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GRAVEUR ET PEINTRE

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1863,

On ne peut jeter les yeux sur la vie de certains artistes sans être frappé de l’insistance de la fatalité à les poursuivre. Un sceau particulier les a marqués à leur naissance, et tout a concouru à leur perte: ils auront un corps débile, une constitution trop nerveuse; la mère s’emparant d’eux avec un soin jaloux, développera ces côtés féminins, qui, dans les rudes combats de la vie, reçoivent les plus vives blessures; dès les premiers pas, ayant placé l’idéal trop haut, s’ils essayent la lutte, la banalité cauteleuse, la routine arrogante s’uniront contre eux et en auront facilement raison.

Les travaux de leur choix leur échappent; leur nom n’est répété que dans un cercle de gens d’élite dont les arrêts discrets ne frappent l’oreille ni de la foule ni des puissants. Un jour enfin, il semble que le ciel s’éclaircisse... ils vont poser le pied sur la dernière marche, mais la fatalité les attend sur le seuil et les précipite définitivement, et ils tombent sans être certains qu’un attentif aura eu le temps de recueillir leur nom! Tel a été, de nos jours, le sort d’un artiste des mieux doués, mais dont le talent n’a pu atteindre son complet épanouissement, de Marius Soumy, graveur et peintre, dont assurément plus d’un de nos lecteurs ignore le nom.

Soumy (Joseph-Paul-Marius), né au Puy Amblay (Haute-Loire) le 28 février 1831, s’est tué à Lyon, en juillet 1863 débordé par l’amertume. Ses toutes premières années se passèrent dans un pays accidenté, d’un caractère un peu sévère, mais propice à la rêverie machinale de l’enfance: la ville du Puy, bâtie en amphithéâtre sur le versant méridional du mont Anis permet aux yeux de plonger, de chaque angle de ses places, sur de vastes horizons. Son père était voyageur de commerce pour une maison de librairie de Lyon. Sa mère, fort instruite, et qui avait été maîtresse de pension, l’éleva avec cette passion inquiète et égoïste des femmes dont l’époux est forcé, par sa profession, de quitter souvent le logis. Plus tard elle s’installa près de lui à Paris, et lorsque Soumy la perdit, pendant son séjour à Rome, il se sentit en proie à l’isolement le plus cruel qui se puisse imaginer.

Soumy, à Lyon, suivit les cours de dessin de l’École impériale, entra dans l’atelier de peinture de M. Guy, plus tard je crois dans celui de M. Bonnefond, et dans l’intervalle dans l’atelier de gravure de M. Vibert. On sait à quel degré de congélation M. Vibert a fait descendre la gravure. Chez ce maître, selon l’expression frappante d’un de ses camarades, Soumy apprit à graver «mathématiquement.» Mais, loin de s’en plaindre, il faut le féliciter de cet apprentissage en apparence si peu fait pour développer les tendances rêveuses et libres de son talent. Il apprit là son «métier» de graveur. Les années de l’apprentissage doivent être laissées au maître, et il doit vous initier à toutes les ressources mécaniques de la main et de l’outil. Ainsi se faisait l’éducation des artistes au temps des grandes écoles. Et c’est, en toute connaissance de cause, le jour où des idées particulières sur l’ensemble de l’Art germent dans l’esprit, qu’il faut redouter les influences trop directes.

Soumy obtint en 1851 la médaille d’or dans le concours de gravure , partit pour Paris, suivit les cours de l’École des Beaux-Arts, depuis le 6 mai, 1852, et reçut aussi de M. Henriquel Dupont des conseils fructueux. On ne saurait dire, à l’étude de son œuvre, que Soumy soit élève de M. Henriquel Dupont, et cependant l’on sent que ce maître autorisé est venu lui donner de sérieux avis au moment où l’artiste dépouillait les hésitations de l’élève.

Deux fois Soumy entra en loge. En 1854, il obtint le grand prix de gravure, et son concours fait le plus grand honneur à son crayon et à son burin. On sait que le logiste graveur doit exécuter sur le cuivre l’académie qu’il a faite d’après le modèle posé par le professeur. Il faut donc déployer non-seulement tout ce que l’on a de goût et d’acquis, c’est-à-dire savoir bien emmancher son modèle et le faire porter, mais encore pouvoir en modeler les reliefs, en accuser les ombres, en simuler les raccourcis, en rendre la couleur tannée ou claire, en exprimer l’épiderme rude ou fin, et — autant que possible — lui donner une expression. Problèmes que bien peu ont su résoudre! Lorsque l’on parcourt le recueil des grands prix de gravure, depuis le prix remporté par Masque-lier en 1804, jusqu’à celui d’hier, on reste stupéfait de leur faiblesse, et l’on s’explique du même coup la décadence dans laquelle est tombée l’école française de gravure. La photographie est venue fort à propos pour endosser le gros des injures.

