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II
LA RENCONTRE.

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Table des matières

Une détonation retentit dans la forêt. Presque en même temps des cris féroces se firent entendre.

Il n’y avait point à s’y tromper: les Indiens étaient aux prises avec un ennemi plus faible qu’eux.

Pied à pied les combattants se disputaient un étroit espace de terrain.

Les sauvages, ivres de sang-, laissaient éclater toute leur fureur. Ils étaient six contre un, mais l’homme blanc qu’ils assaillaient paraissait décidé à vendre chèrement sa vie.

Longtemps il leur tint tête. A la fin, sentant ses forces faiblir, il voulut chercher son salut dans la fuite. Séparé d’eux à peine par une cinquantaine de pas, il faisait appel à toute son énergie, mais insensiblement l’avantage qu’il avait diminuait.

De larges gouttes de sueur froide perlaient sur son front, sa poitrine allait et venait comme un soufflet de forge. Plus agiles que lui, les Indiens semblaient au contraire n’avoir plus besoin de reprendre haleine.

La forêt où s’était engagé le fugitif était encombrée de broussailles. Aussi rencontrait-il à chaque moment des obstacles presque impossibles à franchir et qui ralentissaient sa course.

Toutefois ces obstacles même le sauvèrent: les sauvages armés de fusils tiraient sur lui, mais le fourré où il était entré le dérobait à leurs regards, et leurs balles se perdaient loin du but.

Cependant l’homme blanc venait d’aviser un de ces chênes séculaires dont les proportions colossales échappent à toute comparaison.

Il se jeta derrière cet abri.

Il était temps: les Peaux-Rouges, qui le serraient de près, allaient l’atteindre.

Heureusement, les Indiens avaient perdu la piste.

Ils s’arrêtèrent un moment pour délibérer. Mais, craignant quelque ruse de leur ennemi, ils se mirent presque aussitôt à battre en tout sens l’endroit où il avait disparu.

Il les laissa passer sans faire un mouvement.

Quand il eut la tête du chef au bout de son rifle, il pressa la détente.

Le sauvage fit un bond en poussant un cri de terreur et retomba comme une masse.

L’homme blanc saisit alors son arme par le canon et se prépara à s’en servir comme d’une massue.

Les Peaux-Rouges indécis promenaient autour d’eux des regards inquiets.

Soudain ils remarquèrent un léger flocon de fumée au-dessus du grand chêne. Ils savaient maintenant d’où était parti le coup qui avait frappé leur sachem.

Avec la rage et la promptitude du tigre qui retrouve une proie un moment échappée, ils s’élancèrent vers l’arbre.

Tout à coup un cri formidable résonna à leurs oreilles.

Ce cri, strident et prolongé, les Indiens le connaissaient. Que de fois ils l’avaient entendu, dans le silence de la nuit, jeter l’épouvante dans leur tribu!

Accoutumés à braver la mort, les hommes rouges reculaient maintenant d’effroi, ou plutôt ils demeuraient pétrifiés, ne sachant comment se dérober à leur ennemi.

A ce moment, une nouvelle détonation ébranla la forêt.

Des clameurs et des râles lui succédèrent.

Un autre Indien s’était abattu et se tordait dans les convulsions de l’agonie.

En même temps une forme sombre émergea d’un taillis et se précipita sur les Peaux-Rouges. Affolés, ils prirent la fuite, emportant leurs armes sans oser regarder derrière eux.

L’homme blanc était demeuré blotti derrière le grand chêne. Il attendait. Etait-ce un secours inespéré que lui envoyait la Providence? Était-ce un nouveau péril qu’il allait devoir affronter? L’inconnu qui venait de disperser les Peaux-Rouges allait-il un instant après se tourner contre lui?

Obéissant à la prudence, l’homme blanc rechargea son arme. Tandis qu’il faisait glisser la balle dans le canon, il entendit à une grande distance un faible son. Que faire? Devait-il rester en place ou avancer?

Enfin la pensée lui vint que peut-être l’inconnu ne pourrait résister au nombre de ses adversaires. Il voulut s’en assurer. La piste était toute tracée, il n’avait qu’à la suivre.

Il courut longtemps sans rencontrer personne.

