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AU MAROC

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1865.

Dans les derniers jours de l’année 1831, Eugène Delacroix partait de Paris pour le Maroc en compagnie de M. le comte de Mornay. M. de Mornay allait discuter et arrêter avec l’empereur Muley-Abd-er-Rhaman, au nom du roi Louis-Philippe 1er, un traité de commerce très-important au point de vue des intérêts de la naissante colonisation algérienne. Delacroix l’accompagnait sans aucun titre officiel. Il ne remplissait auprès de l’ambassadeur, homme d’esprit et du meilleur monde, que les devoirs d’un compagnon curieux, délicat et tout enfiévré par cette exaltation que donne aux natures nerveuses la satisfaction longtemps attendue d’un désir.

L’Orient et surtout l’Afrique n’avaient point encore été découverts et percés à jour par les artistes et les littérateurs ethnographes. C’était tout un pays à conquérir pour la palette et la plume. Decamps, à peine arrivé de Smyrne, ne suffisait point à satisfaire la curiosité du public et de ses amis avec ses tableaux, ses aquarelles, ses croquis, ses lithographies même. Le goût des aspects vrais, des formes exactes de la nature dans le paysage, récemment révélé, montait peu à peu chez les amateurs, et le paysage historique allait commencer à mourir. Les grandes études historiques des Thierry et des Guizot, les travaux de l’Allemagne sur les points initiaux de l’histoire romaine avaient éveillé dans les jeunes esprits je ne sais quel respect tendre pour l’âme si longtemps oubliée de la patrie gauloise, rallumé un vague sentiment de protestation contre une oppression religieuse, sociale, littéraire, artiste qui, partie de l’Italie au premier siècle de l’ère et au quinzième, avait renversé tous nos autels et énervé tous nos courages. On songeait à remonter aux sources pour suivre, dans les peuples que la civilisation n’avait point complétement transformés, les traits saillants de la vie antique. Or la partie de l’Afrique baignée par la Méditerranée est certainement la contrée qui a le moins changé depuis et avant la conquête romaine jusqu’à nos jours. Delacroix ne comptait pas s’en tenir aux aspects extérieurs; il avait compris l’importance des exemples de Gros. Si ce grand maître, comme il l’écrivit plus tard, «a élevé les sujets modernes jusqu’à l’idéal,» c’est pour avoir cherché la passion dans ses mouvements instinctifs, et pour n’avoir pas fait du costume, à l’envers de l’école académique, un habillement indifférent dans là signification générale de la composition. En un mot, Delacroix — qui avait fait au collége Louis-le-Grand d’excellentes études classiques (nous avons publié de lui, dans la Nouvelle Revue de Paris, un curieux fragment de traduction des Bucoliques — Delacroix comptait poursuivre au Maroc des études sur la vie, le costume, les usages, le geste des Arabes, soit pour en transporter le sens général dans la peinture décorative et allégorique, soit pour les traduire littéralement dans leur saveur originale et typique.

Les lettres et les notes que l’on va lire montreront à chaque pas combien ses espérances se trouvèrent confirmées par les faits.

Nous avons hâte de laisser parler Eugène Delacroix lui-même. Disons simplement l’origine de ces documents précieux, et comment ils sont arrivés dans nos mains.

Les lettres nous ont été confiées par Mme Pierret, veuve de M. Pierret, le plus ancien des amis de Delacroix, ami ardent, intelgent et fidèle. Depuis la sortie du collége, une correspondance sûre et active s’établissait entre eux dès qu’ils étaient séparés l’un de l’autre. Le mariage de M. Pierret avec une femme dont l’intelligence égala le cœur ne nuisit en rien à cette touchante amitié. A son retour du Maroc, Delacroix faisait le soir, dans la maison de son ami, des croquis d’après ses souvenirs. Ils devaient servir pour illustrer un Voyage au Maroc, qu’il se proposait de publier lui-même, texte et gravures.