Le concours de Soumy est excellent, bien supérieur à celui de son premier maître, Vibert (1818), lequel n’était que propre et froid. La pose choisie était fort ingrate: le modèle courbé en avant présentait pour la poitrine un raccourci sans intérêt; mais la tète, à barbe et à chevelure noires, est animée et presque pensante; les membres sont bien attachés; les mains et les pieds sont rendus par des travaux colorés et participant plus de la vivacité de l’eau-forte que du système toujours gourmé du burin; les ombres, les lumières, les larges demi-teintes sont bien placées et les travaux qui les massent expriment sans lourdeur et sans sécheresse ce qu’aurait dit le pinceau. Quelle tristesse de songer que ce brillant début ne devait être qu’une promesse que la destinée ne laisserait point tenir!

Soumy partit pour l’Italie en janvier 1855. A Rome, il retrouva des amis sympathiques, une vie nouvelle, une nature qui le charmait. C’était de longues courses dans la campagne, depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil, des croquis que l’on prenait en plein air, des haltes dans les osteries, l’étude naïve et passionnée du ciel, de l’air, des arbres, des horizons. C’est là qu’il peignit ce beau portrait de la Caroline. — une simple blanchisseuse transtéverine, belle comme on s’imagine la Nausicaa de l’Odyssée, — qui lui fut acheté pour le musée de Marseille. Ce fut un renouveau complet. Il fuyait l’atelier au jour froid et pâle avec autant de passion que d’autres s’y enferment. Il demandait à chaque instant à la nature la note de son émotion, et invoquait l’idéal dans les grands aspects toujours renouvelés de la terre et du ciel. Nous devons à l’amabilité d’un de ses amis un petit album qu’il portait souvent sur lui et sur lequel il notait au passage, pour conserver ses impressions toutes fraîches, les mille détails qui frappent un nouveau débarqué plein d’ardeur. C’est un groupe de paysans des marais Pontins, dont les guêtres, la culotte de drap et la chemise moulent la robuste musculature; des buffles sauvages que l’on force dans une course à cheval; une barque à voile mouillée dans le petit port de Terracine; des bœufs sous le joug; des capucins vidant leur tabatière en traversant la place Navone; la silhouette grave d’un couvent s’enlevant en vigueur sur les premières lueurs de l’aube; ou encore des projets de composition, tels que l’épisode dans l’Enfer, de la lecture de Francesca et Paolo.

A Rome, la nature ne le frappa pas seule. Soumy travailla énormément dans les églises et les galeries, et son talent subit une transformation totale et rapide. On n’a point oublié les magnifiques dessins d’après les Michel-Ange de la chapelle Sixtine, qui furent ses envois: la Sibylle Libyca, et aussi: la Création de l’Homme . Il y avait longtemps qu’en France Michel-Ange n’avait été compris ainsi, c’est-à-dire par ses côtés d’élégance dans la force et de rêverie absorbée plutôt que douloureuse.

Soumy fit, dans le palais Doria, d’après une peinture de Giorgione, un dessin et une gravure de ce portrait d’homme dont le type faunesque ne se laisse point oublier. Le dessin est à Lyon, dans l’atelier d’un peintre de mérite, M. Bellet du Poizat . La gravure qu’il en fit est le chef-d’œuvre de Soumy. On sent que le Giorgione, ce prince de la fantaisie vénitienne, était un de ses maîtres de prédilection. Soumy, nature poétique, fine et vivante, devait être tout admiration pour ces portraits aux lèvres sensuelles, au sourire heureux, aux yeux brillants, aux chairs largement caressées par la lumière. Tendre et rêveur lui-même, il se passionnait pour ces poëmes dorés où de bruns jeunes gens, assis en rond, chantent, devisent, jouent de la mandoline ou suivent des yeux leurs maîtresses qui jouissent du mystère des grands parcs et livrent leurs flancs ambrés aux souffles chauds; visions voluptueuses du Songe de Poliphile. «... Aulcuns chantaient chansons d’amour à voix débiles et tremblantes, brisées de petits soupirs et remplies de doux accents assez forts pour faire amollir et entr’ ouvrir un cœur de pierre. Quelques autres estoient couchés au giron de leurs belles nymphes, auxquelles ils disaient les plus plaisantes choses dont ils se pouvoient adviser, et elles en récompense mettoient des chapelets ou lioient des bouquets à leurs cheveux...»

