Читать книгу Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises - Paul Margueritte - Страница 5
I
Оглавление«L'Amour!—Peu de chose!» pensa André.
«Des joies à fleur de peau, des chagrins à fleur d'âme, le rêve d'une Elvire et l'étreinte des filles, un besoin de pleurer, l'envie de rire, et du vague à l'âme par les nuits d'été; bref, une déception immense.
«Pourtant ai-je assez aspiré, naïvement, aux douleurs et aux voluptés de l'Amour, tel que le chantent les poètes et que le subissent les hommes, l'Amour pour qui l'on vole, l'on trahit, l'on tue, et qu'attestent et glorifient les chefs-d'oeuvre de l'art.
«Existe-t-il seulement?
«Ne ressemble-t-il pas à ce livre qu'Hamlet feuillette: «Que lisez-vous là, monseigneur?—«Des mots! Des mots!»
«Qu'importe, si ces mots recèlent une force magique, la vertu d'un charme qui enlève l'homme aux mesquines réalités, et l'enivre?
«Mais pourquoi ne la rencontrai-je jamais, cette ivresse?
«Sécheresse du coeur?—Non. Malchance?—Peut-être.
«De mes rares bonnes fortunes, il ne me reste que de l'indifférence, ou des regrets, et dans ce que j'ai éprouvé de meilleur, pas une joie pleine…»
Ainsi ressassait-il le néant de sa vie, morne, regardant de son bureau un grand mur en moellons rugueux, qui barrait le ciel, le jour, et comme la vie splénétique de l'employé.
Des monceaux de paperasses s'écroulaient devant lui. D'énormes bûches, dans la cheminée, pétillaient toutes rouges, empourprant le visage d'un vieil homme, courbé sur des registres. Les cartons, le long du mur, sentaient la poussière.
André s'étira, les doigts crispés, avec un bâillement de bête en cage, et brusque s'accouda, regardant devant lui, sans voir:
«Eh bien! il faut, si l'on n'aime pas, avoir l'illusion d'aimer. Vivre sans femme, sans une douce et continue présence, cela se peut-il? Quelle tristesse, le célibat! Et posséder des maîtresses de rencontre, espacer les jours et compter les heures, c'est être seul; on s'en lasse.
«Plus tôt, plus tard, l'habitude enfin s'impose, qui rive la chaîne. Pourquoi pas tout de suite?—Mariage, concubinage: même chose. L'un, jeune et libre, mais menaçant de représailles futures, de fausses hontes. L'autre grave, comme tout devoir et toute responsabilité, mais gros de joies intimes, conjugales, paternelles.» Ah! la femme, l'entendre, la frôler, la chérir, dans le bruissement de ses robes et la grâce de ses gestes, manger, vivre et dormir avec elle, à tout prix, demain, André l'exigera.
Depuis longtemps cette résolution couvait en lui. Sa mère en aurait un grand chagrin. Seule, maladive et jalouse, elle l'aimait d'une affection dévouée, étroite et égoïste aussi.
«Mais que faire?» se demanda-t-il.
Si l'on ne doit pas attendre de l'amour la joie de passions fortes, d'émotions violentes, du moins lui peut-on demander la douceur des intimités, le quotidien côte-à-côte, par lequel on supporte mieux les chagrins de la vie; et ils ont tellement accablé André, que la solitude lui fait horreur. Il veut quelqu'un à qui parler. Sa vie de sensations et de sentiments rentrés l'étouffe. Devant ce mur qui lui coupe la vue, et qui peu à peu a pris pour lui un sens hostile et symbolique, il éprouve un furieux besoin de s'évader, hors d'ici, et de lui-même.
Il a vingt-cinq ans, porte un des vieux noms de France: du Guaspre de Mercy, est grand et fort, quoiqu'anémié, assez beau, malgré la tristesse des yeux et le pli tombant de la bouche. Bachelier, s'il n'était paresseux, il aurait, comme tant d'autres, licences et doctorats. D'intelligence saine, de goûts délicats, malgré l'étroitesse de quelques idées, il est quelqu'un, de par la probité de son caractère. Il pourrait être haut placé, et ne serait point déplacé. Il l'est, dans ce bureau. Pourquoi?—Parce qu'il est pauvre.
