Читать книгу Aurélie, ou le Monde et la piété - Philippe-Irénée Boistel d'Exauvillez - Страница 4
ОглавлениеL’entrée dans le monde.
Tu m’as demandé, ma chère Louise, d’employer une partie de mes loisirs à te tracer le tableau des divers événements qui ont marqué les années écoulées depuis l’époque de mon mariage jusqu’à celle où, détrompée des illusions du monde, j’ai cherché, dans l’accomplissement de tous mes devoirs de chrétienne et de mère de famille, un bonheur plus réel et plus solide. Ces événements n’ont rien de remarquable; et, en vérité, la plume me tombait souvent des mains en les transcrivant sur ce papier; mais je me rassurais en pensant que l’amitié donne du prix aux plus petites choses, et puis, après tout, me disais-je encore, c’est Louise qui m’a demandé ce récit; il lui prouvera du moins mon désir de lui être agréable.
Je dois être franche cependant, et je t’avouerai qu’une autre pensée me soutenait aussi dans mon travail: c’était celle de te faire connaître et goûter les raisons de mon changement. Éloignées l’une de l’autre depuis notre sortie de pension, et ne nous étant retrouvées qu’un moment bien court à Paris, il y a six mois, nous n’avons pas eu le temps de nous faire de longues confidences; j’ignore si tu n’as pas, comme moi, été chercher le bonheur là où il n’est pas; ta surprise, lorsque je t’ai parlé de mon éloignement du monde, pourrait même me le faire craindre; et, s’il en est ainsi, oh! que je m’estimerais heureuse, ma chère amie, de pouvoir te détromper, par mon exemple, d’une erreur si dangereuse!
Je n’ai pas besoin de te parler de ma famille, de mes parents, de mon caractère; tous ces détails te sont déjà connus. Il serait de même superflu de te dire la prévention favorable que je conçus pour le monde les premières fois que ma mère m’y conduisit; ces sentiments, tu les as bien probablement éprouvés comme moi; il faudrait une tète plus forte que la tienne et la mienne réunies pour résister à tout ce prestige qui séduit si facilement de jeunes imaginations comme les nôtres, encore sans expérience du danger, et ne voyant que la surface trompeuse de cette mer qui couve tant de tempêtes. Vraiment la première année qui suivit ma sortie de pension fut pour moi comme une fête continuelle: les promenades, les concerts, toutes les distractions remplissaient mes moments; et à peine si je pouvais, de loin en loin, en trouver quelques-uns pour me reposer de cette succession non interrompue de plaisirs. Adorée de mes parents, dont j’étais l’enfant unique, et qui semblaient ne vivre que pour prévenir tous mes désirs; enivrée de louanges et de compliments partout où j’allais, je fus, je l’avoue, subjuguée; et si parfois le souvenir des sages conseils de mes anciennes maîtresses se présentait à mon esprit, je m’en débarrassais aussitôt en les accusant d’exagération, me rassurant sur ce que, après tout, je ne faisais pas de mal.
Douée de quelques avantages extérieurs, possédant assez bien quelques talents d’agrément, et surtout destinée à jouir un jour d’une belle fortune, tu penses bien que je ne manquai pas d’être recherchée dans le monde, et que divers établissements ne tardèrent pas à se présenter pour moi. Parmi les jeunes gens qui composaient notre société, M. Amédée de Stainville semblait surtout me distinguer. Il y avait cependant entre nos caractères, à cette époque, une différence bien marquée. D’une raison qui allait presque jusqu’à la gravité, M. Amédée avait dans l’esprit autant de sagesse et de maturité qu’il y avait de folie et de frivolité dans le mien. J’aimais à paraître et à briller, et lui, d’une modestie à toute épreuve, quoique possédant de véritables talents, semblait constamment s’oublier pour ne s’occuper que du soin de faire valoir les autres. Sans être médisante, je m’amusais quelquefois de la médisance des autres, que j’encourageais de mon approbation, et lui se montrait toujours l’avocat zélé des absents; enfin j’aimais le monde et ses bruyants plaisirs, et lui ne cachait pas son goût pour une vie plus tranquille et plus retirée. Que penses-tu, ma chère amie, de cette différence entre ma conduite et mes sentiments? N’est-elle pas une nouvelle preuve de cette vérité, que nous avons souvent l’amour du bien sans en avoir le courage?
Quelques mois s’écoulèrent pendant lesquels mon estime pour M. Amédée ne fit qu’augmenter. Il continuait de se montrer fort assidu auprès de mes parents et de moi. Toutefois je crus comprendre, par sa conversation, qu’il redoutait le goût que je manifestais pour le monde et ses folles joies. Enfin sa tante vint faire à mes parents la demande de ma main; mais elle ajouta, et ce fut ce qui perdit tout: «Mon neveu désire que Mlle Aurélie soit instruite de son intention de vivre à la campagne une grande partie de l’année, et de ne voir que peu de monde pendant son séjour à Paris. Il tient à connaître d’avance si cet arrangement lui sera agréable.»
