Читать книгу Aurélie, ou le Monde et la piété - Philippe-Irénée Boistel d'Exauvillez - Страница 7
Les mauvais conseils.
ОглавлениеCe fut pendant cet hiver que je fis, pour mon malheur, la connaissance de Mme de Varlize. Oh! mon amie, quel danger pour une jeune femme que ces liaisons inconsidérées que l’estime ne cimente pas, et qui n’ont d’autre base qu’un commun amour des plaisirs! Si je n’ai heureusement que l’étourderie à me reprocher, ce n’est certainement pas la faute de Mme de Varlize; aussi séduisante par sa jolie figure que par sa conversation spirituelle, vive et enjouée, elle était veuve d’un vieux général de l’empire, qui lui avait laissé, en mourant, une fortune honorable, mais peu en rapport, disaient quelques personnes, avec la figure qu’elle faisait dans le monde et avec les dépenses de sa maison. Je la rencontrai la première fois chez la comtesse d’Armoncourt, et comme elle me fit les avances les plus prévenantes, je ne pus m’empêcher de lui rendre politesse pour politesse. Pourquoi, en effet, m’y serais-je refusée, ne la connaissant pas encore et ne pouvant la juger que sur la foi de la maison respectable dans laquelle je la rencontrais! Flatteuse et insinuante, elle eut bientôt gagné ma confiance, et ses goûts s’accordant si bien avec les miens, nous ne tardâmes pas à contracter une liaison qui, comme tu le verras, me fut bien fatale.
Hélas! je n’avais pas besoin d’être encouragée à la dissipation; je n’y étais déjà naturellement que trop portée, et tous les discours, tous les conseils de ma nouvelle amie ne tendaient qu’à me confirmer dans cette malheureuse disposition, à l’augmenter même encore en moi. Quelque légère que j’eusse été jusque alors, cependant il était encore certains moments où je faisais de sérieuses quoique courtes réflexions sur ma conduite, où je blâmais intérieurement ma vie trop mondaine, où je m’avouais la nécessité de mettre un peu plus de modération dans mon amour des plaisirs, où enfin je ne me rappelais pas sans émotion et sans en éprouver quelque désir d’amendement les sages conseils que j’avais reçus en pension. Mais Mme de Varlize eut bientôt mis ordre à ces retours de la raison: ne m’entretenant que de frivolités, de toilette, de parure; n’estimant une femme que par sa mise et par ses succès dans le monde, elle monta facilement ma pauvre tête, déjà si bien disposée à aller elle-même au-devant de la séduction.
M. de Daufreville s’aperçut promptement, aux demandes plus fréquentes d’argent que je lui faisais, de ce redoublement de folie de ma part, et il m’en fit de sages remontrances, que j’accueillis d’abord assez mal; cependant il y avait tant de douceur dans ses paroles et tant de raison dans ses conseils, que je fus bientôt désarmée, et que je finis par lui promettre bien sincèrement d’être désormais plus réservée dans mes dépenses.
Ce n’était pas dans mon intention une parole vaine, et j’avais bien réellement le désir d’y être fidèle; mais mon mauvais ange était toujours là près de moi, me harcelant sans cesse de ses perfides conseils, me vantant chaque étoffe, chaque mode nouvelle qui paraissait, et me conduisant de magasin en magasin pour les admirer. Je résistai cependant, et pendant quinze jours entiers je n’achetai absolument rien. Étonnée d’une telle sagesse, Mme de Yarlizem’en fit la guerre si vivement, qu’elle m’arracha par ses obsessions le secret de la promesse faite à mon mari. Elle en jeta les hauts cris, me plaignit vivement, et finit ses lamentations en disant: «Au reste, c’est bien ainsi que sont tous les hommes, ils commencent par se mettre aux genoux d’une femme lorsqu’ils veulent l’épouser, et ils s’en font ensuite les tyrans.» Cette accusation me choqua, et je la repoussai pour M. de Daufreville avec une chaleur qui étonna Mme de Varlize.
«Eh bien! ma chère amie, reprit-elle, s’il vous plaît de vivre en honnête bourgeoise, bien soumise et bien obéissante à monsieur votre époux, après tout, je n’ai rien à y revoir, et je ne puis que vous plaindre de renoncer ainsi aux plaisirs de votre âge. D’après cette belle résolution, je présume que vous ne pensez plus à vous faire inviter aux bals de la cour; c’est fâcheux, car on prétend qu’ils seront cette année plus brillants que jamais.
— C’est un sacrifice que M. de Daufreville ne me demandera certainement pas, répondis-je; il sait trop combien j’y tiens.
