Читать книгу Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises - Paul Margueritte - Страница 8
IV
ОглавлениеUn jour vint où tout courage lui manqua.
Il eut alors des idées morbides, de maladie et de mort.
Ce n'était pas la première fois qu'il éprouvait cette consomption morale, ce dégoût quotidien, chaque jour plus amers. Déjà, adolescent, après la mort de sa soeur, il avait connu cette lassitude de vivre, ces obsessions funèbres qui hantaient derechef son sommeil et ses veilles. Et il avait été long à guérir.
Aujourd'hui, qu'il était homme, le même mal l'envahissait.
À tort ou à raison, il croyait sa carrière faite, et sans issue.
De quel côté se tournerait-il, en effet?
Le mariage, cet espoir auquel il s'était rattaché, lui semblait désormais impossible, depuis qu'il avait reconnu que Germaine ne lui convenait point. Certes, il était d'autres femmes, mais où les trouver? comment les connaître? Dans la rue? dans un magasin? dans un salon? André n'allait point dans le monde, ne connaissait personne. Ceux qui auraient pu l'aider ne se prêtaient point à un mariage d'amour pauvre. Puis, timide, il se défiait de lui-même. Prêt à se contenter du lot de bonheur que le hasard ou l'amitié lui eût procuré, il n'eût point su se tailler lui-même, à travers les événements, sa part de gloire, de richesse ou d'amour.
Il attendait et, rien ne venant, la patience lui échappait devant l'avenir, les années mortes.
De plus, avec sa mère, il en était arrivé à un état de crise aiguë; ce n'étaient plus entre eux, que contradictions, qu'aigreurs. Parfois, plein de honte, il redevenait bon et tendre, et elle-même dépouillait son ton acerbe; mais bientôt, cessant de s'entendre, ils recommençaient à souffrir.
Le bureau enfin lui parut intolérable.
Quel cauchemar: les rues où l'on passe, l'heure exacte, l'entrée au ministère, l'oeil du concierge, l'escalier, l'antichambre, la poignée de main de Malurus, l'éternel: «Vous allez bien!—Et vous même?», l'installation, la plume dans l'encre, l'annotation de dossiers ou la copie d'expéditions, le départ de midi et chaque fois: «—Je vais déjeuner» et Malurus invariablement:—«Bon appétit!» la sortie, le déjeuner en hâte, la fuite, la rentrée au bureau, copies sur copies, l'échange de lieux communs absurdes, l'odeur des cartons remués, la petite toux sèche de Malurus, les remontrances du chef, le temps qui s'écoule si lentement, la sortie hébétée de cinq heures, le retour à la maison, la lecture d'un livre, le dîner, puis la réclusion dans une chambre, le coucher, le sommeil ou l'insomnie; et le recommencement, le lendemain, d'une existence exactement pareille!…
Dans la rue ou au bureau, certaines figures l'irritaient, des propos, toujours les mêmes, le mettaient hors de lui. Portant l'hérédité, encore faible, d'une maladie de foie, André, condamné à une vie malsaine, devenait taciturne, avait le teint jaune, les yeux plombés. S'il était assis, des afflux de sang au coeur, parfois, le soulevaient brusquement. Il faisait, dans l'étouffant réduit, quelques pas, sortait dans le corridor, rentrait. La congestion le reprenait; et pourpre, le front dans ses mains, il ne pouvait dormir. L'entrée fréquente du sous-chef empêchait de lire. Et les journaux ne l'intéressaient guère. Les yeux fatigués de la pièce où il s'étiolait, il tisonnait dans la cheminée, regardait la face blême du commis, ne souffrait trop que lorsque Malurus ressassait d'interminables lieux communs: injustice des avancements, insuffisance des traitements, et cette loterie du sort qui avait avancé ses camarades, le laissant seul dans un coin, pour y mourir. Sa toux fêlée sonnait alors, fausse à entendre, comme ces grincements qui agacent les dents. Après vingt-cinq ans de services, tant de besogne, et force passe-droits, il devenait monomane. Et une influence malsaine se dégageait de lui et de la pièce même. La peur de devenir fou, par contagion, commença de hanter André.
Dès lors tout l'aigrit, l'exaspéra!
C'est qu'il subissait le contre-coup de quatre ans de vie recluse. Tout en lui se révoltait: la santé compromise, le cerveau fatigué, les nerfs malades et l'âme déprimée; car il avait le sentiment d'une déchéance, et cela surtout l'assombrissait. Mais l'avenir aussi le terrifiait! Demain, après, toujours, végéter dans ce bureau, l'esprit racorni et le corps ratatiné, y vieillir!…—Et l'idée des innombrables jours qu'il traînerait ainsi, lui écrasait l'âme, comme une montagne de pierres.
Il connaissait une autre souffrance, la solitude.
Il oubliait Mariette, voyageant avec un nouvel amant. Il allait rarement chez les Damours, et Germaine et lui ne se parlaient plus qu'en amis, comme si tacitement ils avaient reconnu leur méprise. Mais même lorsqu'il voyait constamment Mariette et Germaine, près d'elles ne s'était-il pas senti seul? l'entendaient-elles, lui? sentaient-elles ce qu'il souffrait?—N'être pas compris, par les êtres qui semblent le mieux faits pour vous deviner, paraît dur.
