confiner à la trentaine; mais il était impossible de différer plus complètement de physionomie et de costume.

Celui qui était descendu le premier de la patache portait avec une triomphante crânerie la tenue de route des grenadiers à cheval de cette garde consulaire dont les charges héroïques avaient si puissamment contribué au succès de la journée de Marengo, et qui allait bientôt prendre le nom de garde impériale, en même temps que le principal magistrat de la République d'alors deviendrait souverain de la France de Charlemagne; qu'Octave deviendrait Auguste, et que le général Bonaparte deviendrait l'empereur Napoléon. Sur la manche de son habit brillait le galon de maréchal des logis, galon glorieusement terni par l'eau des pluies, la poussière des étapes et la fumée des batailles.

Ce soldat, avec sa haute stature,—droite comme la latte qui avait fourni de si formidables coups de pointe aux Autrichiens, et que, pour l'instant, il avait laissée à l'intérieur de la voiture, en compagnie de son bonnet à poil et de son porte-manteau,—avec son teint hâlé, ses épaules larges, sa poitrine bombée comme une cuirasse et son cou solidement attaché, personnifiait merveilleusement cette superbe cavalerie pour la désignation de laquelle les Allemands créèrent plus tard un mot qui signifie masse de fer.

Une singulière expression de bonté, répandue sur les traits, corrigeait, en l'adoucissant, ce que cette plastique d'athlète avait de menaçant et de terrible. Cette épaisse moustache noire recouvrait un sourire plein d'insouciance et de franchise. Ces yeux, qui étincelaient d'une hardiesse indomptable, se tempéraient d'un reflet de saine et cordiale gaîté. Poing robuste et main loyale. En outre, l'aspect de force n'excluait point l'idée d'intelligence. Il y avait de l'enfant dans ce colosse et du caniche dans ce lion.

Son vis-à-vis, blond, mince, pâle, délicat, distingué, les cheveux légèrement poudrés, les extrémités d'une ténuité aristocratique,—le visage aux lignes correctes et graves, au front sérieux et rêveur, au regard voilé de cette mélancolie quasi fatale des gens prédestinés à mourir d'une mort violente,—était vêtu de l'une de ces lévites à petit collet que le duc d'Orléans avait mises à la mode à son retour d'Angleterre, et qui furent, sous le Directoire et le Consulat, comme une transaction entre le débraillé affecté par les jacobins et les élégances outrées des Muscadins, des Incroyables et de la Jeunesse dorée du club de la rue de Clichy. Son gilet à raies fleuretées s'ouvrait sur le jabot plissé d'une chemise de batiste. Son pantalon collant de casimir gris-perle s'arrêtait par un flot de rubans sur un bas de soie côtelé, que coupait l'échancrure en cœur d'une botte à la Souwaroff. Somme toute, sa toilette et son air étaient ceux d'un de ces émigrés rendus au sol natal par la loi du 6 floréal an X. Cette loi amnistiait les ci-devant nobles passés à l'étranger, à l'exception de ceux qui avaient exercé un commandement dans l'armée de Condé.

Quand notre sous-officier eut achevé sa deuxième assiettée de potage, il entonna d'un trait le coup du médecin. Ensuite, s'essuyant la moustache et faisant allusion au verre qu'il venait de vider:

—Encore un qui aura du temps à attendre pour passer caporal par rang d'ancienneté, sacrodioux!

—Vous dites? demanda son compagnon.

—Je dis sacrodioux! un juron du Midi que j'ai emprunté à Murat.

—Vous avez connu Murat?

—Nous avons été camarades de lit, il y a quelque chose comme douze ans... Non pas que je sois Gascon, par exemple! Ah! mais non! Je suis Lorrain, tout ce qu'il y a de plus Lorrain,—Lorrain comme ce jambonneau, dont je vais, si vous le voulez bien, vous envoyer une tranche... Enfant et volontaire des Vosges...

