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George Sand et Alfred de Musset se sont connus au mois de juin 1833. Diversement célèbres, mais jeunes tous deux et égaux de génie, quels talents et quelles âmes allaient-ils rapprocher?

Musset n'a pas vingt-trois ans. C'est déjà l'auteur des Contes d'Espagne et d'Italie et du Spectacle dans un fauteuil, le poète de Don Paez et de Mardoche, de la Coupe et les Lèvres et de Namouna. Ce classique négligé qui sort du Cénacle d'Hugo, effare en même temps la vieille école et la nouvelle. Il vient de donner les Caprices de Marianne et achève d'écrire Rolla.

Au plus fort du Romantisme, il a ramené l'esprit dans la poésie française. Il apporte cette insolente et bien vivante preuve qu'on peut être un écrivain de génie, rien qu'à traduire une sensibilité frémissante, quand elle est servie par un goût inné. «Chose ailée et divine et légère», son talent ne semble point d'un professionnel. Ce grand poète est un dilettante, une abeille qui fait son miel de mille fleurs. Mais de toutes ces fleurs exotiques dont il a savouré l'arôme, il rapporte un miel bien à lui, bien français. Que lui importe ce qu'on qualifie d'originalité! Ces entraînements de l'opinion ne prouvent bien souvent que mépris du génie en faveur du talent... Si sa voix devient l'écho mélancolique des jeunes âmes de son milieu et de son temps, il n'aspirera pas plus haut. En ne chantant que pour lui-même, il chantera au nom de tous.

Si restreint qu'en soit l'espace, il préfère sa fantaisie à tout ce qui peut brider l'indépendance d'enfant gâté qui fait le naturel et le charme de son esprit,—même la recherche trop précise de pittoresque, même les conceptions trop hautes de la philosophie. Il en fera toujours le sacrifice à ce goût léger mais sûr, conscient de sa valeur française, qui se contente de sentir harmonieusement. Oui, surtout, âme française, française, jusqu'à l'agacement, coeur loyal, esprit fin et de race toujours, élégant et hautain dans sa féminine faiblesse, ce poète qu'on a voulu nous faire prendre pour un don Juan de tavernes et de mauvais lieux.

L'homme d'amour qu'il nous peindra, en ne racontant que lui-même, n'est si humain, entre tous ceux de nos poètes, que parce qu'il est le plus faible. On a dit de Musset qu'il était le grand poète de ceux qui n'aiment pas les vers. C'était avouer qu'il a touché le coeur de tous, ce libertin à l'âme mystique, ce débauché assoiffé d'amour pur, ce spirituel et ce triste. «Un jeune homme d'un bien beau passé», l'avait ironiquement jugé Henri Heine. Il l'avait pourtant bien compris, lui qui a tout compris, le jour qu'il écrivait: «La Muse de la Comédie l'a baisé sur les lèvres, la Muse de la Tragédie, sur le coeur.»

La vie et le génie de Musset sont tout entiers dans sa jeunesse. La jeunesse lui semblait sacrée, comme l'unique raison de la vie et sa plus certaine beauté. C'est pourquoi il n'a d'autre histoire que celle de son coeur.

Quand il rencontre George Sand, c'est encore l'enfant sublime, et déjà l'enfant perdu. Mais le profond du coeur n'est pas atteint. Certes, il a vécu sans trop de mesure, parfois même il a fait parade de ses débauches de jeunesse. Mais il entre dans ce snobisme un peu de la mode romantique, cette recherche du fatal et de l'étrange, qui lui a inspiré son premier livre si peu connu, l'Anglais mangeur d'opium (adapté de Thomas de Quincey)2.

Note 2: (retour) L'Anglais mangeur d'opium, traduit de l'anglais par A. D. M., 1 vol. in-18. Paris, Marne et Pincebourde, 1828.

George Sand, trente ans plus tard, dans une lettre à Sainte-Beuve, écrira: «Pauvre enfant! il se tuait! Mais il était déjà mort quand elle l'avait connu! Il avait retrouvé avec elle un souffle, une convulsion dernière3!...»

Note 3: (retour) Lettre publiée par le vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul. Cosmopolis du 1er juin 1896.

Ce n'était que rancune contre Paul de Musset: Lui et Elle venait de paraître (1861) en réponse à Elle et Lui.

Si le poète a abusé de la débauche, il est resté généreux, comme sont les faibles. Déjà son génie est mûr pour les grands cris humains. L'esprit gai et le coeur mélancolique, il n'a qu'effleuré les joies et les douleurs du véritable amour. Voici venir la passion qui transformera son âme, qui, épurant et élevant ses qualités natives, lui arrachera des cris immortels.

