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CHAPITRE II.

Table des matières

Voyage en Italie.

Je n’entreprendrai pas de te peindre les lieux ni les objets divers qui fixèrent mon attention pendant ce voyage vraiment délicieux; tous les livres sont pleins de ces descriptions, et je n’aurais rien à te dire sur un sujet si rebattu que tu ne connaisses déjà. Je te parlerai seulement de ce qui, en ma qualité de femme, m’a frappée plus que tout le reste: c’est la magnificence du comte Borromée, chez lequel nous fûmes présentés par une famille parisienne de distinction, qui s’était fixée momentanément dans cette contrée. Le comte, qui est bien, je crois, par ses richesses autant que par la noblesse de ses manières et de ses goûts, l’un des plus véritables grands seigneurs qui existent en Europe, habite, au milieu de l’Isola bella, l’une des îles Borromées, un magnifique palais dans lequel il reçoit, avec une magnificence toute royale, les étrangers qui viennent visiter ces iles enchantées. Vingt-quatre rameurs à sa livrée vinrent nous chercher sur le bord du lac, et, après nous avoir promenés d’île en île, nous déposèrent au palais, où nous reçûmes un accueil qui surpassa tout ce que j’avais pu imaginer.

Les îles Borromées s’élèvent au milieu d’un golfe profond formé par la rive occidentale du lac Majeur. L’une d’elles ne montre aux yeux du voyageur que quelques modestes cabanes devant lesquelles sont suspendus de nombreux filets, qui font assez connaître la profession de leurs habitants; on la nomme l’Isola superiore, à cause de sa position géographique, ou bien l’Isola dei Pescatori, d’après ses habitants. Tandis que ses sœurs sont couvertes de somptueux édifices, cette île pittoresque, parée des seuls attraits d’une riche nature, possède pour tout monument une petite église, dont le long clocher rappelle au voyageur le Dieu de justice et de miséricorde, le Dieu dont le cœur paternel contient autant de tendresse pour le pauvre pêcheur que pour le plus opulent monarque.

L’Isola madre élève au milieu du lac sa tête couronnée de fleurs; elle forme un amphithéâtre de quatre terrasses d’orangers et de citronniers, dont un bois de hauts sapins et d’arbres verts fait encore ressortir la beauté : on y a construit un pavillon de la plus élégante structure, et l’on y aborde sous un portique de pampre.

L’Isola bella ne forme qu’un immense et somptueux palais. Ses jardins merveilleux s’élèvent sur leur base de granit à cent pieds de hauteur, comme une vaste pyramide dont dix terrasses forment les degrés, et sur laquelle s’élève la statue équestre du comte Vittalian Borromeo, l’auteur principal de ces bizarres splendeurs.

Au milieu du XVIIe siècle, l’Isola bella n’était encore qu’un misérable réduit rocailleux, offrant une masse schisteuse entremêlée de quelques filons de basalte et de quartz, et sur laquelle se rendaient les pêcheurs du lac pour se partager les produits de leur travail. Le chef de la maison Borromée résolut d’embellir cette île, dont la délicieuse situation l’avait frappé. A force de dépenses et de patience, il aplanit le sol, qu’il soutint par des murs d’appui, ensuite il fit construire une habitation assez simple, qu’il entoura de plantations régulières. Ses successeurs firent apporter des environs une immense quantité de bonne terre, au moyen de laquelle ils exhaussèrent le sol, et ils disposèrent les murs qui soutenaient les terrasses, de manière à ménager au-dessous d’énormes souterrains. Cette construction gigantesque s’éleva ainsi, d’après un plan grandiose, sur quatre faces ornées de huit terrasses, qui, placées les unes sur les autres et successivement avec une moindre surface, figurent un vaste amphithéâtre. Tous les murs qui maintiennent ces étages de jardin sont tapissés d’espaliers, de citronniers, de grenadiers, de jasmins et d’orangers, qui flattent agréablement l’odorat et la vue. Aux angles de chaque terrasse, s’élèvent, sur des piédestaux, des aiguilles et des statues dans des proportions gracieuses. Sur chaque face on a pratiqué des escaliers pour communiquer d’une terrasse à l’autre; aux encoignures de la face méridionale, on voit deux tours hexagones couronnées de balustres ornés de statues en pied. Sur le haut d’un mont factice se trouve une vaste citerne construite en dalles granitiques et destinée à servir de réservoir aux eaux pluviales. Ces eaux, recueillies au moyen de pentes habilement ménagées, peuvent être mises en mouvement par des béliers hydrauliques, lorsque le maître veut faire paraître son séjour dans toute sa pompe, et alors elles retombent en masses énormes et avec les formes les plus variées, formant mille cascades diverses, et circulant de toutes parts au milieu des bosquets, des fleurs et des statues.