Voici les divers commencements d’exécution qu’eut, au moins comme préparation, ce Voyage au Maroc.

Il y eut d’abord le magnifique et délicieux album d’aquarelles appartenant au comte de Mornay et exécuté expressément pour lui. Il est composé aujourd’hui encore de dix-sept morceaux, capitaux par la chaleur de l’invention et la souplesse du rendu. Toutes les scènes qu’il compte avaient été préalablement déjà notées sur place à la plume ou à la mine de plomb par Delacroix dans ses carnets de voyage.

Plus tard, Delacroix exécuta à la plume quelques lithographies qui restèrent absolument inédites, sauf quelques très-rares épreuves d’essai que l’on vit à la vente posthume de son atelier: les Costumes de Tanger, les Muletiers de Tètuan, les Femmes d’Alger.

A l’occasion de la Noce juive dans le Maroc (salon de 1841), Eugène Delacroix publia dans le Magasin pittoresque un bois représentant le musicien juif accroupi dans le fond de la salle et raclant une sorte de violon primitif; l’article qui accompagne ce bois est écrit par lui-même.

Enfin en 1844 (juillet et août) l’Illustration publia six bois, intercalés dans des articles de politique et de renseignements sur le Maroc auxquels Delacroix n’est peut-être point absolument étranger. Quelques-uns, gravés en fac-simile, expriment assez bien la délicatesse ou l’énergie du trait; d’autres ont été remplis de niaises demi-teintes, alourdis par des fonds, des ciels, des distributions de travaux parallèles ou croisés qui leur ôtent toute grâce, tout effet, toute couleur. L’empereur Muley-Abd-er-Rhaman, à cheval, un soldat à sa droite et un porte-parasol derrière lui, trahit un travail primitif merveilleux de fraîcheur et de force de crayon. Ces bois l’avaient beaucoup préoccupé. Il avait fait et refait des aquarelles, des dessins et des calques avant de s’arrêter à une composition définitive. M. Alfred Robaut a reproduit, dans la seconde de ses livraisons de Dessins et Croquis d’Eugène Delacroix, une belle variante de ce groupe équestre si patriarcal et si noble.

Voici donc les lettres amicales dans leur ordre d’envoi:

A M. PIERRET, RUE SAINTE-ANNE, 18.

Toulon, 8 janvier 1832.

..... Nous avons eu beaucoup de contrariétés dans ce maudit voyage. Un froid et une gelée de chien pour partir; il a neigé vers Lyon et jusque près d’Avignon comme je ne l’ai pas vu depuis longtemps à Paris, et pour arriver à Marseille et Toulon une bourrasque de vent et de pluie qui nous a percés. C’est ce qui nous a tant retardés. Heureusement j’espère que nous ne tarderons pas trop à partir. C’est probablement pour après demain. Tu es venu, je crois, à Toulon. C’est un fort beau pays. Voilà le Midi enfin; je me retrouve. La belle vue et les belles montagnes!

Je ne suis pas entré sans tristesse à Marseille. Le temps et sa faux ont rudement travaillé autour de moi et sur des têtes chères depuis le jour où je l’avais quitté . J’ai été heureux d’y retrouver des souvenirs encore vivants de mon père.

A propos, j’ai vu Fontainebleau en passant. Le vandalisme y fait de fameux coups. Il est inimaginable que la déraison aille à ce point de saccager les admirables restes de peintures qui s’y trouvent, pour faire place aux échafauds et à la brosse de M. Alaux le Romain . Je suis convaincu que je ne trouverai rien d’aussi barbare en Barbarie. Mais que la volonté du diable soit faite....

Adieu.... Cette agitation me plaît. Mon camarade de route est parfait.

Devant Tanger, 24 janvier 1832.

