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IV
CONTRÉE MAUDITE

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Lorsque le roulement de la patache se fut évanoui au lointain, Gaston des Armoises revint s'asseoir près de la table qu'Antoine Renaudot était en train de desservir.

Quelque chose comme une ombre flottait sur les traits du jeune gentilhomme.

—C'est singulier! murmurait-il, il me semble que c'est la dernière fois que je me trouve en contact avec cette vaillante et généreuse nature. Il me semble que ce compagnon d'un instant emporte, en s'éloignant, la moitié de moi-même... Un malheur plane sur nos têtes... Laquelle menace-t-il? Je ne sais; mais, tout à l'heure, quand j'ai voulu répondre au geste que le frère de Denise m'adressait du seuil au départ, pourquoi est-ce ce seul mot: Adieu! qui est venu de mon cœur à mes lèvres?... Qui de nous deux est condamné à mourir sans revoir l'autre?

Il passa sa main sur son front comme pour chasser de son cerveau ce pressentiment funèbre. Ensuite se tournant vers l'hôtelier:

—Ça, causons, s'il vous plaît, mon maître.

Le Vatel vosgien s'approcha avec une révérence cérémonieuse et demanda, non sans un soupçon d'inquiétude:

—Est-ce que Votre Seigneurie aurait quelque lacune, quelque hérésie, quelque lapsus à reprendre dans l'ordonnance ou le menu de l'impromptu culinaire que j'ai mis tous mes soins à élaborer à son intention?

—Non pas, sur ma foi, mon cher hôte. Ce véritable festin de Gamache m'a paru en tous points orthodoxe et parfait...—Mais, d'abord, qui vous a appris?...

—Que c'est avec M. le marquis des Armoises que j'ai l'insigne faveur de converser en ce moment?... Eh! mon Dieu, ma pénétration naturelle aiguisée par la fréquentation des cours... Et puis, les pécores qui vous servaient ont des oreilles pour tout entendre et une langue pour répéter tout ce qu'elles ont entendu...

—C'est bien. Laissons cela. Il s'agit des moyens que vous allez me fournir de continuer mon voyage...

—Les moyens?...

—Sans doute: n'êtes-vous pas maître de poste?

Antoine Renaudot se rengorgea:

—Breveté et patenté par tous les différents gouvernements sous lesquels nous avons l'avantage de vivre depuis tantôt un quart de siècle.

—En ce cas, vous devez avoir des chevaux et des voitures à la disposition de ceux des voyageurs qui satisfont aux prescriptions de la loi. Voici un passeport en règle, et j'offre de payer ce qu'il faudra...

La physionomie de l'aubergiste s'était rembrunie peu à peu. Elle exprimait maintenant une angoisse réelle. De grosses gouttes de sueur sillonnaient sa face devenue couleur de tomate, et ses doigts, qu'agitait un tremblement saccadé, tortillaient fièvreusement son bonnet de coton:

—Certes, balbutia-t-il, dans une autre occasion, mon écurie, mes équipages, tout ici serait aux ordres de Votre Seigneurie... Mais dans les circonstances présentes, je ne me pardonnerais jamais d'avoir aidé à la perte de mon prochain... Si M. le marquis consentait seulement à modifier son itinéraire...

—Modifier mon itinéraire?...

—Je veux dire: s'il se décidait à changer de direction...

L'émigré regarda fixement son interlocuteur:

—Etes-vous devenu fou, mon cher? questionna-t-il, et puis-je me rendre ailleurs que là où mes affaires m'appellent?

—A Vittel?

—A Vittel.

—Ce soir?

—Ce soir.

Antoine Renaudot joignit les mains, et renvoyant son apostrophe au gentilhomme:

—Vittel!... Ce soir!... C'est de la démence!... Ah çà! vous ne savez donc pas ce qui se passe?...

—Ce qui se passe? Je le saurai quand il vous aura plu de me l'apprendre...

L'hôtelier se livra à une pantomime dont le désordre trahissait une sorte de vertige:

—Est-il possible? s'exclama-t-il. Quand les gazettes s'en occupent depuis un temps immémorial! Quand on s'en entretient dans tout le département, dans toute la province, dans toute la France! Quand il en a été question jusqu'à Paris, dans les bureaux du citoyen ministre de la police.—jusqu'aux Tuileries, dans le cabinet du premier consul Bonaparte!...

—D'accord, repartit l'émigré, dont l'impatience et l'humeur allaient croissant. Mais je n'arrive pas de Paris; je n'arrive pas des Tuileries; j'arrive d'Allemagne par la malle de Strasbourg qui m'a déposé à Nancy...