George Sand touche à la trentaine. Elle a aussi sa légende; mais celle-ci a dépassé les bornes d'un cénacle. Elle est célèbre pour sa vie indépendante dans un mariage qu'elle n'a pas rompu, pour ses allures d'androgyne, son goût des paradoxes sociaux, sa liaison avec Jules Sandeau, leur livre (Rosé et Blanche, signé «Jules Sand»), ses livres surtout, Indiana et Valentine. Elle achève Lélia qui va mettre le sceau à sa gloire future.

Ce n'est pas ici le lieu de conter la première jeunesse de George Sand. On nous en a donné récemment un tableau qui semble véridique4, à l'aide de sa correspondance inconnue et de cette Histoire de ma vie, où elle-même nous a dit ses premières années, avec une sincérité qu'on ne peut mettre en doute et un incomparable charme. Il faut cependant la résumer en quelques traits, pour expliquer les influences qui ont régi sa vie.

Note 4: (retour) S. ROCHEBLAVE, George Sand avant George Sand, dans la Revue de Paris du 15 mars 1896.*

Petite-fille du receveur-général Dupin de Francueil et d'une bâtarde de l'aventureux et brillant Maurice de Saxe,—femme indulgente et fine, à l'esprit fort et cultivé, aïeule d'ancien régime, qui fut sa vraie éducatrice,—elle est née des amours d'un soldat, leur enfant prodigue, avec la fille d'un oiseleur.

Entre sa grand'mère aristocrate et sa mère restée très peuple, elle fut tiraillée et troublée dans ses jeunes tendresses. Le couvent des Augustines de Paris, où on la mit de bonne heure, développa ses penchants mystiques. De retour à Nohant, ces souvenirs religieux, l'influence contraire de sa grand'mère et du bonhomme Dechartres, qui avait été le précepteur de son père, des lectures enthousiastes de Chateaubriand et de Rousseau, enfin le sentiment de la nature, qu'éveillaient en elle ses promenades dans la Vallée Noire, ce paysage du Berry qu'elle a fait légendaire, s'amalgamèrent dans cette âme pour former son génie rêveur et passionné, mélancolique et oratoire, pour alimenter sa verve descriptive, abondante comme une source, vers les grands horizons, pourtant désenchantés, du plus invincible optimisme.

Mme Dupin de Francueil étant morte, elle passait quelque temps chez sa mère, à Paris, puis se mariait. L'homme qu'elle épousait (1822), dans l'espoir, de l'amour, mais sans enthousiasme, M. Casimir Dudevant, fils naturel d'un colonel baron de l'Empire, avait été lui-même soldat. Jeune encore, mais de peu d'imagination, il ne tardait pas à se laisser enliser par la vie rurale.

On peut croire qu'il fut longtemps sans soupçonner la valeur d'intelligence et de sensibilité de sa compagne. Il devait bientôt cesser de lui plaire, pour un prosaïsme peut-être sermonneur, qui heurtait chez elle de vifs penchants à l'exaltation romantique.

Buvait-il plus que de raison et était-il aussi brutal qu'on l'a laissé entendre? Nous ne le rechercherons pas. Du moins le séjour de Nohant pesait-il à la jeune femme, malgré les fréquents voyages à l'aide desquels son mari s'ingéniait à la distraire. Au cours d'une de ces absences, souvent fort prolongées, Aurore Dudevant rencontrait à Bordeaux, revoyait a Cauterets, l'homme qui lui a révélé l'amour.

C'était un jeune magistrat, M. Aurélien de Sèze, dont le grand sens et l'honnêteté retardèrent de six ans,—les six ans que dura cette affection platonique,—la crise qui fera quitter son foyer à celle qui sera George Sand. Mais nous ne pouvons nous attarder sur cette période de sa vie, d'ailleurs incomplètement explorée.

La monotone compagnie de M. Dudevant lui devenait insupportable.

Après neuf ans de mariage et sans vouloir s'avouer l'inquiétude de ses sens,—elle affecta toujours de n'en pas convenir,—elle s'était violemment avisée que l'heure était venue de vivre à sa fantaisie, sans pourtant rompre tout à fait.

Un beau matin, sur le premier prétexte, elle se montre offensée, déclare son intérieur intolérable et demande une pension, pour partager sa vie entre Paris, où elle fera métier d'écrire, et Nohant, où elle retrouvera ses enfants. M. Dudevant accepte, résigné, et en janvier 1831, la jeune femme, ivre d'air libre et d'espérance, débarque au quartier Latin où l'attend un petit groupe ami d'étudiants berrichons.

