Читать книгу Aurélie, ou le Monde et la piété - Philippe-Irénée Boistel d'Exauvillez - Страница 9

Inconséquence et prodigalité.

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Le moment approchait où le printemps allait rappeler à la campagne toute cette brillante société qui me prodiguait de si ridicules hommages. Plusieurs de mes fournisseuses, craignant d’avoir à attendre trop longtemps leur argent si elles me laissaient partir avant de m’être acquittée, s’empressèrent de m’apporter leurs mémoires, et en sollicitèrent avec instance le payement. J’avais acheté sans trop compter, je puis même bien dire sans compter du tout, et je fus douloureusement surprise lorsque j’additionnai la somme totale de ces dettes, dont trois ou quatre des plus fortes ne m’étaient même pas encore réclamées. Il n’y avait pas encore bien longtemps que mon mari m’avait donné une somme assez forte, qui était passée tout entière à distribuer quelques à-comptes aux créanciers les plus pressés, et lui demander encore de l’argent sitôt après me paraissait impossible. Notre voyage d’Italie et ma malheureuse toilette de cour l’avaient mis à la gêne, et je savais qu’il était déjà obéré de plus d’une année de son revenu. Il fallait bien m’y décider cependant, car je n’avais pas encore la hardiesse de ces femmes qui savent solder leurs créanciers avec des paroles et reculer presque indéfiniment le payement de ce qu’elles leur doivent. Toutefois je ne voulus rien faire sans consulter mon conseil, Mme de Varlize. Lorsqu’elle eut appris mon embarras et l’importance de mes dettes: «Ce n’est que cela? dit-elle; mon Dieu! ma belle amie, que vous vous inquiétez de peu de chose! Il vous faut mille écus? sous deux heures, si vous le voulez, je vous en apporterai deux mille.

— Vraiment! m’écriai-je transportée de joie, est-ce que vous pourriez me prêter cette somme? vous me rendriez un bien grand service.

— Oh! je ne suis pas assez riche pour cela; et moi-même, au contraire, je suis horriblement gênée en ce moment, sans avoir vos moyens pour sortir d’embarras.

— Mais où donc aurai-je cet argent?

— Je connais quelqu’un que j’espère décider à vous prêter tout ce dont vous pouvez avoir besoin.

— Eh bien! ma chère amie, je vous en prie, rendez-moi ce service-là.

— Je vais de ce pas lui en parler, et je reviendrai aussitôt vous donner ma réponse.»

Elle partit en effet, et pendant son absence je m’applaudissais d’avoir une amie si obligeante et si précieuse. «Voyez cependant, me disais-je, si j’avais cru ceux qui voulaient m’éloigner d’elle, où en serais-je aujourd’hui? J’ai été un peu vite cet hiver dans mes dépenses, il faudra que je sois plus sage l’année prochaine.» Et là-dessus, comme tous ceux et toutes celles qui ont fait des folies, je me consolais par l’espoir de les réparer plus tard.

Mais je n’eus pas le loisir de me livrer longtemps à mes réflexions, car à peine Mme de Varlize était-elle sortie, que je reçus la visite de Mme Beauregard, femme d’un banquier immensément riche, qui, n’ayant que sa fortune pour toute recommandation, cherchait à éclipser les autres femmes par une prodigalité de mauvais goût, et ne se montrait jamais qu’écrasée sous le poids des diamants et des dentelles qui la couvraient. Peu aimée dans la société, elle y était souvent tournée en ridicule, et elle s’en vengeait, autant qu’elle le pouvait, en allant colporter de porte en porte, chaque fois que l’occasion s’en présentait, et avec tous les commentaires que lui fournissait sa malignité, les nouvelles qui pouvaient nuire le plus aux femmes dont elle croyait avoir à se plaindre. C’était une occupation de cette nature qui l’amenait ce jour-là chez moi.

«Savez-vous le bruit qui court sur Mme de Vildaré ? me dit-elle aussitôt après s’être installée dans une bergère et avoir trouvé deux ou trois prétextes pour ôter autant de fois ses gants et montrer ses doigts couverts de diamants.

— Est-ce qu’il lui serait arrivé quelque malheur? demandai-je avec vivacité ; j’en serais désolée, car c’est une jeune femme charmante.

— Mais tout aussi légère, continua-t-elle, et ce qui lui arrive aujourd’hui était prévu depuis longtemps par toutes les personnes un peu raisonnables qui la connaissent.

— Mais que lui est-il donc arrivé ?

— Ce qui arrivera à toutes les femmes qui veulent briller d’un éclat qui n’est pas proportionné à leur fortune. Avoir de belles toilettes, c’est la chose du monde la plus facile; mais il faut finir par les payer, et c’est à quoi ne pensent pas toujours toutes ces jeunes têtes qui ne voient que le plaisir de satisfaire un moment leur coquetterie.