Soumy termina encore pendant son séjour à Rome le cuivre du Portrait de François 1er, par le Titien, lequel est au Louvre . Dans cette planche, le travail est moins suave que dans le Portrait d’homme d’après le Giorgione. Elle est d’une harmonie générale chaude et cavalière; la manche, aux crevés de satin, est hardiment attaquée; la fourrure et la barbe sont soyeuses, mais les chairs sont exprimées mollement, et surtout l’expression de la physionomie de bouc du roi-gentilhomme est singulièrement atténuée. On croit que Titien peignit ce portrait, non d’après la nature, mais d’après une médaille. Soumy l’a gravée d’après des souvenirs de coloriste plutôt qu’en vue de la fidélité littérale du dessin. Il faut y voir une interprétation libre.

Soumy n’attachait à la gravure que l’importance secondaire qu’elle occupe dans l’Art, n’étant elle-même qu’un art d’imitation et non de premier jet. Il voulait se faire une large éducation d’artiste et surtout apprendre à peindre. «... Peintre, demandant des conseils aux peintres, — nous écrivait, peu de temps après la mort de Soumy, un de ses camarades, grand prix comme lui, M. Chifflard — et les surpassant dans ses essais. Il ne put donner la preuve de tout ce que son esprit promettait. Il avait l’étincelle, il l’aurait rendue éclatante.» Les peintures que nous avons vues de lui sont un peu sourdes d’aspect, mais d’une exécution savante, d’un modèle très-suivi, en somme, d’un attrait pénétrant. Il a peint des portraits auxquels il ne manque que plus de flamme dans le regard, plus de transparence dans les ombres, pour rappeler des Prud’hon. Il prenait volontiers ses amis pour modèles, M. Carpeaux, le statuaire, par exemple; M. Vollon, le peintre de nature morte; M. Garnier, le ciseleur. Son portrait de Mme M... T..., qui figurait au Salon de 1861, est d’un abandon chaste et touchant. Celui de Mme Bouvier est cité par ses amis comme étant l’un de ses meilleurs.

Soumy avait épousé, un an après son retour d’Italie, une jeune femme qu’il avait connue au moment de son entrée en loges et qu’il adorait; il la perdit quelques mois après. Sa mère aussi était morte pendant son séjour en Italie. Dès lors, sa vie ne fut en quelque sorte qu’une lutte incessante, éperdue, devant l’isolement, l’ennui, le découragement ou la maladie. «... Souffrant par nature, caractère droit, primitif, sensible à l’excès, fuyant une douleur morale, injuste, de Rome à Paris et de Paris à Rome ,» Soumy se laissa aller à des soubresauts douloureux et ne travailla plus que pour subvenir aux plus pressants besoins de la vie. Ses malheurs avaient ajouté à sa distinction naturelle une pointe marquée de mélancolie. Il était de taille moyenne, un peu fort, portait ses cheveux taillés court, et toute sa barbe. Il était blond; il avait les yeux bleus, un peu à fleur de tête, d’une douceur et d’une finesse extrêmes; le front haut et rond, de jolies mains. Il était bon musicien et causeur agréable. Par-dessus tout, il avait le cœur le plus délicat. Jamais homme ne fut plus universellement aimé de ses camarades, n’a laissé derrière soi de plus vifs regrets. Rarement un artiste avait inspiré à ses pairs d’aussi complètes espérances.

Son œuvre n’est pas considérable, et nous en avons noté déjà les pièces marquantes, qui sont ses dessins, quelques portraits, le François Ier et le Portrait d’homme. Avant de dire ce qu’il exécuta d’après Hippolyte Flandrin, qui lui témoigna réellement de la sympathie, passons rapidement en revue ce qui fait nombre, sans compter isolément.