—Moi aussi, je suis né en Lorraine et dans les Vosges...

—Alors, à votre santé, mon pays!

—A votre santé, mon cher compatriote!

Après avoir bu, le voyageur blond examina, pendant une minute, le sous-officier avec attention. Puis il murmura:

—C'est étrange!

—Quoi donc?

—Votre figure ne m'est pas inconnue, et il me semble que ce n'est pas la première fois que votre voix frappe mon oreille...

L'autre le dévisagea à son tour.

—Ma foi, vous pourriez avoir raison, fit-il. De mon côté, je penche à croire que j'ai déjà eu l'avantage...—Est-ce que vous n'avez pas servi dans les armées de la Nation?

—Je regrette de n'avoir jamais eu cet honneur.

—C'est que, dans ce cas, voyez-vous, nous aurions pu nous rencontrer sur le Rhin, l'Adige ou le Nil: en Italie et en Egypte, avec le général Bonaparte; en Alsace et en Allemagne, avec Hoche et Pichegru, quand j'étais au 5e dragons...

—Vous étiez avec Hoche et Pichegru,—en Alsace,—au 5e dragons?...

—C'est là que j'ai attrapé mon premier atout et gagné mes sardines de brigadier...

—N'avez-vous pas pris part à l'affaire de Dawendorff?

—A l'affaire de Dawendorff?... J'ai failli y laisser ma peau!... Figurez-vous que nous venions de charger en fourrageurs et d'enlever deux canons aux Prussiens qui avaient battu en retraite dans le village, lorsqu'ayant mis pied à terre, au coin d'un bois, pour resserrer la sangle de ma selle, je suis subitement entouré par une demi-douzaine de grands diables à moustaches rousses...

—Des uhlans du régiment de Silésie...

—Justement. Ils me crient; «Ergib dich! Ergib dich!» en allemand: «Rends-toi!» Me rendre! Allons donc! Plutôt la mort! J'essaye de répondre à coups de sabre. Mais une balle tirée à bout portant me traverse l'épaule. Impossible de jouer du bras,—et voilà mes brigands qui s'apprêtent à me larder avec leurs lances... Par bonheur, survient un ennemi...

—Un ennemi?

—Minute! La langue me fourche. Je veux dire: un noble, un ci-devant, un royaliste... Car nous avions en face de nous le petit corps du prince de Condé: de rudes lapins, tout de même, et qui nous donnaient plus de fil à retordre, à deux ou trois mille qu'ils étaient, que tous les mangeurs de choucroute de l'armée austro-prussienne!

—N'était-ce pas un lieutenant aux chasseurs de Bourbon?

—Vous avez deviné... En le voyant arriver, je me croyais perdu, vu que nous ne faisions pas de quartier aux émigrés pris dans le combat... Pour sûr, il allait ordonner aux têtes carrées de m'achever...

—Ah!

—Eh bien, voilà où je me trompais du tout au tout...

—Vraiment?

—Le brave garçon, au contraire, enjoint aux Allemands de me laisser tranquille, et comme ils refusent d'obéir, il se précipite sur eux et exécute—de l'épée—un moulinet qui les oblige à décamper en un clin d'œil. Puis, il descend de son cheval et m'aide à remonter sur le mien, en me disant d'une voix douce comme celle d'une femme:

«—Nous ne faisons la guerre qu'aux idées de la République. Rejoignez vos compagnons, monsieur, et puisse notre sang, qui se mêle aujourd'hui dans une lutte fratricide, se confondre plus tard sous le même drapeau pour la gloire de la patrie!»

Une fois le pied dans l'étrier, le... reste fut bientôt en selle. Je baragouinais un tas de choses pour remercier mon sauveur. Mais lui, me saluant et m'indiquant ma route:

«On sonne le ralliement là-bas. Allez vite vous faire panser. Je vais en faire autant de mon côté, heureux que les blessures dont nous souffrons tous deux nous viennent de la main de l'étranger.»