Le comte n’est pas moins généreux envers les pauvres que magnifique avec les grands de la terre, et il a fait bâtir à Arona, lieu de la naissance de saint Charles, une très-belle église sous l’invocation de ce saint, la plus belle illustration de sa famille; car, et cette observation m’a toujours frappée, c’est la religion qui procure aux hommes la gloire la plus durable.

Je n’ai pas besoin de te rappeler ici les vertus du saint prélat, qui font encore si vivement vénérer sa mémoire dans toute cette contrée. Son courage, sa bienfaisance et son dévouement éclatèrent surtout lors de la peste qui dévasta Milan. S’élevant, dans ces douloureuses circonstances, au-dessus de toute considération humaine, et négligeant le soin de sa propre vie, le pieux archevêque voulut rester au milieu de son troupeau que décimait le plus horrible des fléaux; il exhortait lui-même les malades et leur administrait les sacrements. Il fit fondre sa vaisselle pour assister les malheureux qui étaient sans ressources. Pour venir au secours de toutes les misères dont il était entouré, il fit vendre tous ses meubles, sans en excepter son lit. La reconnaissance des Milanais pour ce noble dévouement a voulu élever un monument qui rappelât d’une manière frappante les vertus de leur prélat. Pour conserver et offrir de loin aux premiers regards du voyageur l’image de ce vénérable prince de l’Église, ils lui ont érigé une statue colossale au sommet du monticule qui domine le lieu de sa naissance. Cette belle statue, coulée en cuivre et en fonte, a, sur son piédestal, cent douze pieds d’élévation. Un escalier pratiqué dans l’intérieur conduit dans la tête du colosse, et livre ainsi aux curieux le. brillant panorama de cette délicieuse vallée. La statue de saint Charles Borromée n’est pas un des monuments les moins éloquents de ceux que renferme l’Italie. La patrie de la religion chrétienne ne pouvait s’annoncer par une plus noble image de la première des vertus chrétiennes, de la charité.

Le reste de notre voyage se passa sans aucun incident qui mérite la peine d’être rapporté ; nous n’éprouvâmes ni de ces rencontres fâcheuses, ni de ces aventures extraordinaires qui font si bon effet dans un roman, et nous arrivâmes tout prosaïquement à Rome, sans autre désagrément que celui d’avoir semé beaucoup d’argent sur la route; car c’est une véritable plaie que ce nombre infini de domestiques qui se trouvent en Italie pour tous les genres de service, et qui, tous, ont droit à vos largesses: l’un nettoie les habits, l’autre lave la voiture; celui-ci vous conduit en ville, celui-là vous ouvre les portes; quoi que vous vouliez faire, quelque part où vous vouliez aller, un homme se trouve là aussitôt qui vous offre ses services, et il est incroyable ce que coûtent toutes ces sangsues qui s’attachent à vous et ne vous quittent que quand vous avez satisfait à toutes leurs exigences.

Ainsi que je te l’ai dit déjà, je n’essaierai pas de décrire les merveilles dont cette ville est remplie, tous les souvenirs de l’antiquité qui l’enrichissent et le noble spectacle que présente la cour du souverain Pontife. Ces temples nombreux et magnifiques consacrés à la gloire du Très-Haut, les exemples de toutes les vertus donnés par les princes de l’Église qui se pressent autour du successeur de saint Pierre auraient dû me rappeler à la pensée et à la pratique de notre divine religion; mais, à cette époque, mon esprit était trop livré aux vanités mondaines pour me permettre un sage retour sur moi-même.

Après un séjour de deux mois à Rome, nous nous disposions à revenir en France, lorsque mon mari tomba dangereusement malade. Cette circonstance, qui me condamna à un mois de retraite forcée, retarda notre départ de six semaines, et nous ne pûmes encore, après ce temps, voyager qu’à petites journées; de sorte que nous n’arrivâmes à Paris qu’au commencement de l’hiver.

Les dépenses de notre voyage avaient été beaucoup plus considérables que nous ne l’avions prévu; car, toujours aussi peu raisonnable, je m’étais laissé séduire par mille objets divers, et souvent fort coûteux, de curiosité, de toilette ou d’ameublement; et le marquis, trop facile à céder à mes moindres désirs, s’était empressé de me les acheter. J’en rapportai ainsi pour plus de vingt mille francs, que M. Laurent, notre homme d’affaires, avait été obligé d’emprunter; car tout notre revenu avait à peine suffi à nos autres dépenses. Désirant combler au moins une partie de ce déficit, M. de Daufreville me proposa de restreindre nos dépenses de l’hiver et de ne voir que peu de monde; mais je ne pouvais consentir à cet arrangement, déjà par lui-même si contraire à mes goûts, et qui, de plus, me privait du plaisir de montrer les jolies choses que je rapportais d’Italie. Je fis donc des remontrances, et il fut convenu que nous remettrions l’économie à l’année suivante.


Aurélie, ou le Monde et la piété

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