Enfin devant Tanger! Après treize jours fort longs et d’une traversée tantôt amusante, tantôt fatigante, et après avoir éprouvé quelques jours de mal de mer, ce à quoi je ne m’attendais pas, nous avons essuyé des calmes désespérants et puis des bourrasques assez effrayantes à en juger par la figure du commandant de la Perle. En revanche, des côtes charmantes à voir, Minorque, Majorque, Malaga, les côtes du royaume de Grenade, Gibraltar et Algésiras. Nous avons relâché dans ce dernier endroit. J’espérais débarquer à Gibraltar, qui est à deux pas, et à Algésiras par la même occasion; mais l’inflexible quarantaine s’y est opposée. J’ai pourtant touché le sol andalou avec les gens qu’on avait envoyés à la provision. J’ai vu les graves Espagnols en costume à la Figaro nous entourer à portée de pistolet de peur de la contagion, et nous jeter des navets, des salades, des poules et prendre du reste, sans le passer dans le vinaigre, l’argent que nous déposions sur le sable de la rive. Ç’a été une des sensations de plaisir les plus vives que celle de me trouver, sortant de France, transporté, sans avoir touché terre ailleurs, dans ce pays pittoresque; de voir leurs maisons, ces manteaux que portent les plus grands gueux et jusqu’aux enfants des mendiants, etc. Tout Goya palpitait autour de moi . Ç’a été pour peu de temps. Repartant de là hier matin, nous comptions être à Tanger hier soir. Mais le vent, qui était d’abord insuffisant, s’est élevé si fort sur le soir que nous avons été obligés de franchir entièrement le détroit et d’entrer malgré nous dans l’Océan. Nous avons passé une très-mauvaise nuit; mais, la chance ayant tourné vers le matin, nous avons pu revenir sur nos pas, et ce matin, à neuf heures, nous avons jeté l’ancre devant Tanger. J’ai joui avec bien du plaisir de l’aspect de cette ville africaine. Ç’a été bien autre chose quand, après les signaux d’usage, le consul est arrivé à bord dans un canot qui était monté par une vingtaine de marabouts noirs, jaunes, verts qui se sont mis à grimper comme des chats dans tout le bâtiment et ont osé se mêler à nous. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces singuliers visiteurs. Tu juges, cher et bon, de mon plaisir de voir pour la première fois chez eux ces gens que je viens chercher de si loin: car c’est bien loin, cher ami, et j’ai plus d’une fois, dans les planches de ma prison flottante et durant des nuits assommantes de roulis et de mauvaise mer, songé à mon nid paisible et aux figures que j’aime depuis que j’aime. Si c’était à refaire, je referais le voyage, mais l’absence a bien des chagrins.

Nous devons faire demain notre entrée magnifique. Nous serons reçus par les consuls des autres puissances, par le pacha, etc.

(Delacroix recommande, dans la fin de cette lettre, de prier M. Villot de copier la musique promise, de remettre les lettres pour lui à M. Feuillet de Conches, etc).

Tanger, 25 janvier.

J’arrive maintenant à Tanger. Je viens de parcourir la ville. Je suis tout étourdi de tout ce que j’ai vu. Je ne veux pas laisser partir le courrier, qui va tout à l’heure à Gibraltar, sans te faire part de mon étonnement de toutes les choses que j’ai vues. Nous avons débarqué au milieu du peuple le plus étrange. Le pacha de la ville nous a reçus au milieu de ses soldats. Il faudrait avoir vingt bras et quarante-huit heures pour donner une idée de tout cela. Les Juives sont admirables. Je crains qu’il soit difficile d’en faire autre chose que de les peindre: ce sont des perles d’Éden. Notre réception a été des plus brillantes pour le lieu. On nous a régalés d’une musique militaire des plus bizarres. Je suis en ce moment comme un homme qui rêve et qui voit des choses qu’il craint de pouvoir lui échapper...

EUGÈNE.

Tanger, 8 février.