Évidemment l’inconnu avait poursuivi les Indiens avec l’intention de ne leur faire aucun quartier. Cet inconnu, qui était-il? Quelle pouvait être la cause de la terreur qu’il inspirait aux sauvages? Il y avait là un secret, et ce secret, quel qu’il fût, l’homme blanc était décidé à le connaître.

Il avait déjà franchi plus d’un quart de mille quand tout à coup il s’arrêta en poussant une exclamation d’horreur. Devant lui, sur le sol était étendu le cadavre d’un Indien affreusement mutilé. Le crâne était fracassé et privé de chevelure. La cervelle avait jailli au loin et demeurait suspendue en partie aux branches d’un buisson.

L’homme blanc eut un frémissement de dégoût. Pendant plusieurs minutes il resta appuyé sur son rifle. Une expression de tristesse se peignait sur ses traits. Il n’était point endurci à de pareils spectacles.

Il n’avait guère plus de vingt ans. D’une taille un peu au-dessus de la moyenne, il était vigoureusement bâti et paraissait doué d’une force extraordinaire. Ses yeux étaient noirs et pleins de feu. Par moments leur éclat avait une douceur tout à fait particulière. Son teint bronzé sous le soleil était légèrement coloré. Il avait les traits finement ciselés et d’une grande distinction. Son front large et intelligent, son nez légèrement arqué, ses narines aux contours délicats, sa lèvre d’une exquise pureté de lignes, son menton admirablement régulier, ses cheveux chatoyants et gracieusement bouclés donnaient à toute sa physionomie un ensemble de beauté et de noblesse qui révélait une nature d’élite. Ses gestes vifs et énergiques accusaient une âme passionnée, et la fébrilité de ses mouvements trahissait l’émotion dont il subissait en ce moment tout l’empire.

Il portait le costume des chasseurs de frontières, seulement ses vêtements avaient un cachet particulier d’élégance. Ils se composaient d’une culotte de peau de daim et d’une espèce de blouse vert foncé bordée de franges, qui descendait jusqu’aux genoux et était garnie sur la poitrine de grosses tresses de passementerie également vertes. Une ceinture de cuir noir très luisant, étroitementt serrée autour des reins, servait à retenir un énorme couteau à large lame, une poire à poudre chargée de curieuses figures en relief et un sac à balles agrémenté de dessins. Son rifle court et pesant se faisait remarquer par le fini du travail. Il avait en outre sous sa blouse entr’ouverte deux pistolets dont on apercevait les canons polis. Ses jambes étaient protégées par des guêtres de cuir très souple qui retombaient sur des bottines molles emprisonnant un pied petit et cambré.

Tandis qu’il demeurait absorbé dans ses réflexions, le jeune homme entendit tout à coup un bruit de pas. Instinctivement il chercha un abri derrière un arbre. Précaution inutile: une voix forte mais sans rudesse l’arrêta:

–A quoi bon vous cacher? lui disait-on. Si vous aviez affaire à un ennemi, croyez-vous qu’il vous eût laissé passer impunément devant lui? Si au contraire le hasard vous met en présence d’un ami, pourquoi fuir cette occasion si rare dans la prairie?

Le jeune homme rougit. Il marcha vers l’inconnu et lui tendit la main. Cette démonstration de confiance fut aussitôt accueillie avec le même empressement.

Pendant quelques instants, ces deux hommes qui ne s’étaient jamais vus et qu’un caprice de leur destinée réunissait ainsi dans l’immensité du Nouveau-Monde, demeurèrent silencieux et pensifs. Leurs regards se croisèrent.

–Jeune homme, dit enfin celui qui venait de parler, j’ignore qui vous êtes, maissimon habitude d’interroger les physionomiesne me trompe pas en ce moment, vous devez avoir le cœur franc et loyal. Je croyais connaître tout le monde dans cette partie de la contrée, et pourtant je ne me rappelle point vous y avoir jamais vu.

–En effet, dit le jeune homme en souriant, je ne me trouve ici qu’en passant et pour affaires.

L’inconnu jeta sur le jeune homme un regard de défiance.