— Qui sait? ce serait une grande économie dont il pourrait profiter pour ses plaisirs particuliers. »
Cette perfide insinuation ne manqua pas son but, et, après toutes les preuves de complaisance et d’amitié que me prodiguait journellement mon mari, je fus assez ingrate, assez folle, pour ne pas rejeter entièrement une pareille accusation, et pour accueillir la pensée que peut-être, en effet, il ne désirait la diminution de mes dépenses que pour augmenter plus facilement les siennes. Ce soupçon me rendit plus facile à accepter les conseils de Mme de Varlize, et le rouge qui me monta aussitôt au visage lui révélant assez l’impression qu’elle avait produite sur moi, elle ajouta du ton de l’amitié la plus sincère: «Mais, après tout, vous vous êtes trop effrayée de peu de chose. Les marchands sont toujours heureux de vendre, et ils accordent volontiers de longs crédits aux personnes connues. Pourquoi ne vouloir acheter chez eux que l’argent à la main? C’est les gâter; ils vous fourniront tout ce que vous voudrez, et vous les payerez à votre aise.
— Mais si je ne le puis pas aujourd’hui, lui dis-je, je le pourrai encore bien moins plus tard, lorsque mes dépenses seront augmentées par cette ruineuse facilité.
— On paye petit à petit; ce n’est pas aussi gênant; et puis il y a forcément dans l’année des moments où les occasions de dépenses sont beaucoup moindres: on en profite pour faire quelques économies; enfin, s’il en est besoin, une maison comme la vôtre offre à une femme entendue mille moyens de se créer des ressources dont elle ne doit compte à personne. Si vous vouliez suivre mes conseils, je vous mettrais en main plus de deux mille écus par an dont M. de Daufreville ne se douterait jamais.
— Ce serait trahir sa confiance, et je m’en ferais un véritable reproche.
— Vraiment, ma chère, je vous admire avec votre vertu d’ange; il faut que vous connaissiez encore bien peu le monde, puisque vous vous faites de pareils scrupules, et vous n’y réussirez pas longtemps, si vous les conservez. Vous avez déjà essuyé un refus, et la facilité avec laquelle vous l’avez accepté vous en vaudra, soyez-en sûre, un second avant peu. Si vous le recevez avec la même soumission, vous êtes une femme à jamais perdue, et cette belle fortune que vous avez apportée au marquis passera tout entière à son usage. C’est ainsi qu’en agissent tous les hommes: ils nous prêchent l’économie, mais à condition qu’elle tournera à leur profit.»
Nous nous quittâmes assez froidement cette fois. Je n’étais pas encore descendue assez bas pour goûter de pareils conseils; et, malgré toute ma légèreté, j’entendais en moi une voix intérieure qui me criait que, quand même je serais trompée, ce que je ne savais pas, ce que rien ne m’autorisait à croire, le tort d’un autre n’excuserait pas le mien, et ne me laisserait pas moins coupable aux yeux de Dieu et des hommes. Heureuse si j’avais eu la force de persévérer dans cette salutaire pensée! Je me serais épargné bien des remords!
Le surlendemain de notre petite bouderie, je rencontrai Mme de Varlize à un concert, où elle était entourée de trois jeunes gens que je ne connaissais pas, et dont les manières me déplurent; mais elle portait un chapeau qui me parut tellement délicieux, que je ne pus cependant me retenir d’aller la joindre entre deux morceaux, et de lui demander où elle l’avait eu.
«Vous ne me boudez donc plus? répondit-elle d’un ton légèrement ironique.
— Quelle folie! est-ce que je pourrais jamais vous bouder?
— J’ai cru que vous m’aviez trouvée trop franche.
— Ne parlons plus de cela, et dites-moi bien vite où vous avez eu ce charmant chapeau.
— Vous mériteriez bien cependant que je gardasse mon secret; mais il faut que je fasse tout ce que vous voulez. Eh bien! j’irai vous prendre demain matin, et je vous conduirai chez le marchand,.... qui est on ne peut plus accommodant,» ajouta-t-elle en souriant.
Ce fut la première emplette que je fis à crédit; et trouvant fort commode ce moyen de satisfaire à tous mes caprices, j’oubliai bien vite toutes mes belles résolutions, et j’en usai largement.
Cependant le moment des bals de la cour approchait, et je connaissais plusieurs dames qui avaient déjà reçu leur invitation; je n’avais pas encore la mienne, et je commençais à m’en inquiéter, lorsque M. le colonel de la Grizière, qui s’était chargé de me l’obtenir, me l’apporta enfin. «Je n’ai pas aussi bien réussi, me dit-il, pour Mme de Varlize, que vous m’aviez recommandée; j’ignore quels reproches on peut lui faire; mais s’il n’y en a pas de mérités, il y en a au moins de supposés; car, après de longues discussions, ma demande a été définitivement écartée.»
