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III

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N'étant resté chez Mariette que quelques instants, il avait encore toute sa soirée devant lui.

L'esprit rassis, il s'étonnait, en arpentant le boulevard, d'avoir été remué ainsi, alors qu'il se sentait maintenant, si indifférent. L'air frais de mars lui rafraîchissait les tempes, et il s'interrogeait, ne s'expliquant pas ce dédoublement singulier, qui fait qu'une moitié de nous agit, tandis que l'autre moitié la juge, la blâme ou l'encourage.

Ainsi, il se rendait résolument chez les Damours, il y serait dans un quart d'heure, et sa conscience lui disait: «C'est mal, au sortir de chez ta maîtresse, d'aller voir ton innocente fiancée.—Bah! ripostait l'amour-propre, cela se fait tous les jours!» Et la volonté, engourdie, abdiquait tout effort, tandis qu'un mauvais petit sentiment perçait, mêlé de honte et d'orgueil.

En hâtant le pas il fit, devant la possibilité d'un mariage avec Germaine, un rapide examen de conscience. Il l'avait retardé jusqu'à présent, étouffant ses doutes, ses scrupules, mais cette fois, prêt d'agir, s'étant lui-même mis au pied du mur, il s'analysa avec sincérité.

«Est-ce que je l'aime vraiment? En laissant de côté ce qu'elle peut valoir, comme femme et comme mère, en la supposant, ce qui est douteux, vaillante, économe, prête à supporter la pauvreté, et m'aimant, non d'un caprice d'enfant, mais pour toute la vie, et en mettant les choses au mieux, moi, oui, moi, est-ce que je l'aime?

«Depuis quand cette affection soudaine? Depuis un mois, à peine. Qui l'a provoquée? Un accès de jalousie. Jadis, j'allais chez les Damours, sans ennui ni plaisir. Germaine, je ne la considérais que comme une enfant qu'elle était, hum! qu'elle est encore et… qu'elle sera toujours! Un jeune homme frisé, qu'elle recevait, me parut familier avec elle et, sans raison, absurde comme tous les hommes, moi, qui n'aimais point Germaine, je devins subitement furieux et jaloux.

«Elle n'aime pas le jeune frisé, c'est entendu. Elle me préfère, et depuis un mois, nous nous promettons le mariage…

«Mon Dieu! s'écria mentalement André, est-ce que tout cela ne serait qu'un enfantillage?

«Est-ce que, trompé par mon désir de prendre femme, je me serais mis, naïvement, à courtiser la première venue? Mais raisonnons! Germaine m'a troublé par ses grands yeux d'enfant précoce, le charme de sa taille mince. Est-ce que je ressentirais, sans m'en douter, une affection dépravée? Peut-être que je la désire, seulement? Alors, c'est mal. Et quant à l'épouser, ne serais-je pas bien imprudent? Elle-même, sait-elle à quoi elle s'engage, connaît-elle la valeur des paroles, le danger des aveux? C'est une enfant, je le vois bien. Mais pourquoi en ai-je seulement conscience, aujourd'hui?

«Est-ce parce que la nécessité d'agir me dégrise? ou que je sors, l'esprit rassis, de chez une autre? Ah! ce qui est misérable, c'est que nous prenions pour de l'amour vrai, passionné, éternel, ces sollicitations troubles de la chair, ces vagues ardeurs de l'âme, tout ce qui s'agite en nous de vain et de tumultueux!»

Cinq minutes après, il entrait chez les Damours plus irrésolu que jamais.—Il salua l'avocat, échangea un regard avec Germaine, souriante. Et cela suffit à le rendre de nouveau amoureux, au point de vouloir pressentir le père, le soir même. Ému, à cette idée, il laissa causer les quelques personnes qui étaient là, et silencieux regarda, à la dérobée, Damours.

C'était un homme lourd, d'encolure plébéienne, à la voix forte, au visage rouge et barbu, que caractérisaient la lèvre inférieure en lippe, d'énormes sourcils, et un regard bon. Impérieux pour les siens, passant pour brutal auprès des autres, il témoignait à André une politesse mêlée de déférence, qui recouvrait beaucoup d'intérêt et d'amitié.

Le comte de Mercy avait patronné l'étudiant en droit à ses débuts, l'avait aidé de sa bourse. De père en fils, les de Mercy, dans leurs terres, avaient protégé les Damours, paysans et fermiers. L'avocat ne reniait pas cette espèce de vasselage; il avait plaidé dans plusieurs procès pour le père d'André, et reporté en affection sur le fils la reconnaissance qu'il gardait au père.