Alors commence cette existence en partie double, bourgeoise et rangée en Berry, près de ses enfants, trois mois sur six, singulièrement émancipée les trois mois suivants à Paris.—Déjà s'établissait sa légende. La châtelaine patiente et rêveuse de Nohant se transformait en un étudiant imberbe, aux longs cheveux bouclés, coiffés d'un béret de velours, noir comme eux, vêtu d'une redingote de bousingot, arborant la cravate rouge, et toujours la cigarette aux lèvres.

Son costume était, d'ailleurs, la moindre de ses libertés. A peine dissimulait-elle, dans sa société de Paris, sa liaison avec Sandeau. Si elle essaie de se justifier de cette indépendance dans l'Histoire de ma vie,—étrange histoire, en effet, dont le malheureux Chopin disait à Delacroix qu'il la défiait bien de l'écrire, et qui n'est plus que réticences au moment où on y cherche des révélations,—du moins sa correspondance l'accable. Non pas ses lettres déférentes à sa mère, Mme Dupin, ou passionnées de tendresse à son fils, mais celles à ses amis berrichons, ses compagnons de Paris, Alphonse Fleury, Charles Duvernet, à l'effarouché Boucoiran lui-même, son confident de la première heure, lettres où un furieux amour de liberté quand même, voire de bohème, éclate entre les lignes... Mais on jasait d'elle maintenant à la Châtre. Agacée, elle prit ses coudées franches.

Sa liaison avec Jules Sandeau dura trois ans. L'histoire en est encore imparfaitement connue: nous savons qu'elle reprit elle-même chez lui sa correspondance, après la rupture, et la brûla. On a dit qu'elle l'avait aimé tendrement, croyant s'engager pour la vie... Ses premières aventures d'amour nous découvriraient plutôt son cerveau que son coeur. Après Sandeau, «elle essaya d'autres liaisons qui furent malheureuses ou vaines, telles que celles avec Mérimée et Gustave Planche», a écrit son confident Sainte-Beuve5. C'est encore l'étudiante, la frondeuse de tous «préjugés», double scandale, qui la poursuivra longtemps. Elle demeure volontiers l'amie de ceux qu'elle a quittés, sachant vite se ressaisir. Mais déjà le fond est désenchanté. Avec Musset enfin, elle espère atteindre au bonheur. Pas plus avec lui, pourtant, que plus tard avec Michel de Bourges, un haut esprit, son maître, qu'elle aimera jusqu'à l'adoration, et avec Chopin qui, lui, mourra de son amour, elle ne trouvera la paix du coeur, qu'elle souhaite,—sans la chercher peut-être, car la loi du génie, «ce deuil éclatant du bonheur», comme disait Mme de Staël, est de la contrarier toujours. Mais sa rencontre avec Musset, lui révélant les affres de l'amour, initiera le psychologue aux ressorts de cette âme complexe.

Note 5: (retour) Note annexée aux lettres que lui écrivit George Sand. Cf. vicomte de Spoëlberch de Lovenjoul, les Lundis d'un chercheur, p. 173, in-8°; Calmann Lévy, 1894.

Un profond instinct maternel déborde sur ses passions de femme, les transformant. Maternelle un peu à la façon de Mme de Warens, elle l'est avec moins de mollesse, avec tout son génie actif, abondant, fier et triste. Elle a laissé ruisseler une imagination ardente et pratique à la fois, dans toute son oeuvre,—cet immense miroir de la nature et de l'amour où son instinctive indulgence se prodigue jusqu'à sembler indifférente à tout. Bonne pour tous, en effet, ce qui l'aura faite si cruelle pour quelques-uns. Éprise d'amitié jusqu'à y sacrifier sa dignité même; amante pour être plus amie, a-t-on dit; incapable de chagriner longtemps personne, et s'abandonnant toute pour l'éviter; mais terriblement femme aussi, et conduite par une inexorable fantaisie.