De fait, nous saignions en duo que c'en était une bénédiction: moi, de ma balle dans l'épaule; lui, d'un coup de lance qu'il avait reçu de l'un de ces uhlans enragés en s'escrimant pour me dégager...

—Oui, au sommet du front, au-dessus de la tempe droite...

Le sous-officier tressauta d'étonnement.

—D'où diable savez-vous cela? demanda-t-il.

Son interlocuteur avança la tête:

—Voici la cicatrice, fit-il.

Le maréchal des logis se dressa sur sa chaise:

—Vous! C'était vous! s'exclama-t-il. Ah! sacrodioux! comme on se retrouve!...

Il suffoquait de surprise. Ses yeux étaient humides d'émotion. Toutes les joies de la reconnaissance resplendissaient sur son mâle visage...

Soudain, il se leva avec impétuosité et courut, les bras ouverts vers l'ancien lieutenant aux chasseurs de Bourbon:

—Sacrodioux! citoyen ci-devant, voulez-vous que je vous embrasse?

—Du meilleur de mon cœur, mon camarade.

Les deux hommes échangèrent une étreinte chaleureuse. Ensuite, carillonnant du couteau sur son verre, le sous-officier appela:

—Holà! la fille, l'aubergiste, la baraque, tout le tremblement!...

Les deux servantes accoururent au tintamarre.

Le militaire commanda:

—Attention, les poulettes! Ouvrons les ouïes à la consigne... Apportez-nous, incontinent, une couple de fioles de derrière les fagots: Thiaucourt ou Pagny, au choix. On ne regarde pas au prix. Seulement, si le vin n'est pas du plus chenu, je flanque le patron en bouteille à sa place... Est-ce compris?... Alors, à gauche, par quatre, Margoton et Jeanneton! Escadron, en avant! Au trot!...

Puis, s'adressant à son vis-à-vis:

—Je veux que nous trinquions ensemble avec la vieille liqueur des vignes de Lorraine.

Le digne soldat débordait d'une allégresse qui faisait trembler la maison.

Cependant sa physionomie se rembrunit tout à coup. Il se prit à examiner le «citoyen ci-devant» avec une soupçonneuse inquiétude.

—Ah çà! j'y songe, dit-il, vous avez émigré?...

—Eh bien? questionna l'autre.

—Eh bien, j'espère que vous n'êtes pas rentré en France avec de mauvaises intentions?

—De mauvaises intentions?

—Dame! il y a comme cela, pour l'instant à Paris, une bande de Vendéens, de Chouans, de partisans de l'ancien régime qui manigancent contre la République et le Premier Consul toute espèce de complots, de traquenards, de machines infernales...

—Rassurez-vous, répondit le gentilhomme d'un ton grave. En profitant du bénéfice de la loi qui m'a rendu au sol natal, j'ai accepté sans arrière-pensée les faits accomplis et l'ordre de choses existant. J'ai pu combattre à ciel ouvert pour une cause qui était celle de la noblesse; je ne conspirerai pas dans l'ombre contre la paix intérieure de mon pays. Ces messieurs de la Vendée ont leur opinion; j'ai la mienne. L'épée de la royauté s'est brisée dans nos mains: je n'en ramasserai point les morceaux pour les façonner en poignards.

Il ajouta avec un fin sourire:

—Croyez-moi, d'ailleurs, ce ne sont pas les Chouans qui menacent le plus l'existence de la République; ce ne sont pas les partisans de l'ancien régime, comme vous dites, qui menacent le plus l'existence du Premier Consul. Celui-ci a tout lieu de redouter autant Ceracchi et Arèna que Saint-Régent et Cadoudal. Quant à la République, si elle doit finir dans un avenir prochain, ce ne sera point au profit du prince exilé à Hartwell.

—Comment, interrogea le maréchal des logis, vous penseriez que le général Bonaparte?...