Ce fut l’imagerie religieuse — ce mont-de-piété clérical des jeunes talents honnêtes — qui lui fit ses premières, nous pourrions ajouter: ses seules commandes. Soumy grava, d’après Lesueur, et sans doute à titre d’étude préférée, le Jésus portant sa croix, du Louvre . On sait la donnée de ce drame si émouvant dans sa simplicité : Jésus qui succombe sous le poids de la croix, Simon le Cyrénéen qui arrive pour le secourir, et sainte Véronique qui approche le linge de la face divine, ruisselante de sueur et de sang. La gravure de Soumy a peu d’accent: c’est un prélude; mais il est d’une justesse parfaite. — Puis, six petits sujets de la Vie de la Vierge ( «chez Daniel, au Saint Cœur de Marie»), vignettes de 90 millimètres de hauteur, cintrées par le haut, destinées aux livres de piété. Nous ne savons d’après qui elles sont exécutées, mais on sent que Soumy y mettait toute sa conscience. Il y a une tête de Christ, un Enfant Jésus, tout à fait complets, et pour se rendre compte de ce que Soumy jetait de talent dans ce labeur écœurant, tournez les yeux sur le reste de la suite, qui est due au burin de M. Dubouchet. — Enfin nous trouvons, chez le même éditeur, quelques autres vignettes de plus grand format et de forme carrée; composées et gravées par Soumy lui-même; composées un peu dans le goût d’Owerbeck, moins la prétention et la puérilité ; gravées un peu dans le goût de Keller, moins la glaciale conduite de l’outil et l’absence absolue d’effet. Mais pourquoi chercher des comparaisons? Il est évident que l’éditeur commanda à notre artiste des compositions pour cadrer avec celles qu’il avait déjà en magasin, et, qu’en bon Français qui s’était abreuvé aux sources pures de l’art primitif italien, Soumy modifia le programme autant qu’il lui fut possible. La Mort de saint Joseph, la Cène, le Christ au jardin des Oliviers, le Christ en croix, — les deux dernières surtout — renferment des morceaux que l’on priserait fort s’ils étaient détachés de l’œuvre d’un maître en réputation. La Vierge qui pleure debout près de la croix a comme un air de parenté avec ce je ne sais quoi de doux, de svelte, d’émacié des types féminins de Martin Schongauer. Dans toutes les figures on trouve des plis facilement drapés, des mains distinguées et émues, des expressions dans le goût contenu de Lesueur, et nulle trace de pastiche et rien qu’un sincère désir de bien faire.

Dans l’intervalle qui nous sépare des gravures d’après l’œuvre d’Hippolyte Flandrin, auxquelles nous arriverons trop tôt, puisqu’elles donnent la date de la mort de Soumy, il avait ébauché au Louvre le seul Bonington que nous possédions, François Ier chez la duchesse d’Étampes; et gravé à l’eau-forte, pour le journal l’Artiste, une composition dramatique de M. Chifflart, la Morte: une jeune fille est drapée dans un linceul, tandis qu’à genoux, près du lit, un homme sanglote. — Puis, encore d’après Chifflart, Hamlet et Ophélie, et Othello et Desdemone; l’Othello raconte ses campagnes avec une robuste et fière tournure; l’effet général, grâce au choix intelligent des travaux, a de la couleur et de la lumière .

De 1857 à 1859, à Rome et à Paris, Soumy lithographia, ou tout au moins dessina sur papier destiné à être reporté sur pierre une suite de douze types d’enfants, de femmes et d’hommes, sous ce titre: MOTIFS D’ÉTUDES: Pifferaro; Tête d’Italienne de profil; Moine à barbe noire, uue calotte sur la tête; Moine vu de face, le capuchon abaissé sur le visage; Buste de ligueur; Tête de jeune fille, avec un voile de dentelle, un double ruban passé dans ses cheveux; Profil de jeune fille italienne; cette belle personne a des cheveux épais, annelés, le teint bistré, les yeux plombés, une oreille de camée, presque point de front, le menton découpé net, une bouche aux lèvres peu saillantes et ronde comme un œillet qui s’ouvre; c’est une étude excellente et tranchant dans cette suite qui est souvent d’un dessin mou et ennuyé. Un Homme blessé au front; Tête d’homme âge, à barbe épaisse. Les nos 4 et 5 ont été lithographiés, et avec beaucoup de souplesse et de goût, par M. Du-plomb, d’après des études de petites paysannes romaines (au salon de 1861). On pourrait reprocher à ces deux têtes un peu de mignardise, si le passage de l’enfance à la puberté y était gracieusement exprimé.

A son retour de Rome, Soumy, déjà malade, alla frapper chez Hippolyte Flandrin qui avait su apprécier, dès leur début, ses hautes qualités de graveur. Flandrin lui confia le dessin du Saint Jean dans l’île de Pathmos, une de ses faibles compositions, au dire de ses amis, mais dans laquelle le geste impérieux, la tournure supernaturelle de l’ange nous inspirent plus d’estime que la maigre figure de l’apôtre et la silhouette naïve du rocher auquel il est adossé ne nous causent d’ennui. La planche, d’un ton gris monochrome, sert aussi à rendre l’unité à l’ensemble. M. Flandrin, nous dit-on, se montra content et chargea son éditeur, M. Haro, de s’entendre avec M. Soumy pour la reproduction de la suite des fresques du chœur de Saint-Germain des Prés.