Physiquement aussi, il dépérissait,
Mariette disparue, il sentait se réveiller en lui, au bout de quelques semaines, troublant l'esprit, perturbant les sens, le vague et inextinguible besoin d'aimer.
Dans la rue, il souffrait de voir marcher, bras dessus bras dessous, les jeunes gens et les jeunes filles. Il enviait les fiancés, les époux et même les adultères. Des visages de femme le rendaient triste, d'autres, joyeux. La laideur le chagrinait, les formes belles lui donnaient une joie mystérieuse. Malade d'amour et de solitude, il ressentait, puis niait le trouble qu'apportent les voix, les parfums, le bruissement d'une robe balancée mollement, l'éclair entrevu d'un bas de soie.
Il suivait des femmes qu'il trouvait élégantes. Combien peu semblaient d'une race d'élite, raffinées, désirables surtout pour leur grâce et leur pureté, comme ces femmes d'Orient, baignées continuellement en des bassins d'eau vive. Les sens d'André contractèrent alors une délicatesse maladive. Des dégoûts le prirent. Il subissait des suggestions grotesques, absurdes, comme ces femmes dont les goûts se dépravent, quand elles sont enceintes.
Et peu à peu, dans cette crise qui menace souvent les vingt-cinq ans des jeunes hommes, logiquement, fatalement, à André persuadé de l'impossibilité de sortir de la vie où il tournait sur lui-même, venait une idée de libération, de salut: mourir.
Le mot de suicide s'enveloppait de préjugés religieux, philosophiques, sociaux, qu'il discuta avec sang-froid.
Sentant profondément et avec passion, comme sa mère, il tenait de son père un esprit de raisonnement et de réflexion.
Si donc il voulait se soustraire à la vie, c'était d'instinct, par l'obsession de sa profonde souffrance, et pour s'y dérober; par réflexion, parce que l'avenir ne lui offrant aucun débouché, il jugeait inutile de prolonger son angoisse secrète.
Il envisagea le suicide, gravement, et comme si, vis-à-vis de lui même, il pesait ses droits, sa liberté, et ne voulait mourir, qu'absous.
Au point de vue religieux, il trancha vite la question: il ne croyait pas.
L'idée qu'il serait lâche l'angoissa bien; cependant il ne le serait que d'une façon abstraite et philosophique, par cela seul qu'il se soustrairait, volontairement, à l'accomplissement de son devoir moral. Car d'être lâche, comme l'entend le vulgaire, il était bien difficile de dire s'il y avait plus de bravoure à supporter les peines de l'existence qu'à s'en affranchir, et si véritablement, du moins pour la foule des hommes, ce n'est point par lâcheté, précisément, qu'ils préfèrent une longue agonie, les misères, et la souffrance, à la libération courageuse, qui dépend d'un bout de corde, ou de la détente d'un pistolet.
Le trouble d'Hamlet ne pouvait non plus manquer de l'ébranler. De ce qu'il ne crût pas à l'immortalité de l'âme, il ne pouvait inférer qu'elle mourût: sa croyance n'engendrait pas la réalité ignorée. Mourir entièrement et abolir la détestable conscience de soi, et toute douleur et toute joie, c'était bien. Mais se survivre, quelle stupeur, quel effroi?—Soit! il en courrait le risque, estimant que tout vaudrait mieux que l'heure actuelle, jouant, en cas de survie, son bonheur sur un coup de dés.
Ainsi André se jugeait libre de mourir, s'en croyait le droit, s'absolvait.
Mais il sentait que ses raisonnements n'avaient point de valeur, et que la vraie raison de vivre n'en était pas moins là, rigoureuse et formelle. Qu'importaient les théories, philosophiques ou religieuses? quand, vivant avec sa mère, il se disait: «Je puis la tuer du même coup!»
D'ailleurs, vivrait-elle, quelle lâcheté de la laisser ainsi seule, infortunée!
Rien que pour elle, il n'avait pas le droit de disposer de sa vie.
À l'idée de sa mère, se joignait celle de la société, car Mme de Mercy, crucifiée dans sa tendresse, le serait presque autant, plus peut-être, dans l'opinion du monde qu'elle redoutait pardessus tout.
Il écarta d'abord cette objection, comme la plus faible.
Le monde, qu'avait-il fait pour sa mère, pour lui? Combien d'imbéciles, de méchants, de débauchés, grossis par une infime fraction d'honnêtes gens, composent ce que l'on appelle le monde? Il le méprisa.
Mais sa mère, la laisser seule, vieillissante déjà?
Ce fut, dans sa conscience, un débat long et cruel.
Il ne se croyait pas les moyens de sortir de son enfer; il regardait, naïvement peut-être, mais sincèrement, toute brigue, toute humilité, tout quémandage, et d'autre part aussi une alliance riche, comme choses honteuses. Et entre la mort et la honte, ces deux mots pompeux, et qui flattent l'imagination d'un jeune homme, il n'hésitait pas.
Un ami l'eût éclairé. Il n'en avait pas.
Mais sa mère!
À ce moment-là, André avait oublié tous ses griefs contre elle, et il ne s'en servit point pour se consoler. Il l'envisagea avec une tendresse et une reconnaissance ardentes, et attendri, il renonça presque à son projet pendant quelques semaines, en disant: «C'est impossible!»
Mais pas plus qu'il ne s'était résigné à son triste emploi, et à sa solitude, il n'eut le courage de chasser l'obsession morbide.