—Je pense que le général Bonaparte est un grand capitaine et un grand politique. Plus que personne, j'admire ses talents militaires et leurs éclatants résultats,—et si, comme, je n'en doute pas, il sait rendre la France aussi calme, aussi prospère au dedans qu'il a su la faire respectée et honorée au dehors, je me sens tout prêt à l'aimer.

Le sous-officier asséna sur la table, en témoignage de satisfaction, un coup de poing qui fit danser la vaisselle.

—A la bonne heure! s'exclama-t-il. On ne vous en demande pas davantage! Vous voilà désormais caserné dans mon cœur entre le héros d'Arcole, des Pyramides, de Marengo et ma petite sœur Denise!

Denise!

L'émigré tressaillit violemment.

—Vous avez une sœur qui se nomme Denise? s'informa-t-il d'une voix qui s'efforçait de maîtriser son émotion.

—Un joli nom, pas vrai?... Eh bien, je gage que la mignonne est devenue encore plus jolie que son nom, depuis douze ans que je n'ai pas aperçu le bout de son gentil museau!...

La servante rentrait, apportant deux fioles poudreuses:

—Ma mie, lui intima notre militaire, vous donnerez de ma part une bouteille du même à Coliche, le conducteur. Qu'il nous laisse jaser en paix. Aussi bien, je suis son unique voyageur, et nous avons du temps devant nous pour arriver à Epinal...

Il poursuivit en débouchant un flacon:

—C'était déjà un fameux brin de fille que ma Denise, la brunette, quand je quittai les Vosges pour le 5e dragons. Aujourd'hui, elle tire sur vingt-cinq ans. C'est une femme. Faudra songer à la marier.

Le soin qu'il mettait à débarrasser la fiole de son enveloppe de toiles d'araignée et de sa coiffe de cire rouge l'avait empêché de remarquer le trouble qui s'était emparé de son compagnon lorsque celui-ci lui avait entendu prononcer ce nom: Denise,—trouble, du reste, que l'émigré était parvenu à dominer après un effort d'un instant.

Notons ici une particularité qui avait dû échapper à nos convives, mais qu'il importe de faire connaître à nos lecteurs.

La salle à manger de l'hôtel de la Poste était située au rez-de-chaussée et donnait sur la place de Charmes par une large fenêtre, que l'on avait laissée ouverte à cause de la chaleur, et dont, pour empêcher le soleil de pénétrer à l'intérieur, on s'était contenté de fermer les persiennes à claire-voie. Sous cette fenêtre, il y avait un banc de pierre, sur lequel les voisins de maître Antoine Renaudot venaient faire la causette le soir.

Personne ne passait à cette heure sur la place, dont le pavé luisait comme un métal fourbi: les paysans étaient aux champs, les ouvriers à leur besogne et les bourgeois à leur digestion.

A peu près à l'instant où les deux voyageurs s'étaient mis à table, un mendiant portant bâton et besace avait débouché d'une ruelle qui communiquait à la campagne. Ce mendiant, dont le bas du visage se perdait dans une barbe grisonnante et touffue, tandis que le haut disparaissait sous un chapeau de paille grossière dont les bords tenaient à la calotte par des reprises, était, en dépit de la saison, emmitouflé d'une vieille limousine de laine, par les trous de laquelle on apercevait une culotte et une blouse qui n'avaient de valeur que pour la cuve d'une papeterie.

Ce mendiant avait traversé la place d'un pas lourd et traînant, comme un homme harassé de fatigue. Il était venu s'asseoir sur le banc. Sa tête, après avoir dodeliné à droite et à gauche, avait fini par se renverser en arrière et par s'appuyer à la persienne de la fenêtre, tandis que son chapeau,—ramené en avant et jusque sur sa barbe,—l'abritait du soleil, des mouches et de tout regard indiscret. Puis, il avait paru s'assoupir, comme vaincu par la température étouffante et bercé par le bourdonnement des voix des deux causeurs attablés.

L'hôtellerie sanglante

Подняться наверх