Gagnant largement sa vie, grâce à son énergie, son labeur rude, il pensait, avec malaise et timidité, à la pauvreté des de Mercy; il eût voulu les obliger, leur être utile, mais comment? Il avait songé à ce qu'André fit son droit, travaillât près de lui; il lui céderait un jour sa clientèle: projet irréalisable. La fierté de Mme de Mercy ne se serait jamais accommodée de ce que son fils fût avocat, même riche et considéré.

L'idée qu'André épousât Germaine ne lui était pas venue. Marié à une femme de chétive santé, souvent alitée, il ne pouvait croire que sa fille le quitterait. Il l'aimait passionnément; c'était le seul égoïsme de cet homme de travail et de sacrifice. Puis il ne se croyait pas assez riche, il rêvait une fortune pour son enfant. Enfin, il la jugeait avec raison trop jeune; la marier déjà lui eût semblé un crime.

Germaine et André s'étaient isolés, dans le salon. Trois ou quatre personnes graves jouaient à l'écarté, l'adolescent frisé était au piano, deux jeunes filles causaient, avec des petits rires étouffés, et Damours passa dans la chambre de sa femme, souffrante.

En face l'un de l'autre, noyant leurs yeux et leurs pensées, André et Germaine se regardaient, sans s'être encore dit un mot: lui, heureux et ne songeant plus qu'à plaire à cette mignonne fille; elle, troublée sans doute, indéfinissablement, mais surtout étonnée, et ne ressentant rien encore que le vague et lent éveil de ses premières sensations de vierge.

—Germaine, balbutia-t-il, m'aimez-vous?

Elle baissa la tête, et si bas qu'il se demanda s'il ne rêvait pas la réponse:

—Oui.

—Voulez-vous que je parle à votre père ce soir même?

Elle releva vivement le front, lui jeta un joli regard effrayé, et avertie par son instinct:

—Non! Laissez-moi faire…

—Mais bientôt, n'est-ce pas?

Elle hésita; sans doute son coeur n'avait pas encore parlé; et pourtant avec une assurance de femme, lui mentant et se mentant à elle-même:

—Oui! bientôt!

—Vous me le promettez?

—Je vous le promets.

—Je suis pauvre, vous le savez, je vis avec ma mère; il vous faudra de la bonté, du courage, et…—Il n'osa parler des enfants; Germaine rougissait. La réalité de ces choses l'effarait, elle aimait mieux l'entendre parler câlinement; elle sentait bien qu'elle ne saurait encore être femme ni mère: une petite amoureuse oui, c'était si charmant. Et comme André continuait, elle eut un air d'ennui, de crainte, et prestement:

—Chut! papa!—et elle s'esquiva.

André pensa, regrettant son aveu: «J'ai fait une sottise, n'avais-je pas deviné ses craintes, ses doutes? nous ne nous aimons pas!» Et cependant il disait à Damours, à tout hasard:

—Je veux me marier, la solitude me pèse, ma vie d'employé me harasse; la nécessité de soutenir un ménage me donnera le ressort nécessaire, me fera faire des efforts vigoureux; je sortirai de mon atonie; il est grand temps: c'est devenu pour moi une question de vie et de mort.

L'avocat devint grave, et passant son bras sous celui d'André:

—Mon cher enfant, dit-il, les événements n'ont pas marché selon notre désir. Vous avez aujourd'hui une position faite, mais fausse. Un peu, beaucoup par votre faute. On arrive dans les administrations par la faveur: ah! le mot vous irrite! mais en somme, vos parents ont rendu des services à l'État, cette faveur n'est que de la justice. Trois fois j'ai voulu vous faire mieux placer, vous avez refusé. Si vous êtes dans les mêmes intentions, et je le crois,—fit-il avec un sourire,—car je vous sais entêté comme votre père…—Bonjour, mon ami!… et Damours s'interrompit pour serrer la main à son neveu, jeune officier d'artillerie qui venait d'entrer;—je vous approuve donc, continua-t-il, de vous marier; à une condition: c'est que vous fassiez un mariage digne de votre nom et de votre position sociale.

—Un mariage riche! s'écria André avec répulsion.

—Permettez! je ne vous conseille ni un marché ni une mésalliance. Mais un de Mercy se doit d'épouser qui le vaut. Il vous faut quinze mille livres de rentes. Vous le devez à votre mère, à vous-même. Vous vous êtes mal embarqué dans la vie, voilà le moyen d'en sortir.

—Non! non!—répéta André, avec des coups de tête résolus.