..... Il y a eu une occasion dernièrement, j’ai été averti trop tard pour en profiter. Il faut faire comme on peut. Je suis vraiment dans un pays fort curieux. Ma santé y est bonne, je crains seulement un peu pour mes yeux. Quoique le soleil ne soit pas encore très-fort, l’éclat et la réverbération des maisons qui sont toutes peintes en blanc me fatiguent excessivement. Je m’insinue petit à petit dans les façons du pays, de manière à arriver à dessiner à mon aise bien de ces figures de Mores. Leurs préjugés sont très-grands contre le bel art de la peinture, mais quelques pièces d’argent par-ci par-là arrangent leurs scrupules. Je fais des promenades à cheval aux environs qui me font un plaisir infini, et j’ai des moments de paresse délicieuse dans un jardin aux portes de la ville, sous des profusions d’orangers en fleur et couverts de fruits. Au milieu de cette nature vigoureuse, j’éprouve des sensations pareilles à celles que j’avais dans l’enfance; peut-être que le souvenir confus du soleil du Midi, que j’ai vu dans ma première jeunesse, se réveille en moi. Tout ce que je pourrai faire ne sera que bien peu de chose en comparaison de ce qu’il y a à faire ici; quelquefois les bras me tombent, et je suis certain de n’en rapporter qu’une ombre.

Je ne me souviens pas si j’ai pu, dans ma dernière lettre, vous parler de ma réception chez le pacha, trois jours après celle qu’il nous fit sur le port; je vous en fatiguerai de reste. Je ne crois pas non plus vous avoir écrit depuis une course que nous avons faite aux environs de la ville avec le consul anglais, qui a la manie de monter les chevaux difficiles du pays, et ce n’est pas peu dire, car les plus doux sont tous des diables. Deux de ces chevaux ont pris dispute, et j’ai vu la bataille la plus acharnée qu’on puisse imaginer, tout ce que Gros et Rubens ont inventé de furies n’est que peu de chose auprès. Après s’être mordus de toutes les manières en se grimpant l’un sur l’autre, et en marchant sur les pieds de derrière comme des hommes, après s’être, bien entendu, débarrassés de leurs cavaliers, ils ont été se jeter dans une petite rivière dans laquelle le combat a continué avec une fureur inouïe. Il a fallu des peines de diable pour les tirer de là .

L’empereur s’apprête à nous faire une réception des plus magnifiques. Il veut nous donner une haute idée de sa puissance. Nous commençons à craindre qu’il ne lui prenne fantaisie d’aller à Maroc nous recevoir: ce qui nous ferait près de 400 lieues à cheval pour aller et venir. Il est vrai que c’est un voyage des plus curieux et que très-peu de chrétiens peuvent se vanter d’avoir fait.

Il est probable qu’il nous recevra à Méquinez, une des capitales de l’empire. La meilleure manière de m’écrire est celle-ci: Affranchir jusqu’à la frontière et mettre cette adresse: A M. Thibaudeau, agent consulaire de France, à Gibraltar, pour remettre à Tanger, à M. Delacroix.

Tanger, 29 février.

.... Je ne te demande pas de nouvelles, je n’en suis pas plus avide ici qu’à Paris où j’ai l’habitude de ne vivre qu’au gré des émotions que mon cœur me donne.... J’en excepte pourtant un petit amour sentimental que je file ici avec une très-jolie et décente petite Anglaise.

