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L’ATELIER DE MADAME O’CONNELL
Оглавление1860.
Les contre-forts de la butte Montmartre, qui naissent, du côté de Paris, sur la partie droite de la rue Saint-Lazare, ont vu, depuis trente ans, se dresser, pâtés par pâtés, tout un quartier nouveau, tranquille s’il en fut et propice aux arts. Peu de bruit, peu de mouvement. Des rues bordées çà et là de gentils hôtels, de brasseries où l’on consomme beaucoup de bière et d’esthétique; rien que les magasins de denrées indispensables; le fiacre n’en gravit les pentes ardues qu’en grognant; le marchand de couleur y colporte sans encombre ses paquets de brosses et ses châssis; le modèle y foisonne, toujours certain de l’emploi de ses séances.
C’est sur l’un des ressauts de ces contre-forts que la place de Vintimille a été réservée, et a, peu à peu, serré dans un cercle de pierre son square microscopique, l’aîné de tous les squares de Paris. Dans une des maisons qui regardent Montmartre, vous montez jusqu’au troisième étage, vous entrez dans un vaste atelier, séparé en deux parties inégales par un paravent. Une femme au front bombé, courte et ronde et vêtue de noir, quitte son chevalet, s’avance, la palette au pouce. Elle vous accueille par quelques paroles simples et aimables. C’est madame Frédérique O’Connell. Des esquisses, des tableaux achevés, des portraits de personnages célèbres, des pastels ébauchés, des gravures de maître, une Sainte Famille d’après Van Dyck, garnissent les parois. Un meuble magnifique en écaille et des consoles de bois doré, du siècle dernier, supportent des plâtres, des toiles poudreuses, des oiseaux empaillés, des étoffes froissées, toute la bizarre et voyante friperie de l’artiste. Les tables ploient sous les livres, les albums, les cartons empilés. On entend, derrière le paravent, les dames élèves qui rient et chuchotent en dessinant d’après la bosse ou d’après le modèle vivant. Le jour égal et fin, qui tombe d’un large vitrage, vous fait retrouver l’harmonie parmi tout ce gai et expressif désordre.
Madame Frédérique-Émilie-Auguste-Miethe O’Connell, née à Berlin en 1828, fut élevée dans cette ville et reçut une éducation solide et brillante.
Rien ne lui demeura étranger, depuis la musique jusqu’aux mathématiques, qu’elle poussa à un degré qui n’est atteint, en France, que dans les écoles spéciales. Mais, de bonne heure, elle se sentit un goût des plus vifs pour le dessin. Avec le seul secours de ce que l’on peut apprendre dans un pensionnat, elle se mit, avec une ardeur passionnée, à étudier l’anatomie dans les livres. Pour mieux dire, elle la devina. Puis, presque d’instinct, elle composa des scènes dans lesquelles se pressaient les personnages de fantaisie ou qui traduisaient quelque trait historique. Elle a conservé quelques-unes de ces compositions, exécutées toujours au trait avec une rare adresse: une Vierge entourée l’Enfants, un Moïse au puits. Mais il en est une qui nous a surtout frappé, un Raphaël avec la Fornarina, qu’elle fit à peine âgée de quinze ans: Raphaël, débout, passe son bras autour de la taille de sa maîtresse, qui s’abandonne sur son épaule avec une naïveté germanique. Celle-ci est mise en châtelaine du Moyen âge; les accessoires qui entourent les amants sont d’un goût bien moderne. Mais, à part ces gaucheries, on sent que l’artiste, en cherchant la ligne, voulait l’assouplir, par suite d’une préoccupation qui est bien moins rare, chez les coloristes, qu’on ne l’a voulu dire.
Vers l’âge de dix-huit ans, Émilie-Auguste-Miethe entra dans l’atelier du peintre le plus en renom dans Berlin, Charles-Joseph Bégas. Ce professeur la fit dessiner pendant quelque temps sous ses yeux et lui permit bientôt de prendre la palette. Elle commença chez lui son premier tableau. C’était l’épisode héroï-comique de la Journée des dupes.
Peut-être quelques gravures d’après Delaroche avaient-elles inspiré à la jeune Prussienne l’idée de ce sujet essentiellement français. Bégas, d’ailleurs, avait été élève de Gros. Elle fit un petit tableau, très-fin, fourmillant d’anachronismes de costumes, mais où les physionomies étaient délicatement indiquées. Mille intrigues se nouèrent et s’embrouillèrent dans les ateliers rivaux, qui voulaient enlever la brillante élève. Elle faillit en être la victime. A sa première exposition, quand parut sa Journée des dupes, les distributeurs des bonnes places l’avaient reléguée au fond d’une galerie mal éclairée. Mais la foule sut l’y découvrir et lui fit un succès. L’Académie lui envoya une lettre d’honneur, et le vénérable Cornelius vint lui-même la féliciter.
Vers 1844, Frédérique-Émilie-Miethe quitta le théâtre de son triomphe, s’établit à Bruxelles et devint madame O’Connell. C’est là que les préceptes rigoristes de ses premiers professeurs furent profondément ébranlés par la fréquentation des maîtres flamands: «Elle se sentit vaciller, » dit-elle elle-même. (Elle avait encore travaillé chez un peintre nommé Belin.) Bientôt elle brûla ses anciennes idoles, et chercha à devenir soi. Elle accrocha, pour ne la plus reprendre, aux murs de l’atelier une Charlotte Corday, conçue et exécutée avec une préoccupation trop évidente, de Greuze.
