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II
ОглавлениеLe soir, en se mettant à table, il négligea, soucieux, de baiser la main de sa mère, selon son habitude. Mme de Mercy, très formaliste, fut imperceptiblement froissée.
—Es-tu indisposé, André?
Ces mots, et le ton avec lequel elle les prononçait toujours, l'agacèrent d'avance; il répondit:
—Non!
Elle le regarda, frappée de la sécheresse de la réponse, et eut l'imprudence de dire:
—Tu es de mauvaise humeur, tout au moins?
Il leva la tête, souffrant, et se mit à manger silencieusement; mais elle jeta ces mots:
—Tu es peu prévenant, André; j'avais ma migraine, aujourd'hui. Cependant je suis sortie pour rendre visite aux d'Aiguebère, à qui j'ai parlé de toi.
De nouveau il regarda sa mère. Les êtres qui vivent ensemble contractent un tact subtil et affiné qui les éclaire sur les demi-mots, les sous-entendus, et leur montre, sous le moelleux des discours, la griffe des intentions. Il faillit répondre:
«Je ne suis pas oublieux, comme tu m'en accuses, et je suis fort triste que tu aies la migraine, mais quant aux d'Aiguebère, dont tu brigues la protection, je ne puis te remercier, parce que je désapprouve ta démarche.»
Il se retint:
—Iras-tu chez les Damours, ce soir?
—Moi?—fit-elle d'un air surpris et avec une affectation visible,—pourquoi irais-je? Je trouve ces gens communs, et je m'étonne que tu trouves du plaisir… Ah! je sais, Germaine! mais…
Sur ces réticences, elle s'arrêta.
André pensait, avec une colère sourde:
«Oh! sans doute, ils sont communs. Le père est fils de paysans, il s'est instruit tout seul; mais les Damours ont du coeur, les d'Aiguebère n'en ont pas. Les uns se mettraient au feu pour nous, tandis que les autres… Quant à Germaine, ma mère a bien fait de n'en pas dire de mal, je ne l'aurais pas supporté.»
Il dit tout haut:
—J'irai seul, en ce cas.
—Va, mon enfant.
Et elle eut un sourire mélancolique qui toucha André, mais elle ajouta:
—À mon âge, je sais rester seule.
Et le ton de ces mots le peina.
—Eh bien!—fit-elle pour changer de conversation—as-tu fait beaucoup de besogne au ministère?
—Oh! sans doute! j'ai taillé trois crayons, changé deux fois de plume, réglé du papier blanc, copié des paperasses, fait des taches d'encre, usé ma gomme et cassé mon grattoir.
Mme de Mercy porta son mouchoir à ses yeux:
—André, pourquoi me fais-tu de la peine?
Bien que cette scène ne fût pas nouvelle pour lui, il courut l'embrasser.
—Ne pleure pas, j'ai tort.
—Non! c'est moi, je te fais du chagrin, je le vois bien.
—Tais-toi! tais-toi!—disait-il en l'embrassant.
—Mais, continua-t-elle, si tu souffres de ta position fausse, crois-tu que je ne la déplore pas? Avec ton nom, tu devrais être autre chose qu'un employé. Pourquoi ne veux-tu pas aller dans le monde, solliciter une place digne de toi? Si encore tu me laissais faire, mais non, tu préfères rester obscur, dans ton coin.—Est-ce là place d'un de Mercy?
Mais lui:
—Que veux-tu, je voulais être soldat…
Elle se rembrunit et pinça les lèvres. «Encore des récriminations! André est impitoyable,» pensa-t-elle. Mais il n'appuya point.
—C'était mon goût. Tu n'as pas voulu; que ta volonté soit faite. Mais songe que n'étant pas soldat, et que n'ayant pas voulu être magistrat (toi-même m'en as dissuadé), ou prêtre (et je n'avais nullement la vocation), songe qu'alors je ne pouvais rien être du tout que ce que tu as fait de moi, un employé.
—Mais tu deviendras bientôt sous-chef de bureau, mon enfant! il est impossible que tes chefs ne te remarquent pas.
Il renonça à la détromper. Depuis quatre ans qu'il occupait la même place, dans le même bureau, André avait jugé son avenir: il serait nul, faute de protections.
Un long silence, depuis qu'ils étaient sortis de table, durait entre Mme de Mercy et son fils. Il se leva tout d'un coup, entendant sonner la pendule.
—Tu me quittes déjà?
—Excuse-moi, un rendez-vous…
—Il est cependant trop tôt pour aller chez les Damours? fit-elle avec intention.