J’emploie avec plaisir une part de mon temps au travail, une autre considérable à me laisser vivre; mais jamais l’idée de réputation, de ce Salon que je devais manquer, comme on disait, ne se présente à moi, je suis même sûr que la quantité assez notable de renseignements que je rapporterai d’ici ne me servira que médiocrement. Loin du pays où je les trouve, ce sera comme des arbres arrachés de leur sol natal; mon esprit oubliera ces impressions, et je dédaignerai de rendre imparfaitement et froidement le sublime vivant et frappant qui court ici dans les rues et qui vous assassine de la réalité. Imagine, mon ami, ce que c’est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l’air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde; ces gens-ci ne possèdent qu’une couverture dans laquelle ils marchent, dorment et sont enterrés, et ils ont l’air aussi satisfaits que Cicéron devait l’être dans sa chaise curule. Je te le dis, vous ne pourrez jamais croire à ce que je rapporterai, parce que ce sera bien loin de la vérité et de la noblesse de ces natures. L’antique n’a rien de plus beau. Il passait hier un paysan qui était foutu comme tu vois ici.... Plus loin voici la tournure qu’avait avant-hier un vil More auquel on donne vingt sous.... Tout cela en blanc, comme les sénateurs de Rome et les panathénées d’Athènes. Adieu, je ferme ma lettre. Ces musulmans sont très-temporiseurs. Nous ne partons pour Mekenez que lundi, après-demain.... J’apprends que le choléra est à Londres. Diable!

EUG.

Mequinez ou Méknéz, 16 mars 1832.

Nous sommes depuis hier dans cette ville, terme de notre voyage. Nous avons mis une dizaine de jours pour faire cinquante lieues. Cela ne paraît rien. Cela ne laisse pas que d’avoir sa fatigue quand on va au pas au soleil sur de mauvaises selles. C’est furieusement de l’Afrique à présent. Notre entrée ici a été d’une beauté extrême, et c’est un plaisir, qu’on peut fort bien souhaiter de n’éprouver qu’une fois dans sa vie. Tout ce qui nous est arrivé ce jour-là n’était que le complément de ce à quoi nous avait préparé la route. A chaque instant on rencontrait de nouvelles tribus armées qui faisaient une dépense de poudre effroyable pour fêter notre arrivée. Chaque gouverneur de province nous remettait à celui qui suivait, et notre escorte, déjà très-considérable, s’augmentait de la garde de ces nouveaux venus. De temps en temps nous entendions quelques balles oubliées qui sifflaient au milieu de la réjouissance. Nous avons eu entre autres un passage de rivière, bien entendu sans ponts et sans bateaux, qui peut être comparé au passage du Rhin pour la quantité de coups de fusil qui nous accueillaient. Mais tout cela n’était rien auprès de notre réception dans la capitale. On nous a d’abord fait prendre le plus long pour nous faire tourner alentour et nous faire juger de son importance. L’empereur avait ordonné à tout le monde de s’amuser et d’aller nous faire fêtes sous les peines les plus sévères, de sorte que la foule et le désordre étaient extrêmes. Nous savions qu’à la réception des Autrichiens qui sont venus il y a six mois, il y avait eu douze hommes et quatorze chevaux tués par divers accidents. Notre petite troupe avait donc beaucoup de peine à se maintenir ensemble et à se retrouver au milieu des milliers de coups de fusil qu’on nous tirait dans la figure. Nous avions la musique en tête et plus de vingt drapeaux portés par des hommes à cheval. La musique est également à cheval: elle consiste dans des espèces de musettes et des tambours pendus au cou du cavalier, sur lequel il frappe alternativement et de chaque côté avec un bâton et une petite baguette. Cela fait un vacarme extrêmement étourdissant qui se mêle aux décharges de la cavalerie et de l’infanterie et des plus enragés qui perçaient tout autour de nous pour nous tirer à la figure. Tout cela nous donnait une colère mêlée de comique que je me rappelle à présent avec moins d’humeur. Ce triomphe qui ressemblait au supplice de quelques malheureux qu’on mènerait pendre, dura depuis le matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Nota bene que nous avions à peine pris un léger à-compte sur le déjeuner à sept heures du matin sous notre tente. Au milieu de ma fureur, j’ai remarqué dans cette ville des édifices fort curieux, toujours dans le style mauresque, mais plus imposants qu’à Tanger.

20 mars.