Elle se livra toute à l’étude des généreux coloristes dont elle contemplait, chaque jour, les chefs-d’œuvre. A cette époque appartient la Charité, que nous décrivons dans ses eaux-fortes . — Les chairs des enfants sont fines et vraies, mais la composition est lourde; les tons ont de l’éclat, mais la touche n’est pas ressentie. En somme, c’est encore un pastiche inconsistant de Rubens, ce n’est point une œuvre suffisamment personnelle.
Pendant son séjour en Belgique, madame O’Connell exécuta des aquarelles, des portraits, une Vénus servie par les Amours et la plupart de ses eaux-fortes. Elle obtint aux expositions belges toutes les médailles, jusqu’à la médaille de première classe. Établie enfin à Paris vers le commencement de 1853, un de ses premiers soins fut de terminer deux tableaux historiques, Pierre le Grand et Catherine, et Marie-Thérèse et Frédéric le Grand. Elle les avait commencés à Bruxelles, et ils lui furent achetés pour la Russie par le prince Demidoff. Mais sa réputation ne s’établit dans le public parisien que lorsqu’au Salon de 1853 elle exposa le portrait de mademoiselle Rachel, toute vêtue de blanc, déjà brisée par les fatigues de la scène, déjà pâlie par les avant-coureurs de la maladie qui devait l’emporter. Toute la critique accueillit avec applaudissement ce beau portrait.
Une Faunesse, marqua l’apogée de son talent à l’Exposition de 1855. Une belle et puissante jeune femme est assise près d’une source où s’épanouit le nénuphar dans l’ombre chaude d’un bois de marronniers. Ses chairs palpitent sous la caresse du soleil; nues, sauf là où, par un caprice d’artiste tout féminin, le poignet souple est serré dans un bracelet de perles serties par un orfèvre de la Renaissance. Ses cheveux noirs ont des reflets d’or bruni, elle ouvre avec insouciance ses grands yeux bruns, aux coins retroussés vers les tempes; un sourire indécis agite sa lèvre purpurine et amincit l’ovale de sa figure comme chez le Faune dansant; les lignes serpentent et s’enlacent avec un maniérisme hardi et jeune, les extrémités sont cherchées, les chairs sont abondantes et ambrées, et la tournure est élégante. C’est une faunesse de la forêt de Fontainebleau, au temps des Valois.
Madame O’Connell a peint encore plusieurs portraits remarquables: deux variantes de Mlle Rachel, celui de M. O’Connell, où les mains fluettes et aristocratiques rappellent Van Dyck, MM. Charles-Édmond et Théophile Gautier à mi-corps. Enfin un portrait signé d’elle-même au crayon noir, en buste, grand comme nalure, est un chef-d’œuvre de ressemblance et de volonté soutenue. Toutes les ressources du fini sont déployées dans ce dessin, qui témoigne, à part les autres qualités, de l’empire que l’artiste peut prendre sur sa fougue habituelle. Les portraits à l’huile de Mme O’Connell sont toujours reconnaissables à leurs chairs claires, à leurs yeux fiévreux, ardents. Elle excelle à rendre les natures passionnées; elle a trouvé sur sa palette le secret de cette pâleur que répandent sur les traits des êtres voués à l’étude, les fatigues du jour et les nuits sans sommeil; elle sait allumer les lueurs fébriles dans les yeux des poëtes et des femmes d’élite; elle cherche leur ressemblance jusque dans leur œuvre. Sa façon de peindre ne procède pas de l’école moderne française. Elle manie la pâle avec une adresse très-personnelle. Sa toile est abondamment couverte, sans être cependant ni maçonnée, ni rugueuse. Tout son secret est dans son habileté à se servir de la brosse dans la pâte encore fraîche.
Elle ne procède point par touches; elle travaille une figure pendant plusieurs jours, toujours avec la brosse qui laisse ses traces et ses sillons dans la couleur épaissie, puis elle revient plus tard par des glacis souvent assez épais.
Les eaux-fortes de Mme O’Connell sont tracées avec la même liberté. Elle réserve de larges blancs et attaque le cuivre avec franchise par des tailles qui se succèdent, fines et longues, et qui enveloppent le muscle comme dans un réseau; puis elle laisse l’acide mordre profondément le cuivre, ce qui, par exemple dans les cheveux, donne aux travaux une décision remarquable.
Mme O’Connel médite en ce moment une suite de sujets puisés dans une mine féconde la Comédie humaine de Balzac. Nous avons vu une esquisse au fusain de cette suite: Esther sauvée par Vautrin au moment où, rentrant du bal, elle s’asphyxiait. Nous savons qu’une autre se prépare: la comtesse de Restaut surprise par Gobseck pendant qu’elle brûle le testament qui dépouille ses enfants. Ce projet de faire entrer la peinture dans la vie moderne, pour en exprimer les passions et les drames nous intéresse vivement.
Depuis que cette étude a été écrite, mille malheurs ont fondu sur la pauvre et studieuse artiste: l’insuccès, l’oubli, la misère, la folie. Il fallut la mettre dans une maison de santé. Elle souffrit longtemps; il fallut solliciter pour elle la charité publique. Elle mourut, et la vente qui se fit de ce que contenait cet atelier qui fut un instant à la mode, où se réunissaient, le samedi, pour une causerie familière, des gens du monde et des célébrités artistiques ou littéraires, se fit, il y a deux ou trois ans, dans des conditions lamentables. Personne n’était venu, pas même les amis de ces personnages de marque, poëtes ou actrices, qu’elle avait esquissés avec une ardeur si loyale, un sentiment si hardi des élégances intellectuelles. Ses grandes toiles furent adjugées à des brocanteurs comme des paravents. On affecta d’avoir oublié que cette étrangère avait eu — un moment — un éclair de talent. Mme O’Connell n’avait donné que les fleurs stériles des arbustes transplantés.