Je fus plus fâchée que surprise de cette nouvelle; je te l’ai déjà dit, je savais qu’elle ne jouissait pas, auprès de certaines personnes, d’une bien bonne réputation; mais comme, après tout, on ne précisait rien contre elle, et que, si elle était mal vue dans certaines maisons, d’autres, non moins respectables, paraissaient la recevoir avec plaisir, je n’avais pas cru que ma réputation pût souffrir de ma liaison avec elle; et dans cette circonstance j’attribuai le refus qu’elle éprouvait à l’excessive sévérité qui devait nécessairement présider au choix des personnes admises à paraître dans une telle réunion. Sans donc m’inquiéter nullement de la leçon que je devais trouver dans ce refus, je ne pensai qu’à la peine qu’il allait faire à mon amie, et je résolus d’aller aussitôt le lui apprendre, afin d’adoucir par quelques ménagements le dépit qu’elle en ressentirait.
Mais elle reçut cette nouvelle avec un sang-froid dont je ne l’aurais pas crue capable dans une semblable occasion, et s’emparant avec adresse de la raison que je lui faisais valoir du trop grand nombre de demandes: «Eh bien! dit-elle, il faut en prendre son parti, ce sera pour une autre fois,.... si toutefois je m’en soucie encore; car, après tout, on dit que ces bals sont plus brillants qu’amusants... Mais vous, ma belle amie, voilà l’occasion de paraître avec éclat; j’espère que pour cette fois vous laisserez votre économie de côté, et que le marquis fera les choses honorablement.
— Il m’a promis dix mille francs de diamants à mon choix, si j’étais invitée, et il n’est pas homme à manquer de parole.
— Voilà qui me réconcilie avec lui: je vois qu’il est plus raisonnable que je ne le croyais. Si vous voulez me croire, nous irons tout de suite chez Mme Clément: vous savez que c’est elle qui fait toutes les robes de cour; elle vous donnera d’excellents conseils sur la toilette que vous devez adopter.»
J’acceptai sa proposition, et pendant huit jours entiers je ne fus occupée que des préparatifs de cette fête. Je ne t’ennuierai pas de leur détail, ma chère amie; que de soins, de peines et de démarches! que de craintes, d’inquiétudes et de soucis! et surtout que d’argent dépensé pour un résultat qui, en dernière analyse, se résumait par cinq ou six heures de plaisir! J’aurais eu beaucoup moins à faire, et il m’en aurait coûté beaucoup moins pour arracher à la misère trois ou quatre familles d’honnêtes gens.
Enfin, à force de soins et d’argent, tout a réussi au gré de mes désirs: toutes les diverses parties de ma toilette sont prêtes; rien n’y manque; tout est du meilleur goût, et me va à ravir. Voilà le grand jour arrivé : onze heures du soir viennent de sonner; je suis habillée, et, après m’être regardée dans la glace vingt fois, trente fois, cinquante fois, nous partons. Il faut être aussi folle que je l’étais alors pour comprendre combien mon cœur battait à la pensée d’une fête depuis si longtemps attendue et désirée; mais à peine à cinquante pas de l’hôtel, notre cocher veut dépasser une autre voiture, il rase trop la borne et l’accroche; la secousse qui en résulte fait rompre l’essieu de derrière, et nous voilà versés! J’en fus heureusement quitte pour une légère contusion à l’épaule et pour quelques égratignures à la figure; mais adieu le bal, adieu tout le plaisir que je m’en promettais! Voilà quinze mille francs de dépenses sans objet, parce qu’il a plu à M. François d’appuyer deux pouces de trop à gauche! Qu’il faut souvent peu de chose, ma chère, pour déranger les projets humains!
Tu t’imagines facilement, sans doute, dans quelle humeur massacrante je rentrai à l’hôtel, et combien eut à souffrir d’un tel accident auquel elle était cependant si étrangère, la pauvre Clémence, ma femme de chambre: j’avais besoin d’épancher ma mauvaise humeur, et je ne lui en ménageai pas les preuves; chacun des soins qu’elle me rendait était critiqué, ses paroles les plus naturelles mal interprétées: elle ne savait pas plus ce qu’elle faisait que ce qu’elle disait. Oh! que je dus lui paraître injuste et déraisonnable! De son côté, le marquis n’était pas plus résigné que moi: un peu plus maltraité, il avait eu le poignet démis, et, en attendant le chirurgien qu’il venait d’envoyer chercher, il s’impatientait et tempêtait contre son cocher, qu’il se promettait bien de renvoyer le lendemain matin.