Dans ce moment, nous sommes prisonniers dans une maison de la ville environ depuis cinq ou six jours, jusqu’au moment où nous aurons notre audience. Étant toujours en présence les uns des autres, nous sommes moins disposés à la gaieté, et les heures paraissent fort longues, quoique la maison où nous logeons soit fort curieuse pour l’architecture moresque, qui est celle de tous les palais de Grenade dont vous avez vu les gravures. Mais j’éprouve que les sensations s’usent à la longue, et le pittoresque vous crève tellement les yeux à chaque pas qu’on finit par y être insensible. On a apporté avant-hier un paquet de lettres. C’était un piéton expédié de Tanger, car on n’a aucun moyen de communiquer dans ce pays où il n’y a ni routes, ni ponts, ni bateaux sur les rivières...

Nous avons à rester ici environ une dizaine de jours encore. Je vous écrirai de Tanger pour vous parler de l’époque probable de mon retour.

EUG.

23 mars.

Nous avons eu hier l’audience de l’empereur . Il nous a accordé une faveur qu’il n’accorde jamais à personne, celle de visiter ses appartements intérieurs, jardins, etc. Tout cela est on ne peut plus curieux. Il reçoit son monde à cheval lui seul, toute sa garde pied à terre. Il sort brusquement d’une porte et vient à vous avec un parasol derrière lui. Il est assez bel homme. Il ressemble beaucoup à notre roi: de plus la barbe et plus de jeunesse. Il a de quarante-cinq à cinquante ans. Il était suivi de sa voiture de parade; c’est une espèce de brouette traînée par une mule. Il s’agit maintenant de ne pas pourrir trop longtemps en Afrique. Je crains qu’on ne nous retienne beaucoup à Tanger....

Pierret, veux-tu, quand tu iras à mon atelier, faire descendre le ressort du chevalet qui porte là bataille de Nancy pour qu’il se fatigue moins et que le tableau porte en bas; c’est un peu tard, mais n’importe .

Méquinez, 2 avril.

Cher ami, je suis encore ici; vous voyez que nous ne nous trompions pas beaucoup quand nous calculions que les trois mois au moins seraient employés au voyage. Heureusement les affaires sont terminées, et nous partons après demain pour retourner à Tanger, d’où, je pense, nous ne tarderons pas à nous embarquer. Il y a la perspective de la quarantaine qui n’est pas amusante; mais quand on a une fois touché terre et surtout celle où l’on a laissé tous ses souvenirs, c’est une pénitence moins dure que celle à laquelle je suis soumis depuis dix-huit ou vingt jours que je suis ici comme un prisonnier. Je vous ai mandé dans ma première lettre que nous avions eu l’audience de l’empereur. A partir de ce moment, nous étions censés avoir la permission de nous promener par la ville; mais c’est une permission dont moi seul j’ai profité entre mes compagnons de voyage, attendu que l’habit et la figure de chrétien sont en antipathie à ces gens-ci, au point qu’il faut toujours être escorté de soldats, ce qui n’a pas empêché deux ou trois querelles qui pouvaient être fort désagréables à cause de notre position d’envoyés. Je. suis escorté, toutes les fois que je sors, d’une bande énorme de curieux qui ne m’épargnent pas les injures de chien, d’infidèle, de caracco, etc., qui se poussent pour s’approcher et pour me faire une grimace de mépris sous le nez. Vous ne sauriez imaginer quelle démangeaison on se sent de se mettre en colère, et il faut toute l’envie que j’ai de voir pour m’exposer à ces gueuseries. J’ai passé la plupart du temps ici dans un ennui extrême, à cause qu’il m’était impossible de dessiner ostensiblement d’après nature, même une masure; même de monter sur la terrasse vous expose à des pierres ou à des coups de fusil. La jalousie des Mores est extrême, et c’est sur les terrasses que les femmes vont ordinairement prendre le frais ou se voir entre elles.