Ce mot lui suggéra des réflexions amères.
«On croit que pauvreté signifie déguenillement, mansardes et pain noir. On ne s'imagine la misère que repoussante. Celle des gueux, oui. Mais il y a celle des riches: humiliante, parce qu'elle se cache sous les dehors du bien-être, cruelle, parce qu'elle dégrade et démoralise des êtres qui n'étaient point faits pour la connaître.»—Et André la connaît.
Faire tinter le premier du mois quelque argent, et le lendemain plus un liard, parce qu'on a payé les fournisseurs, s'abstenir de tout plaisir, petit ou grand, relever ses pantalons quand il pleut, mettre son vieux chapeau et son pardessus râpé, si l'on sort le soir, ne jamais entrer au café, craindre qu'on ne vous emprunte, parce qu'il faudrait refuser, regarder aux trois sous d'un omnibus, d'un journal, pratiquer cent privations, moins pénibles que ridicules, et, sentant que l'on n'en impose à personne, soutenir, avec une dignité comique, l'hypocrisie des convenances, ah! la piteuse existence!
Il pensa:—«Ai-je donc l'âme vulgaire? Est-ce mon amour-propre qui souffre? Suis-je trop délicat?—Fi donc!»
Il voudrait ne plus mentir seulement. C'est mentir que d'être ainsi vêtu, logé, nourri, quand on est pauvre. Il aimerait mieux promener avec insouciance un manteau déchiré et un feutre bossué, que de lisser tous les jours du coude son chapeau haut de forme, et de garder précieusement, pour ne les mettre qu'aux grandes occasions, une paire de gants nettoyés. S'il ne respectait sa mère, il rougirait, car elle a gardé le culte des apparences, fait des visites à des gens riches qui la dédaignent, aime le monde, où elle a brillé, jeune femme, et dont elle ne veut pas voir la nullité et la sottise.
Sa mère, André l'aime; comment ne l'aimerait-il pas? Et cependant il accepte l'idée de la laisser seule, s'il se marie: seule moralement, car il ne saurait la quitter. Est-ce que, quand même il y consentirait sans remords, la pauvreté le leur permettrait?… Mais alors, la présence d'une étrangère évincera la domination maternelle. Il se produira des tiraillements. Combien les deux femmes seront jalouses! André s'en attrista. Du moins, il épouserait une fille d'âme douce et forte, apte à tenir un ménage et à élever des enfants.
Mais ce droit même de disposer de lui, l'a-t-il?—Il s'interrogea avec angoisse.
Vis-à-vis de lui-même, il est rassuré. Il se sent capable de remplir son devoir, et ne craint pas d'abattre plus de besogne, afin de nourrir sa femme et ses petits. Seulement est-il libre? Ne se doit-il plus à sa mère, qui a tant fait pour lui?
Il récapitula le passé.
Qu'il était triste! Sa jeunesse lui apparut, traînée sur le cours d'une petite ville de l'Ouest, enfermée dans un collège, toute pleine de gris, sans joies. Son père, ruiné par les procès, demi-fou et inoffensif, le faisait sortir, le dimanche. On trouvait à la maison, revenues de la messe, la mère et la fille, pauvre Lucy, douce soeur qui le réconfortait, déjà malade. Le père mort, la mère, condamnée à la retraite, après une vie futile et des succès mondains, venait, avec ses deux enfants, à Paris. Et Lucy, en trois ans, poitrinaire, mourait. Elle avait des prévoyances d'enfant mûrie par le malheur et la maladie, et—André n'y pouvait penser sans angoisse—elle s'était éteinte sans regrets, presque avec joie, comme avec la conscience que sa mort allégerait le ménage, et qu'aussi, destinée à vieillir sans dot, espérant peu se marier selon son coeur, elle préférait mourir toute jeune, toute jolie, sans souffrir plus longtemps.
On déménagea, rendus plus riches—réalité cruelle!—parce qu'on était un de moins; et André et sa mère vécurent, dans un petit appartement, au quatrième. Les fenêtres s'ouvraient, d'un côté, sur un horizon de toits et de cheminées, de l'autre, sur les marronniers du Luxembourg.