–Le temps et le lieu, dit-il, semblent mal choisis pour s’occuper d’affaires. Mais encore ces affaires, puis-je savoir quel en est l’objet?

Le jeune homme eut un mouvement d’impatience.

–Mon ami, répondit-il, vous venez de me rendre un service dont je vous suis très reconnaissant. Aussi voudrais-je pouvoir contenter votre curiosité, mais.

–Halte-là, jeune homme, interrompit brusquement l’inconnu. J’ai pour principe de marcher devant moi et de regarder les gens en face. Si je tombe sur un ennemi, je le préviens ou l’attends de pied ferme. Vous savez aussi bien que moi ce qui se passe aujourd’hui au Canada. Les Anglais ont pu prendre Québec, mais Montréal reste aux Français, dont le drapeau est encore debout. De Levis, Bougainville et Dumas peuvent tenir tête à Murray, Haviland et Amherst. Mais dans cette lutte, où l’honneur est l’enjeu encore plus que la puissance, Français ou Anglais ne sauraient rester indifférents. Je ne sais encore de quel parti vous êtes, mais je veux le savoir sur l’heure. Donc pas de réticence. Si nous servons des intérêts contraires, je veux bien vous donner sur moi une avance d’un coucher de soleil à l’autre. Mais, ce temps écoulé, soyez sûr que je suivrai votre piste. Si au contraire nous défendons la même cause, je serai heureux de seconder vos projets. Mais ne cherchez point à dissimuler. Je suis de ceux qui haïssent la duplicité.

–Mais si je ne tienspointà vous prendre pour confident? dit le jeune homme.

–Il faudra donc que je parle pour vous. Oh! ne cherchez point à vous dérober. Vous êtes ici pour affaires, dites-vous? Fort bien. Vous êtes soldat, votre allure même le trahit et si je ne me trompe, vous êtes officier. Or, quelles peuvent être ici les affaires d’un soldat, d’un officier? Je vous l’ai déjà dit, j’aime à parler franc. Un soldat, un officier ne peut jouer ici que le rôle d’espion ou d’agent chargé d’acheter le concours des Indiens. Eh bien, agent ou espion, j’exige que vous m’appreniez de qui vous tenez votre mission. Libre à vous de persister dans votre refus, mais dans ce cas je vous conseille de recommander votre âme à la miséricorde divine, car vous n’aurez à espérer de moi aucune merci, aussi vrai que je m’appelle Horace de Rochetonnerre.

Le jeune homme feignit un geste de surprise en entendant le nom de son interlocuteur.

–Vous avez tort, mon ami, dit-il avec flegme, de me parler ainsi. Le Supplicié Vivant est trop connu dans les deux camps pour que l’on puisse faire erreur sur sa personne et ses sentiments.

–Vous m’avez donc reconnu? repartit le comte. Qui êtes-vous enfin et que venez-vous décidément faire ici?

–Je m’appelle René de Vauquelin, dit le jeune homme, et je suis lieutenant dans le corps de M. de Levis. Mon père commande les deux frégates qui composent les forces maritimes sous Québec. Voici qui vous expliquera ma présence dans votre contrée.

En parlant ainsi, il tendit au comte une grande enveloppe scellée.

Rochetonnerre l’ouvrit et se hâta de parcourir le contenu de la missive.

–Il paraît, dit-il, que M. de Levis a beaucoup de confiance en vous. Savez-vous ce que renferme cette lettre?

–Je le suppose. Je crois être chargé de demander votre assistance pour avoir des indications exactes sur le nombre des guerriers que peut lever la tribu des Onontagues, et sur ses dispositions à l’égard de la France. En même temps j’ai des instructions pour me mettre en relations avec un Canadien du nom de François Brissot.

Le comte de Rochetonnerre eut un regard terrible. Son visage prit une expression qui fit reculer d’effroi le jeune officier.

–Ce Brissot, continua le lieutenant, est, dit-on, très dévoué à notre cause. Il doit nous assurer l’alliance de tous les Indiens. Le connaissez-vous?

–Si je le connais, s’écria le Supplicié Vivant en bondissant, si je le connais! Jeune homme, regardez ceci.

Et retirant la calotte qui lui couvrait tout le crâne:

–Voilà son œuvre, dit-il.