Je dormis peu et mal, comme tu le penses bien; à peine fermais-je les yeux, qu’il me semblait voir l’éclat ravissant des toilettes, entendre les sons enivrants de l’orchestre circuler dans un salon éblouissant de magnificence; je m’éveillais, transportée de plaisir, et la triste réalité, dont je m’apercevais aussitôt, renouvelait tous mes chagrins et augmentait mon désespoir... Elles s’amusent, me disais-je, et moi je ne puis seulement pas dormir!
Je ne sais, ma chère, si toutes les femmes sont comme moi, si elles éprouvent tout ce que j’ai maintes fois éprouvé ; mais, quand la religion ne nous l’apprendrait pas, il me semble que l’expérience seule devait me convaincre de la réalité de l’existence de mon bon ange, car combien de fois, dans les moments où j’avais le plus besoin de son assistance, n’est-il pas venu m’inspirer de sages réflexions, hélas! trop facilement écartées par ma folie et ma légèreté ! C’est lui, bien certainement, qui, dans cette triste nuit, chaque fois que je donnais trop d’empire à mes regrets et à mon impatience, me soufflait à l’oreille: «Mais demain matin ce sera tout comme si j’y avais été... Il en est ainsi de tous les plaisirs du monde, ils se font longtemps désirer, tiennent rarement tout ce qu’ils promettent, passent rapidement, et ne nous laissent que des souvenirs qui sont presque toujours des regrets de leur absence, quand ils ne sont pas des remords.»
Ni ma petite colère, ni l’accident qui l’avait excitée n’arrêtèrent cependant le cours ordinaire de la nature, et le soleil se leva le lendemain matin, tout comme si j’avais été au bal, ou comme si j’avais bien dormi. Fatiguée d’une nuit aussi pénible, n’espérant plus de repos, je sonnai à dix heures, et Clémence entra aussitôt. Mon premier soin fut de demander des nouvelles du marquis, et j’appris que son poignet l’avait fait beaucoup souffrir. «A-t-on fait part de mon accident à mes parents? demandai-je ensuite.
— Oui, Madame, répondit Clémence, et madame votre mère a fait dire qu’elle ne tarderait pas à venir vous voir.»
Je reçus également plusieurs autres visites dans la matinée: quelques personnes, ayant appris notre mésaventure, vinrent s’informer de nos nouvelles, et d’autres, ne nous ayant pas vus au bal, vinrent pour en savoir la cause; Mme de Varlize fut la seule qui, ne sachant encore rien, venait pour avoir des détails de la fête.
Contrariée de se trouver au milieu de nombreuses personnes qui y avaient assisté, et dont quelques unes avaient la malice de lui demander ce qui les avait privées du plaisir de l’y voir, elle resta peu, et se retira après le temps rigoureusement nécessaire pour une visite de cérémonie.
J’avais remarqué que ma mère lui avait fait un assez mauvais accueil, et lorsqu’elle fut restée seule avec nous, elle me dit: «Je n’aime pas cette femme, elle a dans les yeux quelque chose de faux, et dans ses manières quelque chose d’affecté qui me déplaît.»
Je l’assurai qu’au fond cependant elle était bien bonne, et que je n’avais qu’à me louer de mes relations avec elle.
Le marquis prit aussi sa défense, et chercha à convaincre ma mère qu’il y avait peu de femmes aussi aimables et d’une conversation aussi piquante.
«Tout cela est très-possible, répondit ma mère, et cependant, Aurélie, je vous conseille d’être prudente avec elle; j’ai plus d’expérience que vous, et j’ai rarement vu les femmes qui se cachent n’avoir pas de bonnes raisons pour en agir ainsi.
— Mais, maman, Mme de Varlize ne se cache nullement; personne, au contraire, n’aime plus qu’elle à se produire dans le monde.
— Je sais très-bien cela, ma fille, et ce n’est pas ainsi non plus que je l’entends; mais si elle aime, et même peut-être un peu trop, à montrer sa personne, elle tait avec grand soin sa famille et son pays. Le vieux général qui l’a ramenée de ses voyages, et qui l’a présentée partout ici comme sa femme, n’en a également jamais rien dit, et tous deux ont toujours évité de répondre directement aux questions qui leur ont été faites à ce sujet. N’y eût-il que cela contre elle, ce serait déjà mauvais signe, et au moins un avertissement pour vous, Aurélie, de ne pas trop vous avancer dans vos relations avec elle.
— Quand elle serait d’une naissance obscure, répondis-je, après tout, ce ne serait pas là un crime.