Depuis commença une vie monotone, et les jours s'écoulèrent pareils, amenant le retour, une fois la semaine, de visites rendues à Mme de Mercy. Rarement dînait-elle en ville. Bien qu'elle vît beaucoup d'indifférents, une ou deux maisons, celles des Damours et de Mme d'Ayral, puis l'abbé Lurel, bornaient son intimité.
Ses examens passés, André avait dû prendre une carrière. C'était son grand regret d'y penser maintenant. Pauvre, noble, pouvait-il être autre chose que soldat? Sorti officier de Saint-Cyr, il aurait possédé un uniforme neuf, un bon cheval et un ordonnance. Sa vie eût été réglée, sa pauvreté honorable. Il aurait fait son chemin comme tant d'autres, et avec la conscience d'être à sa place, que le nom des Guaspre de Mercy était virilement porté. Mais sa mère!…
Par ses prières, ses sanglots, épouvantée de rester seule, elle l'avait détourné d'un désir si naturel. N'était-il pas dispensé déjà par la loi, comme soutien de veuve? Allait-il l'abandonner, partir pour des garnisons lointaines?… Il céda, par faiblesse, mais comme beaucoup de caractères bons et timorés, ne se résigna point et, malgré son respect, attrista plus d'une fois sa mère, par l'amertume de ses regrets.
Et quelle piteuse compensation lui avait-on offerte! une place dans les bureaux d'une grande Administration! et en se donnant tant de mal, en intriguant si péniblement. Quand il y songeait, et à la tristesse des quatre années perdues dans ce bureau, il devenait pourpre, comme si la honte l'étouffait.
Ah! certes oui, tout pesé, il ne doit plus rien à sa mère; il lui a sacrifié l'état militaire, il a accepté la vie sans ressources, sans avenir, sans fierté, d'un inutile gratte-papier: que peut-il faire de plus? Etrangler le besoin qui le torture d'échapper à cette solitude, à ce néant, il n'en a pas le courage. Il veut bien rester employé, puisque c'est correct, puisqu'il ne peut être marchand ou industriel, puisqu'il se doit à son nom. Hélas! aura-t-il assez sacrifié son bonheur à cette lettre morte, ce vain titre: un grand nom pauvre!
Et ce cri lui échappe, irréfléchi et soudain:
«J'épouserai Germaine!»
Il tressaillit, se demandant s'il n'avait pas parlé tout haut.
L'incendie des bûches s'éteignait; et le vieil employé, courbé sur les registres, gardait son attitude falote, la plume à la main, comme s'il écrivait.
«Germaine!—Et Mariette?»
Le premier nom appelle le second. André voit les deux femmes, quoique, par délicatesse, il s'en veuille de les associer dans sa pensée. Malgré lui, il les compare. Aussi bien, c'est entre elles deux qu'il va faire son choix, puisqu'il ne veut plus vivre seul. Mariage? Concubinage? La douce amie, Germaine? ou la maîtresse, Mariette?
Il les évoque.
Germaine Damours a dix-huit ans; une frileuse fillette, qu'un chiffon élégant habille, un petit être délicat, à qui il faut un nid capitonné. Son père, un avocat, très dévoué aux Mercy, la gâte trop. Les lundis soir, André va prendre le thé chez eux et, dans un coin, près de la mère, femme effacée et maladive, il regarde travailler les doigts blancs de Germaine, dans le cercle de clarté que projette la lampe. Son front et ses yeux restent dans l'ombre, ses lèvres et son menton sont lumineux. Quand elle le regarde, il se sent délicieusement troublé. Et pourtant elle n'est pas la femme robuste, la calme ménagère qu'il voudrait: contradiction éternelle entre le rêve et la réalité! N'importe! Charmé par la grâce frêle, un peu factice, de son joujou, il se dit chaque fois, sans penser aux difficultés, au consentement douteux des parents: «J'épouserai Germaine!»
Et Mariette?
Il l'aime aussi, cette fantasque fille à l'accent du faubourg, qu'il rencontra un soir, sanglotante d'amour sur quelque banc. Elle portait une robe d'ouvrière et, à chaque oreille, une perle bleue. Il l'avait reconduite jusqu'à sa porte. Le lendemain, ils s'étaient revus. Un soir, ils s'étaient aimés. Tous les jours, il allait l'attendre, à la sortie de son atelier. Puis elle l'avait planté là, pour un protecteur. S'étant rencontrés ils s'étaient repris, aimés, querellés, quittés, repris. Et maintenant excédée de l'homme qui entretenait son demi-luxe, elle se disait prête à quitter tout, acceptant de demeurer avec André. Elle travaillerait; à eux deux ils gagneraient le nécessaire. Un peu honteux à cette idée, pourtant aux heures mauvaises, où l'existence lui pesait, il se disait tout bas: «Je vivrai avec Mariette.»