Il rougit, et lui en voulut d'appuyer là-dessus.
—Oh! garde ton secret! mon ami!
Et son ton parut injuste à André:
—Mais je n'ai aucun secret.
—Bien, bien. On quitte les vieux pour les jeunes, c'est la règle de ce temps-ci… Eh bien, tu ne m'embrasses pas.
Il le fit, de mauvaise grâce.
—Si ton père était là, tu ne m'abandonnerais pas ainsi.
Un pareil reproche, dont elle avait l'habitude, horripilait d'ordinaire
André: «Suis-je un enfant? Fais-je mal?» se répétait-il.
Il prit sèchement congé. Sa mère en eut conscience et se dit: «Mon fils est bien changé pour moi!»—Ce qui n'était pas exact.
Lui, dans la rue, fouettait l'air de sa canne, avec colère, en jurant: «Au diable! Nous ne pouvons éviter de nous faire du mal. Nos nerfs s'exaspèrent, quand nous sommes l'un près de l'autre. Tour à tour, nous manquons de patience, nous sommes agressifs ou boudeurs. Et pourquoi? pour des riens. Comment se peut-il que l'on se rende aussi malheureux? Je ne sais, mais il me semble que cela fait du bien à ma mère de nous disputer. Moi, je m'en passerais si volontiers!»
Mais là non plus, André n'était pas véridique. Sans s'en douter, il provoquait souvent ces petites querelles. Et il conclut:
«Il faut sortir de là. Encore un argument en faveur du mariage, auquel je n'avais pas songé. Mais se peut-il,—ajouta-t-il avec effroi,—que l'on se fasse autant de chagrin, lorsque l'on est mari et femme?
«Non! ma mère a beaucoup souffert; elle est faible, bonne, pleine de scrupules; c'est par excès de conscience qu'elle se tourmente. Puis quelle délicatesse! quel dévouement! Quand a-t-elle eu une pensée qui ne fût pour nous?»
Se rappelant tous les sacrifices, toutes les bontés de Mme de Mercy, et le culte fervent que sa soeur avait voué à leur mère, il se prit à penser à Lucy, la regrettant plus amèrement que jamais.
Se serait-il jamais marié, elle vivante? Non, peut-être. Elle lui eût tenu lieu de compagne, et eût comblé ce besoin d'intimité, de confiance et de tendresse, dont l'absence le faisait tant souffrir. Elle était sérieuse, peu semblable aux autres femmes, point coquette, et pourtant si gracieuse, avec ce charme quasi-surnaturel qu'ont les êtres grandis vite et que la mort attend.
Quelle douce affection, la leur! que de rêveries et de confidences! Il s'attendrit; le souvenir de Lucy lui était bienfaisant. Par une crainte mystique, souvent il s'abstenait du mal, comme si elle eût pu être là, et le voir. Morte, il lui prêtait une vie d'âme mystérieuse; et son souvenir lui tenait lieu de remords. Bien qu'il ne crût point, il entra dans une église.
Il ne s'inclina pas, ne croyant plus que sa prière monterait, efficace, vers un Dieu; mais, s'enfonçant dans l'ombre de la nef, attiré par les faibles lumières qui palpitent aux pieds des madones, dans le recueillement du silence et l'odeur de l'encens, il s'avançait à pas lents, laissant aller sa pensée de tendresse et de regrets vers l'absente.
Il lui semblait l'honorer mieux, en l'église, où si souvent elle venait, croyante, s'agenouiller. Il regrettait alors la foi perdue, enviait l'espoir de ceux qui, estimant l'âme immortelle, s'affligent moins de la séparation, certains de se retrouver en une existence meilleure, plus belle.
Malgré lui, de ces idées, il tirait une comparaison défavorable pour sa mère. Lucy, bonne pour son frère, le voyant sincère dans son manque de foi, le plaignait, sans jamais lui dire de ces mots aigres ou cruels qu'ont les dévotes. Mme de Mercy, au contraire, le harcelait d'objections, d'épigrammes, de reproches, croyant bien faire; et son intolérance vaine le fatiguait.—Il s'attarda, absorbé dans ses rêveries.
En sortant, il hâta le pas. Un malaise singulier, comme une pudeur à aller en ce moment voir Mariette, le troubla. Pourtant il avait promis d'y passer quelques instants. Tout le temps du trajet, il se dit: «Je ne monterai pas.» Il s'enfonçait davantage dans le souvenir du passé, essayant de le retenir, trouvant cet effort plus digne que l'abandon de son coeur, près d'une fille. Mais, quand il fut devant la porte, il ne pensa plus qu'à la beauté de sa maîtresse; il monta.