—Croyez-vous donc que vous serez l'obligé de votre femme? Estimez-vous plus haut! D'ailleurs, un seul mot, pesez-le. Riche, ayant épousé une fiancée jeune et digne de vous, vous êtes maître de votre existence. Qui vous empêche de rendre votre femme heureuse? Sera-t-elle moins aimable pour quelques misérables sacs d'écus? Pauvre, mari d'une pauvresse, vous mènerez une vie lamentable, sans noblesse, sans dignité, et sans amour. Autant vous mettre une pierre au cou, et vous jeter à l'eau!

Pendant ce temps, l'officier d'artillerie causait familièrement, galamment avec Germaine, et celle-ci, intimidée, émue, rougissait, comme prise par des sentiments soudains, nouveaux. André sans répondre, les observait.

—Allons,—dit Damours, le croyant ébranlé parce qu'il se taisait,—voulez-vous que je vous cherche femme? ce sera avec une joie sincère.

Germaine souriait, les yeux troubles. Elle ne regardait personne, que le jeune officier. Elle avait un air de chatte, alléchée par un bol de lait chaud, et qui en même temps reste défiante, comme si elle avait peur de se brûler. Était-il sincère, ce beau garçon, qui lui laissait entendre, depuis plusieurs jours, qu'elle était jolie, charmante, et qui cavalièrement, la regardait dans les yeux?

—Voulez-vous? répéta Damours.

—Non!—et André pour atténuer ce que sa voix avait de dur, ajouta:—Je ne peux vous expliquer ça, c'est plus fort que moi; je me mépriserais, d'épouser une femme d'argent!

—Eh! mon cher!…—et l'avocat, avec un regard de confesseur et un sourire sceptique, pensait: «Ce ne serait pourtant pas une si mauvaise affaire!»

André se méprit et répliqua avec chaleur:

—Croiriez-vous donc que je cède à une arrière-pensée égoïste? qu'en préférant une femme sans fortune, je spécule sur sa reconnaissance? que je veuille en faire mon obligée, ma servante? Ce serait une faiblesse bien pire! Je ne l'ai pas.

—Mais!… Tant mieux!

Et l'avocat rougit un peu, parce qu'il ne pensait pas à cela, et qu'on interprétait mal son sourire, frappé par l'idée émise, il répéta:

—Tant mieux!

—D'ailleurs, je réfléchirai.

André prit congé, salua Germaine qui parut interdite à sa vue, comme si elle reconnaissait ses torts et sa légèreté, mais il lui sourit, ainsi qu'à l'officier.

Sa belle passion était tombée.

«Hier le frisé, moi aujourd'hui, demain le lieutenant, ces petites filles, pensa-t-il, n'aiment personne; seulement d'instinct elles aiment l'amour.»

Il rentra se coucher, et ne put dormir. Il se sentit horriblement fatigué; outre ces grands projets qu'il agitait, ces doutes cruels d'où devait dépendre le bonheur ou le malheur de sa vie, que de sensations, d'impressions variées, complexes, contradictoires, avait-il, dans ce seul jour, éprouvées!

À deux femmes qu'il n'aimait pas, il avait dit qu'il les aimait. Et pourquoi? Tout se brouillait dans sa tête. Que devait-il faire? où étaient la vérité, le bien, le juste? Qui pouvait le conseiller?

Il se promit de s'entretenir, longuement, avec sa mère. Pourquoi, malgré les termes de froideur et de réserve où il se tenait avec eux, ne demanderait-il pas leur appui à l'abbé Lurel et à Mme d'Ayral.

Dans son insomnie, il se représenta dans la matinée du lendemain, assis près du chevet de Mme de Mercy. Il évoqua le petit salon glacial du prêtre, homme souple, grave et intrigant, puis le boudoir tendu de vieilles soies, de Mme d'Ayral, bienveillante sous ses bandeaux blancs. D'avance, il les écouta, imaginairement.

Tous parlaient comme Damours.

Seulement sa mère le suppliait de ne se point marier si jeune. Le prêtre lui conseillait de demander à Dieu d'éclairer ses doutes.

Mme d'Ayral le plaignait, avec une légèreté de vieille coquette, d'abdiquer sitôt sa jeunesse et sa liberté.

André se dit alors:

«À quoi bon parler?»

Il ajouta:

—Je ne me marierai point.

Et le lendemain, il retourna à son bureau. Il reprit son travail monotone et vide, écouta les rabâchages de Malurus, et, pendant des semaines et des mois continua à vivre, d'une vie morne et fermée, régulière et cruelle, les yeux écarquillés sur le grand mur qui lui cachait le ciel.

Jours d'épreuve: Moeurs bourgeoises

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