— Non, certainement, continua ma mère, mais il faudrait alors qu’elle justifiât son élévation par des vertus qu’on ne voit point en elle; autrement, on sera toujours tenté de croire qu’elle la doit à l’intrigue, et peut-être même au vice. Vous comprenez, ma fille, combien votre réputation pourrait souffrir d’une liaison trop intime avec une femme contre laquelle on peut élever de pareils soupçons.
— Cependant, maman, elle est reçue dans des maisons fort respectables.
— Oui, je le sais: la plupart de celles qui l’avaient reçue du vivant de son mari ont continué de la recevoir; mais d’autres aussi lui ont fermé leur porte. Je ne prétends pas l’accuser, car je ne sais rien de positif sur son compte; mais enfin ce fait seul prouve qu’elle ne jouit pas de l’estime générale, et c’en est assez pour vous inspirer une grande réserve dans vos rapports avec elle. J’ai cru devoir vous donner ce conseil aujourd’hui, parce que plusieurs personnes qui vous portent intérêt m’ont avertie que depuis quelque temps on vous rencontrait bien souvent ensemble; vous voyez qu’on en jase déjà.
— Mais c’est une inquisition tyrannique! que ces gens-là se mêlent de leurs affaires, et me laissent le soin des miennes.
— Vous ne devez pas vous attendre à cela, Aurélie; une jeune femme, et surtout lorsqu’elle se met en vue autant que vous, doit s’attendre à être l’objet des remarques du public, heureuse quand elle ne l’est pas de ses calomnies; la vertu la plus pure et le plus à l’abri du soupçon ne l’en défend même pas toujours. Jugez ce qu’elle doit craindre lorsqu’elle donne la moindre prise contre elle.»
Je remerciai ma mère de ses conseils, et je lui promis d’en profiter. C’était, en effet, mon intention; mais ma malheureuse faiblesse me destinait à faire toujours le contraire de ce que je me proposais.
Les suites de notre chute ne nous retinrent que bien peu de temps, le marquis et moi, et je me rejetai promptement dans le cours habituel de mes dissipations. Enhardie par les premiers essais que j’en avais faits, et excitée par Mme de Varlize, à qui ses insinuautes flatteries et le secours qu’elle me prêtait dans mes recherches de toilette et de parure avaient bientôt rendu toute ma confiance, je profitai sans aucune retenue de la ressource ruineuse des achats à crédit, et il se passait peu de jours que je ne m’accordasse ainsi quelques nouvelles fantaisies. Plusieurs colifichets, qui furent admirés, me firent citer comme un modèle de bon goût; beaucoup de femmes prirent modèle sur moi pour le choix et l’arrangement de leur toilette, et je devins comme l’arbitre suprême de la mode. Ma sotte vanité s’en applaudit, et ne croyant pas pouvoir acheter trop cher un tel honneur, je ne négligeai aucune dépense pour me le conserver aussi longtemps que possible.
Il faut en convenir, Louise, il y avait alors dans ma position de quoi faire tourner une tète moins folle que la mienne: recherchée partout, j’étais de toutes les fêtes, de tous les plaisirs; on négociait comme une affaire diplomatique mon acceptation d’une invitation, on prenait mon jour, on consultait mes goûts. Si je restais chez moi, j’y étais aussitôt entourée d’une foule de visiteurs empressés; l’on sollicitait d’être admis à mes soirées, comme on eût fait pour celles d’un prince. Si j’allais chez les autres, je m’y voyais l’objet de l’attention générale; tous les regards se tournaient vers moi, et je ne recevais que les compliments les plus flatteurs, que les louanges les plus séduisantes. Oh! si, pendant que je m’enivrais de ce frivole et trompeur encens, j’avais pu lire au fond du cœur de tous ces hommes et de toutes ces femmes qui me le prodiguaient, combien j’en aurais sans doute trouvé qui se moquaient intérieurement de ma crédulité, ou plaignaient ma folie! D’où venait donc un engouement si général? Sans être mal, tu peux te le rappeler, je n’étais pas une beauté à citer, cent autres femmes étaient aussi bien que moi; je n’avais pas plus d’esprit qu’elles; je ne valais mieux qu’elles sous aucun rapport.
Le hasard avait fait que j’avais trouvé quelques toilettes qui plurent, et me voilà aussitôt devenue une puissance du jour. Mon Dieu! que les succès les plus flatteurs de la vanité sont donc peu de chose! Maintenant que j’y pense de sang-froid, quelle profonde pitié ne ressens-je pas pour cette époque de ma vie... et pour toutes ces têtes folles que la coupe d’une robe ou la façon d’un bonnet désorganisait ainsi!