On nous a envoyé l’autre jour des chevaux pour le roi (on vient de m’en envoyer un), une lionne, un tigre, des autruches, des antilopes une gazelle, etc., ou une espèce de cerf, qui est une méchante bête, qui a pris en grippe une de ces pauvres autruches et l’a embrochée de ses deux cornes, ce dont celle-ci a trépassé ce matin. Voilà les événements qui varient notre existence. Du reste, point de nouvelles....

Je ne vous parle pas de toutes les choses curieuses que je vois. Cela finit par sembler naturel à un Parisien logé dans un palais moresque, garni de faïences et de mosaïques. Voici un trait du pays: hier, le premier ministre, qui traite avec Mornay, a envoyé demander une feuille de papier pour nous donner la réponse de l’empereur. Avant-hier, on lui avait envoyé une selle en velours et en or qui est inestimable.

Tanger, 5 juin.

..... Je reviens de l’Espagne, où j’ai passé quelques semaines: j’ai vu Cadix, Séville, etc. Dans ce peu de temps, j’ai vécu vingt fois plus qu’en quelques mois à Paris. Je suis bien content d’avoir pu me faire une idée de ce pays. A notre âge, quand on manque une belle occasion comme celle-ci, elle ne se retrouve plus. J’ai retrouvé en Espagne tout ce que j’avais laissé chez les Mores. Rien n’y est changé que la religion; le fanatisme y est le même. J’ai vu les belles Espagnoles, qui ne sont pas au-dessous de leur réputation. La mantille est ce qu’il y a au monde de plus gracieux. Des moines de toute couleur, des costumes andalous, etc. Des églises et toute une civilisation comme elle était il y a trois cents ans.... Je suis revenu ici depuis trois jours, et j’y suis en attendant l’ordre de revenir. Nous passerons par Oran avant de toucher la belle patrie. Quand l’idée de retour me vient en tête, je l’écarte; qui vais-je trouver mort ou infirme à jamais? Quelles nouvelles révolutions nous préparez-vous avec vos chiffonniers et vos carlistes, et vos Robespierres de carrefours. Tempora!... Est-ce à ce prix qu’on achète la civilisation et le bonheur d’avoir un chapeau rond au lieu d’un burnous?

Le climat de Tanger est délicieux; il n’y fait pas à beaucoup près aussi chaud qu’en Espagne, surtout dans l’intérieur de l’Andalousie. Ma santé va toujours, mais la vôtre? Écris-moi toujours ici, peut-être n’y serai-je plus dans deux jours. Mais tout est incertain.

Toulon, juillet 32.

Je suis ici depuis ce matin seulement. Nous sommes partis de Tanger il y a plus d’un mois; mais nous devions voir Oran et ensuite Alger, d’où nous arrivons. Je ne suis pas fâché d’avoir été à même de comparer ces lieux-là avec mon Maroc, et, en bonne conscience, quoique le temps de mon voyage ait de beaucoup dépassé ce que j’avais calculé, il aura été curieux de voir tant de choses diverses. Les vents contraires nous ont fatigués. Nous commençons un vrai purgatoire: c’est l’insipide quarantaine. La promenade pendant quelques instants dans un clos pelé, où il n’y a pas un arbre qui m’aille au genou et avec le soleil du pays, c’est une faible ressource. Il y a la perspective agréable de trois cimetières propres à enterrer les gens qui meurent autant d’ennui, je pense, que de peste, et le meuble principal qui occupe agréablement l’entrée est une table de pierre sur laquelle on fait l’autopsie des trépassés. N’est-il pas dur d’être en France et d’y être traité en prisonnier et en Africain...?

Ici s’arrêtent les lettres de Delacroix à son ami Pierret pendant son absence de France. Nous les avons détachées d’un dossier considérable, — plus de trois cents lettres, billets ou notes — que nous comptons publier prochainement.

Maîtres et petits maîtres

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