— Je ne vous comprends pas encore, Madame, et j’attends que vous vouliez bien m’expliquer ce qui est arrivé à Mme de Vildaré.

— Eh bien! elle a tout simplement acheté à crédit toutes ces belles choses qu’elle nous montre depuis quelque temps; et quand il a fallu les payer, Monsieur n’a pas voulu donner d’argent.

— Oh! mon Dieu! dans quel embarras elle doit se trouver?

— Oui, certainement, d’autant plus que quelques fournisseurs, qu’elle promène depuis longtemps, à ce qu’il paraît, ne veulent plus se contenter de ses promesses, et sont déterminés à pousser les choses aux dernières extrémités; de sorte qu’il pourra en résulter un éclat scandaleux.

— Il faut espérer que M. de Vildaré reviendra sur son refus, et qu’il évitera cet éclat.

— J’en doute très-fort, mais, dans tous les cas, ce sera toujours une femme perdue.

— Pourquoi donc, si les choses s’arrangent bien?

— Quel marchand osera encore lui faire crédit? et, privée de cette ressource, comment pourra-t-elle soutenir le train qu’elle a pris? D’ailleurs, après une telle aventure, quelle est la femme, se respectant tant soit peu, qui osera encore aller à ses soirées et à ses fêtes? Il y aurait vraiment scrupule à l’aider ainsi à se ruiner. M. de Vildaré n’est rien moins que riche, M. Beauregard me l’a assuré.

— Je suis vraiment désespérée de cette nouvelle; ce sera une perte véritable pour la société, l’hiver prochain.

— Oh! vous êtes bien bonne d’appeler cela une perte, et je connais beaucoup de personnes qui ne pensent pas comme vous à ce sujet; on la trouvait généralement maniérée et affectée, jusque dans les plus petites choses. Quant à moi, je lui pardonne volontiers ses petits torts à mon égard; mais je pense qu’il est bon que chacun se tienne à sa place; et je ne voudrais pas dépenser un sou de plus que ce que me permet la fortune de M. Beauregard.

— Mais croyez-vous que ceci soit déjà bien connu?

— Non, je sors de trois maisons où on ne le savait pas encore; mais un pareil scandale ne peut manquer d’être ébruité en très-peu de temps.

— Grâce à ta mauvaise langue, méchante envieuse! dis-je en moi-même.

— Au surplus, continua-t-elle, si son exemple peut servir de leçon à plusieurs autres jeunes femmes qne je soupçonne fort d’être dans le même cas, ce ne sera qu’un bien.»

Et comme elle parlait ainsi, je la vis fixer sur moi un œil scrutateur, qui me fit monter tout à coup au visage le rouge de la colère et de la honte. Elles’en aperçut, et jouissant de son triomphe: «Qu’avez-vous donc? me dit-elle, est-ce que cette nouvelle vous fait tant de peine? Je suis vraiment désolée de vous l’avoir apprise.

— Effectivement, je suis très-sensible à la peine de cette jeune femme; je l’aimais beaucoup, et elle avait d’excellentes qualités.»

Cette fâcheuse conversation dura sur le même sujet pendant près d’une demi-heure, qui fut pour moi un long et continuel martyre. «Grand Dieu! me dis-je aussitôt après le départ de cette femme, si jamais pareil malheur m’arrivait, avec quel plaisir elle irait le colporter partout, pour me rendre la fable et la risée de toutes mes connaissances! Oh! que je finisse bien vite de payer toutes ces dettes, et que je n’en fasse plus jamais d’autres!»

J’étais destiné ce jour-là aux visites désagréables, car à peine Mme Beauregard était-elle sortie, que Clémence vint me demander si elle pouvait faire entrer Mme Clément, ma couturière. «Bon Dieu! me dis-je, je n’ai pas encore son mémoire, et elle vient sans doute me le remettre et m’en demander le payement; mais elle est riche celle-là, et elle attendra volontiers. Au surplus, il faut toujours la voir pour m’en assurer.» Et je donnai ordre qu’on la fit entrer.

Je ne me trompais pas: elle venait me demander de l’argent, mais d’une manière plus pressante que je ne m’y attendais; car elle m’apprit en pleurant que son mari était compromis dans une faillite, et qu’elle se trouvait ainsi absolument obligée de presser le plus activement possible la rentrée de tout ce qui lui était dû.

«Et combien donc vous dois-je? lui demandai-je.

— Voici votre mémoire, Madame, il ne se monte qu’à huit cents francs; c’est peu de chose pour vous; mais pour moi, cette somme, réunie à ce que je pourrai recevoir d’ailleurs, me sauvera d’embarras.

— Je suis vraiment désolée, Mme Clément, mais vous me prenez dans un bien mauvais moment; je ne comptais vous payer cela qu’au commencement de l’hiver prochain, et j’avais pris mes arrangements en conséquence.