René de Vauquelin eut un mouvement d’horreur.

La tête du comte offrait sous la cicatrice récente un aspect hideux.

–Mais alors, cet homme.

–En deux mots, dit le Supplicié, je vais vous mettre au courant. Brissot est Français, mais il est vendu aux Anglais. Il a toute la férocité et l’astuce de l’Indien. Nul homme n’est plus à craindre pour nous, nul ne nous a causé plus de mal. C’est lui qui est le véritable auteur de la mort de Montcalm, car c’est lui qui a conduit Wolf sur les hauteurs d’Abraham, comme ce traître qui livra aux Perses le passage des Thermopyles. Pourtant personne ne sait qu’il n’a d’autre rôle auprès de nos chefs que celui d’espion. Aussi nul n’a plus d’accès auprès d’eux, nul ne s’entend mieux à les séduire par des promesses captieuses, nul ne vit avec eux sur un plus grand pied d’intimité.

–Combien y a-t-il de temps que vous êtes tombé dans ses mains?

–Un peu plus d’un an. Depuis ma guérison, je suis sa trace nuit et jour. Je ne désespère point de l’atteindre. Mon tour viendra, j’en ai la conviction. Je ne pourrais dormir en paix dans ma tombe si je mourais avant d’avoir accompli ma vengeance. Savez-vous où il est maintenant?

–Non. Avant mon départ il m’a renouvelé l’assurance que je trouverais un allié sûr dans un chef d’Onontagues auquel il donnait, je crois, le nom de l’Ours-Maigre. Il m’a recommandé de demeurer dans le camp de ce Peau-Rouge, jusqu’à ce qu’il arrivât lui-même. Il ne peut donc tarder à venir dans cette contrée.

–Je ne me rends pas bien compte de sa nouvelle perfidie, dit Rochetonnerre. Il doit avoir, dans tous les cas, un grand intérêt à votre perte, car l’Ours-Maigre, loin d’être un allié de la France, est le plus cruel et le plus acharné de nos ennemis. Ce sont, Brissot et lui, deux scélérats qui se valent. Avez-vous jamais eu quelque différend avec Brissot?

Le jeune homme eut un mouvement d’hésitation.

–Voyons, mon jeune ami, lui dit le comte en lui posant la main sur l’épaule et en le regardant fixement, pourquoi ne point parler à cœur ouvert? Il y a entre cet homme et vous une haine implacable.

–Eh bien, oui, dit le lieutenant, vous avez raison. Brissot me hait. Nous aimons la même femme, et c’est à moi qu’elle doit accorder sa main.

–Ne l’avais-je point dit! s’exclama le comte. Toujours le même venin. Il veut se débarrasser de vous, et si vous n’aviez été en même temps chargé de me remettre cette lettre, vous alliez donner tête baissée dans son piège. Maintenant que vous êtes averti, que comptez-vous faire?

–Je ne sais. Êtes-vous sûr que j’aie affaire à un misérable?

–De la pire espèce. Vous avez tout à craindre de lui et rien à espérer. Une seule chose me préoccupe pour le moment; que vous eussiez ou non échappé à ses embûches, quel autre dessein pouvait-il avoir?

–Je ne saurais vous le dire, mais ce que je puis vous certifier, c’est que si les circonstances me mettent en présence de lui, il y aura un scélérat de moins sur la terre.

Et le lieutenant confirma ces paroles en ajoutant:

–Je le jure.

–Touchez là, jeune homme, dit le comte de Rochetonnerre en lui tendant la main. Notre cause est désormais commune. Je ne vous demande qu’une grâce. Je veux que Brissot périsse de ma main. J’ai soif du sang de cet infâme. Aidez-moi comme je veux vous aider, et il ne nous échappera point.

–Soit. Que faut-il faire?

–Combien de temps est-il resté avec M. de Levis?

–Six mois environ. Mais il s’est absenté plusieurs fois.

