Читать книгу Études sur l'Islam et les tribus Maures: Les Brakna - Paul Marty - Страница 14
4.—Mokhtar Sidi (1841-1843).
ОглавлениеLa mort d'Ahmeddou fut le signal de déchirements intérieurs chez les Brakna. Une partie de la tribu, et notamment les Oulad Normach, les Oulad Mançour et des campements Oulad Siyed, élurent un cousin d'Ahmeddou, Mokhtar Sidi ould Sidi Mohammed, avec qui nous étions en relations depuis plusieurs années, et qui protégeait l'escale de Gaë, transportée ensuite à Cham. La plus grande partie des Oulad Siyed et le reste des Brakna, guidés par Ndiak Mokhtar, vizir d'Ahmeddou Ier, «un vilain homme» comme l'appelle le gouverneur Pajol et par Bou Bakar, fils de Khodiéh, l'empoisonné, portèrent à l'émirat Mohammed Rajel ould Mokhtar ould Sidi Mohammed, par conséquent, cousin aussi d'Ahmeddou et neveu du précédent.
La lutte s'engagea aussitôt, et chaque parti chercha des alliances. Les frères d'Ahmeddou et notamment Al-Hiba et Bakar, partisans de Mokhtar Sidi, allèrent lui chercher du secours chez Mamadou Biram, almamy du Fouta. Les Oulad Siyed n'attendirent pas l'arrivée des contingents noirs. Ils se jetèrent sur Mokhtar Sidi et dispersèrent ses bandes, puis, se retournant contre Bakar et Al-Hiba, qui arrivaient avec un groupe de Toucouleurs, ils les battirent, refoulèrent les Toucouleurs sur la rive gauche, tuèrent Bakar et mirent en fuite Al-Hiba.
Ces luttes intestines arrêtaient depuis deux ans la traite. Le gouverneur p. i. Pageot des Neutières résolut d'y mettre fin, en faisant disparaître du territoire brakna l'émir qui ne ralliait pas la majorité des suffrages Oulad Siyed, tribu en qui nos relations d'un siècle nous avaient habitués en quelque sorte à voir le corps électoral du groupement. Une circonstance heureuse permet d'appréhender, sans encombre, Mokhtar Sidi.
On venait d'apprendre le 27 janvier 1843 que le prince avait pillé un cotre de Saint-Louis qui avait atterri non loin de son campement. Caillié partit le soir même. Il se saisit de Mokhtar Sidi et l'emmena à Saint-Louis. Quelques temps après, le gouverneur Bouet-Willaumez fit instruire son affaire. Les griefs ne manquaient pas. Mokhtar Sidi reconnut que c'était lui qui avait donné l'ordre de couper les routes et d'intercepter les caravanes de gomme, parce que son rival était maître de l'escale. Par ailleurs, le prince avait soulevé la haine d'un certain nombre de traitants en dénonçant à Saint-Louis ceux qui faisaient la traite clandestine de la gomme, et même en en poursuivant quelques-uns devant les tribunaux. Il fut dès lors envoyé au Gabon, que nous venions d'occuper l'année précédente, et interné au fort d'Aumale. Il inaugurait ainsi la série des internements politiques dans cette colonie, qui devait se perpétuer jusqu'à nos jours.
Cette mesure eut diverses conséquences. Sur les habitants de Saint-Louis, elle produisit une impression profonde. Ils craignaient une réaction des peuples riverains. Ils croyaient voir leur commerce anéanti; l'inquiétude était à son comble. «Il n'en fut rien.»
Sur le fleuve, les conséquences furent assez inattendues. Les partisans de Mokhtar furent dans la stupéfaction.
Réunis aux chefs du Toro, dit une lettre du gouverneur p. i. Laborel, à la date du 28 juin 1844, ils restèrent plusieurs jours dans l'inaction la plus complète; un choc aussi violent les avait étourdis. Ils allaient enfin se décider à se réunir en conseil, lorsque l'arrivée de l'almamy parmi eux les détermina à attendre sa décision. Celui-ci, malgré tous ses efforts dans le Fouta (dont il était le chef), n'avait pu parvenir à entraîner ces peuples dans la querelle, et ne voulant point abandonner ses projets de vengeance, il s'était jeté dans le Toro, qu'il espérait encore soulever; là il mit tout en œuvre pour exciter la haine contre les Blancs et stimuler les partisans de Moctar. Mais au lieu de l'enthousiasme et du dévouement qu'il avait espéré il ne trouva qu'irrésolution et découragement. D'un autre côté l'air rassuré des Oulad Sihit[4] et les démonstrations imposantes du Sénégal leur inspiraient de sérieuses craintes.
[4] C'est-à-dire des partisans de Mohammed Râjel, dont les Oulad Siyed constituaient la principale force.
Il se détermina donc à essayer de la voie des négociations et m'écrivit une lettre dans laquelle, après avoir rejeté sur les Oulad Sihit toutes les causes de la guerre, il donnait à entendre qu'il ne serait plus éloigné d'entrer en arrangement. Un rendez-vous fut dès lors ménagé entre lui, M. le commandant Caille et les chefs maures. Mais, cette fois comme toujours, il n'eut aucun résultat par la duplicité de ce souverain.