Soumy entreprit donc l’Entrée du Christ à Jérusalem. Cette planche fut exécutée dans des conditions extrêmement défavorables. Soumy, au moment où il la commença, perdit sa femme, et dans sa douleur partit brusquement pour l’Italie dont le ciel l’attirait invinciblement. A son retour, Flandrin lui pardonna cette fugue, parce qu’il sentit qu’avant d’entreprendre son travail, Soumy avait voulu se retremper une dernière fois au contact de ses maîtres préférés. Mais Flandrin ne put livrer à son traducteur que des dessins peu importants ou des photographies malvenues, et Soumy éprouva les plus grandes difficultés pour calquer, au moins les têtes, sur la fresque originale. Flandrin se montra toujours affectueux et confiant. Voici une lettre inédite datée de février 1863 qui en fait foi. «Mon cher monsieur Soumy, j’ai reçu la visite de M. Bouvier qui me dit votre vif désir d’arriver à finir notre grande estampe pour le 1er mai, jour de l’ouverture de l’Exposition.... Mais, d’après ce que me dit M. Viennois, votre vue est encore douloureuse. Il ne faut pas cesser de la ménager.... Cette épreuve est celle que m’a remise M. Bouvier, dans laquelle j’ai bien reconnu votre retouche aux premières figures du côté droit. Vous les avez remontées de ton. Vous avez ôté beaucoup de petits noirs dans les têtes du fond. Vous avez tous les documents pour aller plus loin, et je me fie à votre intelligence et à votre amour de l’art. Lorsque vous approcherez de la fin, je crois qu’il sera indispensable que vous soyez à Paris et que nous nous entendions pour les dernières recherches. Quant à la conduite de l’effet, vous avez tous les documents: vous interprétez, eh bien, restez donc maître et seigneur. Livrez-vous à votre sentiment d’artiste distingué. Jy ai confiance.»

Soumy laissait, à sa mort, sa planche de l’Entrée du Christ à Jérusalem, assez avancée et très-magistralement conduite. Elle a été terminée et, je crois, signée par M. Poncet .

Sa vue s’affaiblissait de jour en jour. Il était allé dans le Midi à Vienne, chez M. Bouvier, un de ses meilleurs amis et des plus dévoués, chercher le repos et fuir son isolément cruel. Il se remaria, et un instant il put croire que la mauvaise chance allait le lâcher. Il n’en était rien. Il reprit trop tôt le travail, et l’on sait que la lumière réfléchie par une plaque de cuivre poli est horriblement fatigante. A Marseille, ses yeux redevinrent plus malades que jamais, malgré les soins empressés des médecins. La fièvre le prit... ou ce que nous appelons la fièvre pour excuser ce que la philosophie antique admettait et ce que les lois sociales modernes réprouvent. Le 25 juillet 1863, à Oullins, près Lyon, se sentant devenir aveugle, il se précipita de la fenêtre d’une maison de santé.

On le voit, rien n’avait manqué à l’accomplissement de sa triste destinée. Cette dernière commande du chœur de Saint-Germain des Près était pour lui un coup de fortune: plus coloriste que le maître qu’il avait à traduire, il l’aurait soutenu quant à l’aspect général, et, excellent dessinateur, nourri des meilleurs enseignements, âme poétique et tendre, il aurait rendu à merveille l’onction de ce poëme, le plus sincèrement et ingénieusement catholique qu’ait produit notre époque. La vie matérielle lui semblait assurée. Il aurait eu du loisir pour continuer sa chère peinture, achever les portraits de ses amis. Élève de Rome, noté pour les travaux de longue haleine et secrètement désigné peut-être dans l’esprit de Flandrin pour traduire tout son œuvre sur le cuivre, il eût vu s’avancer vers lui le fauteuil de l’Institut. Mais la Fatalité veillait, et Soumy est tombé, jeune d’années, laissant une trace plus profonde dans le cœur de ses amis que dans le souvenir de ses contemporains, promettant à la nouvelle génération un véritable graveur et ne laissant que des pages éparses.

Soumy aurait eu sur l’école moderne de gravure une influence assurée. Il savait son métier aussi habilement que les plus habiles. Il avait de plus que ces habiles une intuition nette et décisive de la philosophie de l’Art. Il reportait tout à l’expression de la poésie intime et de l’harmonie générale. Il ne s’astreignait à aucune pratique de convention ou de tradition pour exprimer les chairs, les vêtements, les cheveux, les substances résistantes ou souples. Il étudiait avec son burin, comme il le faisait avec son pinceau ou son crayon, imitant en cela les maîtres du XVIIe siècle français, la plus noble des écoles de gravure.

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