Sa libre éducation avait mis en elle les germes d'une erreur qui fait de son oeuvre un long sophisme. Une excessive pitié de la femme lui donna de bonne heure l'obsession de l'égalité des sexes. Cette pitié dédaigneuse n'allait pas sans une intime colère contre les immunités de l'homme. Elle méprise la femme, qu'elle n'a guère connue et peinte que d'après elle-même, pour ne pas comprendre que l'homme puisse attacher tant d'importance à cet être incohérent et faible. Elle n'est pas sans un vif instinct de coquetterie,—qu'elle réprime le plus souvent, par bonté d'âme,—ni sans certaine expérience de ses charmes. Aussi réclame-t-elle pour son sexe tous les privilèges masculins, d'où ses revendications de l'amour libre et sa condamnation du mariage.—Naturellement plus douée de curiosité que de tempérament, elle aventura son âme romanesque dans les plus paradoxales contrées du sentiment. Sa recherche obstinée de l'amitié là où elle ne pouvait trouver que l'amour fut une autre erreur capitale de sa vie. La confusion perpétuelle qu'elle en fit, et dont témoignent ses lettres comme ses romans, explique les infortunes de sa jeunesse, ses faiblesses, ses utopies. Elle pensa s'en consoler plus tard, en cherchant à contenter son optimisme par un vague idéal humanitaire. La Nature seule put la rasséréner, qui lui dicta ses vrais chefs-d'oeuvre.

Ainsi l'indépendance règne au fond de son âme, si obstinée, si rangée pourtant. Son grand sens pratique modère l'ivresse d'artiste qui lui fait aimer son labeur. Elle embourgeoise tout au nom de l'idéal,—car l'idéalisme rejoint le naturalisme dans une exclusive poursuite de la vérité...

Sa nature, en somme, la fait peu aristocrate. Les révoltés ne le sont jamais. Son travail méthodique, sa régularité patiente, impassible —bovine—à, faire de la copie, parmi les plus graves agitations de son âme, prouvent chez elle une fantaisie pratique, toute d'insoumission raisonnée. Quand une passion a cessé de la faire vibrer, elle s'en détache. Elle ne se reprit à Musset qu'au contact exaltant de sa grande douleur... Elle redevenait orgueilleuse à sentir qu'il la lui devait!

Les prétentions aristocratiques de Musset devaient altérer de bonne heure leur entente amoureuse. Orgueilleux de son «monde», sinon de sa naissance, le poète dédaignait la vie et l'atmosphère bourgeoises, comme tous les artistes de race, ne se plaisant comme eux qu'avec la société riche et élégante, l'élite féminine, ou le vrai peuple. Le goût que manifesta de bonne heure George Sand pour les démocrates, pour l'esprit ouvrier, devait irriter son ami dans ses fibres secrètes. A cette considération dont on n'a guère tenu compte, il faut ajouter le déséquilibre physiologique du poète. Ses crises nerveuses, jamais bien expliquées, faisaient craindre pour lui la folie. On a même parlé d'attaques d'épilepsie. Mais Mme Lardin de Musset, qui, jusqu'à son mariage (1846), n'a pas quitté son frère, m'a démenti formellement qu'il ait été sujet à rien de semblable. Quand éclata la crise, l'un et l'autre se sentaient-ils humiliés? George Sand avait d'abord pris Musset pour un enfant: ceci ne se pardonne guère, aux heures clairvoyantes. Mais Musset était un bon enfant: il passa bien vite à sa maîtresse cette manie de protection. L'abus qu'elle faisait de la déclamation sermonneuse l'agaça davantage, et surtout son obstination à poétiser ses faiblesses...

La mère du poète, qui d'abord s'était opposée au voyage en Italie, avait fini par «consentir à confier» son fils à George Sand, comme à une femme de grand renom, plus âgée que lui de six ans et relativement grave, malgré des erreurs trop connues.

Elle préférait pour lui ce voyage avec une amie... intellectuelle, au séjour de Paris, nuisible à sa santé. Or, Musset entendait trouver dans son amie mieux que l'amour d'une seconde mère. On sait que tous les amants de Lélia s'entendirent appeler ses enfants...

Si Musset se sentait de l'orgueil, elle en avait, elle en laissait voir plus que lui. Et, sa dignité toujours en avant, elle ne savait abdiquer le souci constant d'un labeur qui assurait l'indépendance de sa vie.

Quoique gendelettres tous deux, mais plus poètes qu'artistes, ils n'en restaient pas moins jeunes et sincères. Leurs lettres n'ont pas été écrites pour la postérité; elles n'en sont que plus curieuses pour elle. Les courts fragments cités par Mme Arvède Barine dans sa pénétrante monographie de Musset6, avaient fait pressentir les perles que recelait ce terreau... mélangé. Pour la première fois, on va pouvoir juger de cette correspondance. Elle nous guidera dans l'exposé du plus fameux des romans d'amour. Mais reprenons-le à ses origines pour en mieux préciser l'évolution.

Note 6: (retour) Les grands écrivains français: Alfred de Musset, in-18, Hachette, 1894.


Une histoire d'Amour : George Sand et A. de Musset

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