Sentant la nécessité d'opter, il pensa:
«Vivre avec elle, quitter ma mère, serait mal et aussi imprudent. L'acoquinement à une femme, je dois l'envisager comme un malheur possible, engendré par une longue habitude; je ne puis l'accepter, immédiat. Mon labeur pour nourrir ma maîtresse couvrirait mal l'indignité de cette liaison. Car Mariette, je le crains, a une âme de fille. Lasse de moi, elle me quittera. Quoi de plus piteux qu'une union temporaire? et, si elle est continue, c'est un malheur pire. Mieux vaut se marier. D'autant plus que je ne lui dois rien, à elle, tandis que j'ai avoué à Germaine que je l'aimais.
«Je crois, et elle me l'a dit, qu'elle m'aime aussi. Donc, je suis lié envers elle… Seulement Germaine,… est-elle bien la femme qui me convient? Si délicate, habituée au bien-être, enfant gâtée, sera-t-elle bonne ménagère, sera-t-elle bonne mère?»
À l'idée des enfants, il resta perplexe, comme si l'image de sa petite amie soignant de gros bébés, lui semblait saugrenue, et improbable.
Au fond du coeur, il doutait d'un tel mariage et du consentement réciproque des parents. Cependant, par une contradiction bigarre, il allait de l'avant, uniquement parce que Germaine lui plaisait, et il se disait: «Qui sait? Si on me l'accordait. Sa dot est médiocre; mais c'est bien mon désir: épouser une fille riche, non!»
Cela lui rappela bien des discussions. Mme de Mercy avait toujours compté sur un mariage de convenances; c'est dans ce but qu'elle entretenait depuis sept ans des relations, et tenait tant d'entretiens particuliers avec sa vieille amie, Mme d'Ayral, et son confesseur, l'abbé Lurel. André n'y pouvait penser sans colère. Une haine instinctive s'élevait en lui contre un marché qu'il jugeait honteux.
—Monsieur de Mercy?
Il sursauta, tiré de sa rêverie, sentant vaguement qu'on l'appelait pour la seconde ou la troisième fois; le vieil employé était devant lui.
—Pardon, mais il est quatre heures. Voulez-vous que je porte au chef votre besogne, en même temps que la mienne?
Et ramassant les dossiers épars, il les mit sur son bras, avec déférence pour son collègue.
—Merci, Malurus.
Il le regarda et, pour la millième fois, revit un corps maigre, dans une redingote élimée, un gilet sale, et un pantalon recroquevillé, tout bossué aux rotules.
Hors d'une cravate roulée en corde, sortait une face bilieuse, glabre d'acteur, usée comme un vieux sou, plaquée de cheveux grisâtres, attristée par deux yeux bleus éteints, fendue par une bouche mince et décolorée. L'individu qui se tenait là, dans la ridicule livrée de son habit noir, était funèbre et cocasse comme son nom: Malurus. Digne avec cela, il représentait le spectre lamentable du vieil employé de ministère, dont la vie s'est écoulée entre les cartons, les pieds dans le feu, les doigts dans l'encre, le nez dans du papier: type fossile de suffisance, de misère et d'abrutissement.
Et tandis que le pauvre hère emportait les dossiers, André le suivait du regard, ironiquement:
«Il me respecte, parce qu'il me croit riche; à ses yeux, je promets peut-être un chef de bureau!»
Quatre heures sonnèrent. Il se leva, fit ses préparatifs de départ, regardant le calendrier, dont les mois et les jours futurs s'allongeaient, tristes.
«Encore un d'écoulé, pensa-t-il, un de moins à vivre, et je ne l'ai guère vécu!
«Si encore, j'étais marié, le temps passerait plus vite. Et il ne me semblerait plus que ce grand vilain mur m'étouffe, de son poids et de son ombre.»
Il sortit.