–Je comprends. Il trame quelque plan infernal qu’il ne peut exécuter seul. Il n’a guère de crédit parmi les Onontagues, qui redoutent sa scélératesse. Mais l’Ours-Maigre, qui est l’exécuteur de ses machinations ténébreuses, doit rôder dans les environs. C’est pour se ménager une entrevue avec lui qu’il vous a envoyé en avant, comptant ainsi d’une pierre faire deux coups. Nous n’avons donc qu’à les attendre l’un et l’autre. Ou plutôt vous n’avez qu’à feindre d’être la dupe de Brissot. Notre programme est ainsi tout tracé. Vous vous rendrez au camp des Onontagues, et je vous accompagnerai, si bien déguisé que nul ne pourra me reconnaître. Une fois Brissot et l’Indien en notre pouvoir, je me charge de régler leurs comptes. Surtout faites bien attention qu’il s’agit de les prendre vivants. Je ne me soucierais pas de tirer sur eux, si je les avais au bout de mon rifle. J’en ai eu maintes fois l’occasion, je l’ai toujours dédaignée. J’ai juré de leur faire subir le supplice que j’ai enduré, et si Dieu me prête vie, il en sera ainsi.

–Je suis à vous corps et âme, dit René de Vauquelin. Commandez, j’obéirai. J’ai une permission illimitée. Personne ne s’inquiétera donc de mon absence. Vous croyez pouvoir les surprendre?

–Oui. Mais le temps est précieux.

Tandis qu’il prononçait indifféremment ces dernières paroles, le comte se baissa pour scalper un des Onontagues dont le cadavre gisait à ses pieds.

Le jeune homme eut un geste de répulsion et détourna la tête.

Le comte eut l’air de ne point s’en apercevoir, et se penchant sur un autre cadavre, il lui arracha également la chevelure.

Puis se tournant vers le lieutenant:

–Jeune homme, dit-il, voici votre part de la victoire. Attachez ce trophée à votre ceinture.

René de Vauquelin repoussa l’odieux objet que lui tendait son compagnon.

–Je comprends votre répugnance, dit le comte, et j’avais autrefois sur ce point les mêmes préjugés que vous. Mais nous n’avons point d’autre moyen pour faire connaître aux Indiens survivants la trace de notre passage.

–La journée a été bonne, poursuivit-il après un moment de silence. Trois sur cinq. Les autres ne m’auraient point échappé sans cette douleur.

Et découvrant sa poitrine, il montra la cicatrice de la blessure faite par le couteau de l’Ours-Maigre.

Il eut un grand soupir, et refermant son vêtement, il passa les cheveluresdes Indiens à sa ceinture. Ensuite, ramassant leurs armes, il les jeta sur son épaule et se mit en devoir de partir.

–En route, dit-il; je veux vous conduire d’abord à mon arsenal.

Une fois engagés dans la forêt, ils marchèrent pendant plusieurs milles sans s’arrêter. Ils arrivèrent enfin au bord d’une crique.

–Attention, dit le comte en pénétrant dans l’eau. Mettez votre pied partout où j’aurai posé le mien. Nous approchons. Par les temps qui courent, nous ne saurions prendre trop de précautions, car la contrée est infestée de Peaux-Rouges. Voyez-vous ce rocher qui se dresse devant nous? C’est là-dessous qu’est mon arsenal. Hàtons-nous, et suivez exactement chacun de mes mouvements. Un faux pas pourrait causer votre mort.

Pendant qu’il parlait ainsi, il s’avança prudemment jusqu’au pied de la masse rocheuse qui émergeait du lit même de la crique. Sortant ensuite de l’eau où il était resté plongé jusqu’à mi-corps, il se hissa, en s’aidant des deux mains, jusqu’à une anfractuosité, puis gravit un sentier taillé à vif et presque perpendiculaire à la base.

Après avoir poursuivi quelque temps cette ascension:

–Voyez, dit-il, cette corde. C’est tout ce que j’ai pour me guider dans les ténèbres, quand je monte ou descends.

La corde qu’il désignait à son compagnon, et qui était attachée et nouée par endroits, de manière à former une échelle, était mince, grise, terne, et se confondait d’en bas avec le rocher.

L’entrée de la caverne que le comte appelait son arsenal était complètement dissimulée. Une énorme pierre dressée debout et percée de deux ou trois meurtrières la masquait à ceux qui gravissaient le rocher. Une autre pierre, posée à plat sur la première, couvrait en quelque sorte d’un auvent l’étroite ouverture.