Il y avait là une grande délicatesse de sa part. Je fus assez mal avisée cependant pour ne voir dans son procédé qu’un manque de confiance, qu’une condition à laquelle il voulait me soumettre de force; et le sacrifice, que je lui eusse fait volontiers s’il m’eût été demandé plus tard comme preuve d’affection, ne me paraissant alors qu’une précaution injurieuse, je repoussai sa demande.
Le lendemain de ma réponse, M. Amédée partit pour la campagne, et je ne l’ai plus revu depuis; j’ai seulement appris qu’il y vivait heureux avec une femme aussi raisonnable que lui.
J’en fus triste pendant près de quarante-huit heures; mais nous étions alors dans le temps où la folie règne en souveraine dans le monde. Ces distractions et la légèreté de mon esprit me firent oublier bientôt mon chagrin. Je n’aurais pas eu d’ailleurs le loisir d’y penser longtemps, car un nouveau prétendant ne tarda pas à s’adresser à mes parents. Ceux-ci, après avoir pris les renseignements d’usage, lui répondirent que, s’il obtenait mon consentement, ils n’avaient pas d’objections à faire à sa demande; et je fus ainsi laissée entièrement maîtresse d’accepter ou de refuser.
Le marquis Alfred de Daufreville était un jeune homme de vingt-sept ans, d’une tournure agréable, d’une conversation vive et enjouée, et, comme moi, mais à un moindre degré que moi cependant, épris des plaisirs du monde. Bon cœur, s’accordait-on à dire de lui, mais quelquefois mauvaise tète. Sa conduite était honorable, et sa fortune, médiocre pour le moment, devait recevoir un grand accroissement de la succession d’un vieil oncle fort riche, qui l’affectionnait par-dessus tous ses autres parents.
Le croiras-tu d’une tête aussi folle que l’était alors la mienne? je fis, je te prie de croire que c’est l’exacte vérité, de sérieuses réflexions avant de prendre une détermination. Connaissant mon faible, je m’effrayai sérieusement de le voir partagé par celui en qui j’aurais aimé à trouver un conseil et un guide; je regrettai de le trouver aussi frivole que moi, et ce qui me plaisait le plus en lui, comme homme du monde, était ce qui m’éloignait le plus de lier irrévocablement mon sort au sien. Je me rappelais aussi les sages avis de notre bonne maîtresse, Mme Clément, qui, tu dois te le rappeler, nous répétait sans cesse: «Surtout, Mesdemoiselles, n’épousez jamais que des hommes religieux; votre bonheur dans ce monde et dans l’autre en dépend presque inévitablement. Si ceux-là même sont encore si souvent exposés à commettre des inconséquences et des fautes, que sera-ce donc des autres qui n’ont pas, pour les retenir, des motifs à beaucoup près aussi puissants?» Et je pensais alors avec un nouvel effroi que, si le marquis n’avait pas la réputation d’un impie, rien ne m’assurait cependant qu’il eût des principes vraiment religieux.
Ces réflexions étaient fort sages, me diras-tu: oui sans doute; mais ce qui ne l’est plus, c’est qu’après les avoir faites, ennuyée de mon incertitude, et voulant m’en débarrasser, j’agis dans un sens tout contraire, et donnai le consentement qu’on me demandait. Peut être aussi le titre de marquise chatouilla-t-il agréablement ma petite vanité et entra-t-il pour quelque chose dans ma résolution. C’est un point que je n’ai jamais pu bien éclaircir; car si j’avais été obligée de m’avouer cette faiblesse, je ne me la serais jamais pardonnée.
Je fus plus heureuse que je ne le méritais, ma chère Louise: le marquis, que j’avais épousé si étourdiment et presque par dépit, valait beaucoup mieux que je ne l’avais jugé. Sa frivolité, en effet, était plus apparente que réelle, et, livré à ses seules inspirations, hors de l’entraînement du monde, il avait un jugement sain, des vues droites et des intentions toujours bonnes; son cœur était excellent, son caractère facile, et son esprit orné d’une foule de connaissances que je ne lui soupçonnais pas. Les premiers moments de notre union s’écoulèrent dans un bonheur sans nuages. C’était précisément l’époque de l’année où, chacun se retirant à la campagne, la ville devient presque déserte. Le marquis me proposa d’aller habiter une terre charmante qu’il possédait à dix lieues de Paris; mais depuis longtemps je nourrissais le désir d’un voyage en Italie; je lui en fis la proposition, qu’il s’empressa d’accepter; et nous partîmes aussitôt pour Rome.