Comme il gravissait l'escalier, tout le besoin de tendresse qui sommeillait en lui s'éveilla, et sa pensée courut vers la jeune femme. André était encore enfant, bien qu'il se crût blasé. C'était toujours avec trouble qu'il abordait Mariette; un curieux désir, mêlé de crainte, l'agitait, de pénétrer ce mystère, cette apparence d'énigme, sous laquelle toute créature aimée se replie. Ses tristesses lui pesaient sur le coeur; et il avait besoin qu'on l'aimât, qu'on le comprît surtout.
La sonnette tinta longuement; personne n'étant venu, il sonna encore.
Au lieu de la bonne, ce fut Mariette, les cheveux emmêlés, les pieds nus dans des savates, qui lui ouvrit, maussade.
—Tiens, c'est toi?
—Oui, c'est moi.
Et il se sentit gêné, comme un intrus, oubliant qu'on l'attendait; mais la conscience de sa pauvreté ne le quittait pas, l'empêchait d'être heureux; et un rien, un regard, un mot, ravivaient son malaise, dans cet appartement qu'un autre avait meublé, devant cette femme qu'un autre entretenait.
—Je ne t'attendais plus, dit-elle, pourquoi n'es-tu pas venu me mener dîner au restaurant? J'ai chassé la bonne, j'ai mangé toute seule, du pain et des sardines.
Elle manquait d'argent; André rougit, comme s'il eut été coupable. Quand Mariette babillait, avenante, il croyait l'aimer; mais dès qu'elle s'exprimait d'une certaine façon aigre, toute sa tendresse tombait, et dépaysé comme chez une étrangère, il se taisait, à l'affût d'un prétexte pour se retirer.
—Je ne t'en veux pas,—continua-t-elle, en le regardant en face, de ses grands yeux verts brillant dans une figure pâle; et assez grande, elle se cambrait, étirant ses bras, faisant pointer sa gorge et onduler sa taille. Tu n'avais pas le sou, n'est-ce pas, mon ami?
Et aussitôt, elle se coula dans les bras du jeune homme avec une grâce de chatte:
—Pauvre Réré, ce n'est pas ta faute, mais crois-tu que mon imbécile d'amant m'a fait une scène? Comme ça tombait!
Et elle éclata en doléances rageuses qui atteignant André, l'énervaient ce soir, plus que jamais.
Toute son affection, les baisers qu'il apportait, son besoin d'aveux, avaient fui, s'étaient taris, et il ne tenait plus Mariette sur ses genoux, demi-nue sous son peignoir, qu'avec une indifférence et presque une stupeur, de se trouver là.
Elle lui dit:
—Embrasse-moi donc, Réré.
Il lui baisa la joue, machinalement. Où étaient les fièvres de la veille? les caresses emportées qu'il lui faisait? Pourquoi son coeur, battant hier avec violence, semblait-il arrêté, ce soir?
«Comment ai-je pu penser à mêler ma vie à la sienne?—se disait-il—me suis-je leurré à ce point? N'est-il pas clair qu'elle n'aime rien, que l'argent?»
Et presque aussitôt il se trouva absurde; pouvait-elle être autrement?
La regardant, et pris d'une soudaine pitié pour sa beauté, il lui caressa les cheveux. Au milieu de ses mépris, un lent désir lui venait d'aimer encore cette fille. Que son coeur lui semblait étrange et compliqué! Parce qu'il la désirait, il se donnait le change, oubliait le décor qui l'humiliait et n'entendait plus les paroles dont la niaiserie l'irritait. Une vague tendresse lui noyait le coeur. Il ne raisonna point, n'analysa plus. Ses mains, frémissantes, se resserrèrent sur le corps de femme, qu'un prestige vivifia, ennoblit.
—André, dit-elle, si je te disais que je t'aime!…
Comme s'ils sonnaient légèrement faux, ces mots le refroidirent.
«Mensonge!» pensa-t-il.
Et il répondit pourtant avec un sourire hésitant:
—C'est moi qui t'aime!
Mais aussitôt, un âpre retour d'injustice et d'oubli crispa ses nerfs; et il baissa le front sous les lèvres de Mariette, afin que le, baiser tombât dans ses cheveux.
«Je ne l'aime pas! pensait-il. Mais alors pourquoi viens-je de lui dire le contraire?»
Il releva les yeux et vit dans les siens une expression froide et distraite; ses pensées étaient ailleurs.
Il se sentit trop loin d'elle pour la désirer. Il devint maussade. Elle bouda. Et ils se quittèrent mal.