Le comte avait saisi la corde d’un mouvement nerveux, et en quelques instants il était parvenu au haut et s’était débarrassé de ses armes en les jetant dans la caverne.

René de Vauquelin le suivait à peu de distance.

Tout à coup, un cri sauvage, répété d’échos en échos, donna l’alarme aux deux compagnons.

Le comte, qui dominait la forêt et la plaine, vit distinctement une troupe d’Indiens, le corps et le visage affreusement striés de lignes rouges et jaunes, se jeter dans la crique, et leurs rifles collés contre la joue, viser le jeune lieutenant, dont ce danger inattendu semblait paralyser les forces.

Un seul regard suffit à Rochetonnerre pour constater toute la gravité du péril que courait son ami.

Celui-ci avait en effet vivement tressailli; une pâleur livide s’était répandue sur ses traits, l’une de ses mains avait déjà lâché prise et s’agitait dans le vide; il faisait un mouvement pour se pencher en arrière et regarder au-dessous de lui.

–Pour l’amour du ciel, jeune homme, levez la tête, lui cria le comte. Si vous ne montez pas promptement ici, sans vous inquiéter de rien, vous êtes un homme mort.

Il ne fallait que cet avertissement pour rendre au lieutenant tout son sang-froid et lui faire poursuivre rapidement son ascension.

Pendant ce temps, les balles sifflaient à ses oreilles. Une de ces balles effleura la joue de Rochetonnerre.

Sans prendre garde à cette légère blessure, le vieux soldat, uniquement occupé de son compagnon, ne cessait de l’exciter à redoubler d’efforts et de vitesse.

Tout à coup il le vit s’arrêter et faire mine de faiblir. En même temps un jet de sang jaillit de la tête du jeune officier.

La situation se compliquait.

Attendre plus longtemps, c’était s’exposer à un dénouement fatal.

L’audace pouvait seule sauver les deux compagnons.

Le comte n’hésita point.

Les balles continuaient de passer à deux doigts de lui.

Homme d’action avant tout, il laissa tomber son rifle, et se cramponnant d’une main au rocher, il se pencha jusqu’à mi-corps au-dessus de l’abîme.

A ce moment, René de Vauquelin, épuisé par la douleur, poussa un faible gémissement.

Il lâcha la corde.

Mais une poignée de fer le saisit dans l’espace: Rochetonnerre l’attirait à lui avec une puissance et une dextérité prodigieuses.

En un clin d’œil, le corps du jeune officier passa par-dessus le rocher et disparut dans la caverne, entraîné par son sauveur.

Un cri d’admiration partit de la crique.

Les sauvages avaient reconnu dans ce trait l’héroïsme du Buffle-Gris.

Un sourire de satisfaction effleura la lèvre du comte, tandis qu’il essuyait la sueur qui ruisselait de son front. Pendant quelques instants, il demeura immobile, la main posée sur son cœur. Il semblait en proie à la plus violente souffrance.

Toutefois, reprenant presque aussitôt son sang-froid, il courut à l’entrée de la caverne.

Les sauvages, sachant maintenant quel ennemi ils avaient à combattre, criblaient le rocher de leurs flèches.

Sûr de ne pouvoir être atteint, Rochetonnerre, son rifle à deux coups bien épaulé, choisissait parmi les Peaux-Rouges la proie qu’il voulait abattre.

Une formidable explosion ébranla les airs.

Un sourd gémissement s’éleva de la crique.

Comme un vol d’oiseaux effarés, les Indiens échappés aux balles s’étaient répandus dans toutes les directions, cherchant avec empressement un abri. Le comte n’avait pas achevé de recharger son arme qu’ils avaient disparu à sa vue.

Rochetonnerre revint alors à son compagnon qui gisait évanoui sur le sol de la caverne.

Le jeune homme avait la tête couverte de sang. Le comte, penché sur lui avec une vive inquiétude, se mit en devoir d’écarter les cheveux qui s’étaient collés. Il eut une exclamation de joie en reconnaissant qu’il s’agissait d’une blessure très légère.

Le supplicié vivant

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