Quelques jours après, grâce à ses persévérants efforts, étant parvenu à retirer de leur engourdissement les chefs du Toro, il les entraîna avec lui sur le territoire de la Mauritanie. Là, il eut à soutenir un combat des plus vifs contre les Oulad Sihit qui le battirent complètement, lui tuèrent 113 hommes et lui firent 19 prisonniers.
Cet engagement a entraîné des événements importants et des plus heureux pour notre politique et notre commerce dans le fleuve: l'almamy dépossédé, et remplacé par un autre chef qui ne nous est pas hostile; l'orgueil de la rive gauche abattu pour longtemps; tous les peuples riverains épouvantés et demandant grâce.
Un autre résultat non moins important que les précédents, obtenu par l'exemple terrible qui vient d'être donné à ces barbares, c'est que les Trarzas, dont vous connaissez l'esprit remuant, avaient manifesté quelques intentions peu amicales, et qu'à cette nouvelle ils se sont empressés de rentrer dans l'ordre.
Quant à Mokhtar Sidi, il allait encore faire parler de lui pendant plusieurs années. Le 13 septembre 1844, il s'évadait du fort d'Aumale avec ses deux ministres, ses compagnons de captivité et, qui mieux est, avec les trois soldats noirs, ses gardes. Il fut obligé de réintégrer le poste peu après, n'ayant évidemment rencontré qu'hostilité chez les sauvages et fétichistes populations noires gabonaises. Mais au poste même, mué en fervent musulman, il avait «en sa qualité de marabout, dit un rapport de l'époque, pris un grand ascendant sur le personnel noir du comptoir».
La surveillance sévère qu'on exerça sur lui déjoua dès lors toute manœuvre, mais en mars 1845, on apprenait avec émotion à Saint-Louis qu'un de ses parents était allé à Bathurst pour «réclamer la protection anglaise et solliciter un passage pour aller au Gabon voir ce roi déchu. J'ignore ce qui lui a été répondu, dit le gouverneur Thomas, mais je ne doute pas que si nos voisins peuvent nous jouer un mauvais tour, ils le feront de tout cœur. Si les deux Gouvernements s'entendent, il n'en est pas ainsi des particuliers surtout ici où la concurrence commerciale amène des rivalités continuelles.» Et Thomas fait part de ses craintes de voir les Anglais continuer leurs manœuvres, soit du côté de Portendick, soit par le Ouli, afin de brouiller les Maures entre eux, et, à la faveur de ces dissensions, d'attirer la gomme à eux, jusqu'à l'interné du fort d'Aumale. Caillié venant de mourir quelques mois auparavant à Gorée, Mokhtar espéra sa liberté et fit connaître son sort par des moyens inconnus à Paris. Sans tarder, le 5 mai 1848, Schœlcher, sous-secrétaire d'état aux Colonies, écrivait au Commissaire du Gouvernement à Saint-Louis, la lettre ci-après, où l'on trouve avec l'idéologie et la grande éloquence des hommes du temps un peu de ce robuste bon sens français, qui heureusement ne perd jamais ses droits et permet de s'arrêter à la limite des sottises.
Citoyen Commissaire,
Depuis le mois de juin 1844, le chef maure Mokhtar Sidy est détenu au Gabon comme prisonnier politique. Je sais que son arrestation, opérée avec des circonstances que je regarde comme une violation du droit des gens, a inspiré aux populations du Fouta des haines et des défiances, auxquelles il faut certainement attribuer une partie des agressions qu'elles ont depuis lors si souvent exercées sur les traitants et les navires du Sénégal.
La République ne gouverne que par des principes d'honneur et de loyauté. Il lui importe de montrer qu'elle n'approuve pas des actes de cette nature et qu'elle en répudie la solidarité. Ce sera faire en même temps de la bonne politique, car nous témoignerons ainsi aux indigènes que ce gouvernement entend pratiquer envers eux les principes de justice et de loyauté qu'il leur demande à eux-mêmes de représenter dans leurs relations avec lui.
Je suis instruit d'ailleurs que Mokhtar Sidy tient au Gabon une conduite louable et se montre supérieur par son caractère au malheur qui l'a frappé.
Je décide que ce chef maure sera reconduit au Sénégal et qu'il y sera laissé en toute liberté, sauf à user envers lui de moyens avouables pour le combattre et le vaincre, s'il essaye de fomenter contre notre commerce et nos intérêts de nouvelles coalitions.
Je ne fixe pas d'ailleurs de termes précis pour l'exécution de cette mesure de réparation, vous laissant à en apprécier l'opportunité. Mais si un ajournement, qui dépasserait la fin de l'année, vous paraissait indispensable, vous auriez à me rendre compte immédiatement de vos motifs et à prendre de nouveau mes ordres.
Bien avant la fin de l'année, les hommes de la Révolution avaient disparu, et l'on n'entendit plus parler de Mokhtar Sidi. Comme la tradition ne relate pas son retour dans le Brakna, il est probable qu'il a dû mourir de sa belle mort au Gabon.
Quant à Mohammed Râjel, il avait été, dès 1843, reconnu officiellement comme émir, mais sans préjudice des droits du jeune Sidi Eli ould Ahmeddou Ier, qui, à sa majorité, devait entrer en possession du commandement de son père.