Il poursuivit en battant la table des doigts et en martelant le plancher sous le talon de sa botte:

—Pour Dieu, assez de réticences et de charades. Allons, voyons, expliquez-vous sans ambages et sans rébus. Sinon, je finirai par croire que la fumée de vos fourneaux a fait s'évaporer en vous ce qui vous restait de cervelle...

Maître Antoine Renaudot demeura un instant abasourdi sur le mot. Puis, leva les bras au ciel comme pour le prendre à témoin de cette foudroyante insinuation. Puis encore, il se résolut à parler...

Il parla fort longuement même...

Nous ferons grâce de sa faconde à nos lecteurs, et substituant notre prose à la sienne, nous en extrairons brièvement ce qui les intéresse d'une façon directe pour l'intelligence de ce récit.

Dix-huit ans avant que s'ouvre le drame dont le prologue s'achève sous vos yeux, des disparitions mystérieuses avaient commencé à mettre en émoi ce morceau de l'ancien duché de Lorraine que l'on pourrait découper en équerre dans le département actuel des Vosges, et dont les pointes seraient figurées par les trois petites villes de Neufchâteau, de Mirecourt et de Bains. Le gros bourg de Vittel forme le point central de cette équerre, qui ne mesure guère plus d'une douzaine de lieues.

La première de ces disparitions remontait à 1790. De cette époque à 1795, le chiffre s'en était rapidement élevé jusqu'à onze,—à la grande stupéfaction et à la plus grande épouvante des populations d'alentour. Les prévotés et les bailliages environnants s'étaient émus et remués; la lieutenance criminelle de Nancy avait ordonné d'informer; les magistrats et la maréchaussée avaient rivalisé de zèle pour retrouver quelque trace des victimes ou quelque piste des coupables. Soins perdus, vains efforts, ardeur inutile: aucune lumière ne s'était faite sur la nature de ceux-ci, ni sur le sort de celles-là.

La révolution était survenue. L'attention publique—violemment détournée des faits, des passions, des intérêts locaux—s'était reportée tout entière sur les événements politiques qui se précipitaient à Paris comme des coups de tonnerre dans un ciel que l'orage embrase d'éclairs. Et les Vosges, dont le patriotisme, plus prompt que celui du reste de la France, fournissait à la République naissante le contingent d'hommes et d'argent dont elle avait besoin pour repousser l'invasion; les Vosges, disons nous, avaient presque oublié les étranges accidents dont une parcelle de leur territoire avait été le théâtre, quand une nouvelle série de ces mêmes accidents était venue de rechef jeter la stupeur et l'effroi dans ces localités paisibles, honnêtes, primitives, que leur éloignement de la capitale avait su préserver des excès de la Terreur. Non seulement les disparitions avaient brusquement recommencé, mais elles s'étaient multipliées dans des proportions formidables,—sans cesser pour cela de se circonscrire dans l'espace restreint que nous avons indiqué.

Ceux qui en étaient les auteurs exploitaient—évidemment—avec une audace et une habileté sans pareilles le désarroi qui régnait dans le pays à une époque où tout avait croulé du vieil édifice administratif et judiciaire, et où rien n'était encore reconstruit de nouveau. Les anciennes «justices» provinciales et seigneuriales ayant sombré avec la ci-devant royauté, il n'y avait plus alors ombre de tribunaux que pour condamner les suspects, et tous les citoyens vraiment dignes de ce nom s'étant élancés aux frontières, aucune force publique n'existait plus à l'intérieur.

La garde nationale était restée seule chargée de tout ce qui constitue la police dite municipale ou active, dans ses multiples attributions.

Le Directoire entreprit de réorganiser la police à Paris et la force armée dans les départements.

Mais, dans la capitale, cette police se borna à protéger la personne des Directeurs et à surveiller les conspirateurs de toute sorte qui pullulaient alors sous les sobriquets et les déguisements les plus variés;—et, en province, l'action de la force armée fut entièrement absorbée par les grandes associations de malfaiteurs,—Chauffeurs, Faux-Saulniers, Compagnons de Jéhu, Masques de Suie,—qui faisaient la guerre à l'Etat non moins qu'aux particuliers.

Pendant ce temps, les disparitions continuaient dans les Vosges. Malheur à qui se hasardait dans le malo sitio, dont nous avons spécifié l'étendue et les limites! Quiconque touchait du pied ce sol maudit était à jamais perdu pour le monde. Une chausse-trappe s'ouvrait sous ses pas, au fond de laquelle il s'abîmait sans laisser un indice qui pût faire soupçonner ce qu'il était devenu à sa famille, à ses amis, à la justice. L'alarme rayonnait à vingt lieues à la ronde.

L'hôtellerie sanglante

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