— Il me serait de toute impossibilité d’attendre, et je prie madame la marquise de ne pas m’en vouloir si j’insiste. J’espère que la malheureuse circonstance dans laquelle je me trouve me servira auprès d’elle d’excuse suffisante.

— Que voulez-vous que je fasse, Mme Clément? Si j’avais été prévenue plus tôt du malheur qui vous arrive, j’aurais pris d’autres dispositions; mais maintenant il est trop tard, il faut que vous attendiez.

— Je le voudrais de tout mon cœur. Dieu sait que ce n’est pas mon habitude de presser ainsi le payement de mes mémoires; mais la nécessité m’y force aujourd’hui.

— Mais si définitivement je ne le puis pas?

— Oh! madame la marquise pourra toujours bien payer, quand elle le voudra, une bagatelle semblable.»

J’étais réellement émue de sa peine, et, à dire vrai, tout aussi inquiète de son exigence, car j’avais compté ne rien lui donner, et j’avais bien d’autres créanciers qui n’étaient pas moins pressants. Après avoir essayé plusieurs fois encore, et toujours inutilement, de lui faire prendre patience, je finis par lui promettre au moins un à-compte sous très peu de jours.

Mais elle ne s’en contenta pas. «J’espère, dit-elle, que madame la marquise pourra faire en sorte de me payer la totalité ; ce sera vraiment un bien grand service qu’elle me rendra, et qui m’est tout à fait indispensable.»

Mme de Varlize rentra dans ce moment, et, à l’air de contentement que je vis sur sa figure, je jugeai sans peine qu’elle avait réussi dans sa mission.

«Vous aurez votre argent, me dit-elle dès que Mme Clément se fut retirée. Vous en aurez même plus que ce dont vous avez besoin, car la personne qui le prête a une somme de six mille francs qu’elle ne veut pas morceler, et j’ai été obligée de lui promettre que vous la prendriez tout entière.

— Cela tombe au mieux, dis-je, car Mme Clément sort d’ici, et réclame impérieusement le payement de son mémoire, que je n’avais pas compris dans les mille écus dont j’ai besoin.

— Tant pis, car le prêteur est un peu juif, et demande de forts intérêts: il aurait mieux valu que vous pussiez vous contenter de la moitié de la somme.

— Mais puisqu’il faut la prendre tout entière?

— Nous aurions fait l’affaire de moitié, et je vous aurais déchargée d’autant.

— Eh bien! n’importe? quelque chose de plus ou de moins, il vaut mieux sortir d’embarras tout de suite.

— Comme vous voudrez; c’était dans votre intérêt que j’avais formé ce projet... De combien est le mémoire de Mme Clément?

— De huit cents francs.

—Eh bien! vous prendrez quatre mille francs sur les six, et je prendrai à mon compte les deux autres que je vous remettrai à l’époque du remboursement, avec leur part dans les intérêts.

— Et quand faudra-t-il rendre cet argent?

— Le prêteur le voulait pour le 1er janvier prochain; mais je l’ai décidé à attendre jusqu’au 1er février, pour que vous ayez plus de temps pour prendre vos mesures.

— Comme vous êtes bonne, ma chère Marie, et que d’obligations je vous ai!

— Ne faut-il pas bien s’aider entre amies?

— Mais ce monsieur ne commettra-t-il pas d’indiscrétions? Si une pareille affaire venait aux oreilles du marquis, elle me ferait perdre sa confiance pour toujours.

— Soyez tranquille: il ne sait même pas votre nom; c’est moi seule qui lui ai répondu de tout.

— Vraiment, c’est trop de complaisance de votre part.

— Vous lui remettrez seulement en gage votre parure, que je lui ai assuré valoir vingt mille francs; et il vous donnera une obligation de vous la rendre contre le payement, au 1er février prochain, d’une somme de sept mille cinq cents francs.»

Cette explication diminua beaucoup les transports de ma joie, et je fis à ce sujet mille observations à Mme de Varlize; mais elle avait réponse à tout. Le marquis ne s’apercevrait de rien, puisque je n’aurais certainement, jusqu’à cette époque, aucune occasion de me servir de ma parure... Pendant l’été que je passerais à la campagne, je ferais des économies... A mon retour à la ville, j’obtiendrais facilement une forte somme pour me remettre en état de paraître dans le monde, où j’avais eu, cet hiver, tant de succès auxquels le marquis n’avait pas été indifférent. Ma perfide amie me donna mille autres raisons semblables, dont intérieurement j’étais loin d’être satisfaite; mais, forcée par ce que je regardais comme une nécessité, j’en passai par tout ce que voulut Mme de Varlize, au nom de laquelle ma parure fut engagée, et qui en garda la reconnaissance.


Aurélie, ou le Monde et la piété

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