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CRITIQUE DES OPÉRATIONS MILITAIRES. DES ARMES, DE L’ESPIONNAGE, DES RUSES DE GUERRE.

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De l’idée que nous nous serons faite de la guerre dépend donc le jugement que nous aurons à porter en dernier ressort sur la moralité d’une collision entre deux États, sur l’utilité de la victoire, la solidité de la conquête, la valeur des combattants et la gloire des généraux.

La guerre est-elle simplement, comme quelques-uns le prétendent, l’art de détruire les forces de l’ennemi? Soit. L’histoire abonde en sujets qui se sont signalés dans cet art horrible; et si c’était le lieu de nous étendre sur la stratégie, la tactique, la poliorcétique, la balistique, nous constaterions qu’en effet, d’après ses praticiens comme d’après ses théories, la guerre n’a pas eu jusqu’à présent d’autre objet. Mais qu’on ne nous parle plus alors du droit de la guerre. Le droit de la guerre, principe de tout héroïsme, et dont la renommée des conquérants ne saurait se passer, est une fiction atroce qui a cela de particulier. qu’elle fait des représentants de la force autant de tartufes. De toutes les hypocrisies, la plus lâche n’est-elle pas, en effet, celle de la bravoure recourant à l’astuce et à la trahison?

Au contraire, la guerre est-elle, comme nous le soutenons, et comme le sentaient d’instinct les vieux enfants de Romulus, le jugement de la force? La guerre alors, de même que le combat judiciaire et le duel, a ses règles d’honneur; elle a son droit, qui ne consiste pas en de vaines démonstrations de philanthropie ou de sournoises formalités, mais qui se déduit logiquement de l’idée même de la guerre, qui Subsiste malgré les infractions des guerriers, et que l’histoire sanctionne, en confirmant les faits de guerre accomplis en conformité de ce droit, ou les annulant et les punissant lorsqu’ils lui sont contraires.

Il n’y a pas une tierce opinion à suivre: il faut opter.

D’un côté le guerre franche, morale, féconde, guerre qui honore la défaite autant que la victoire, et fait vivre ensemble, comme des frères, les vainqueurs et les vaincus; de l’autre la guerre perfide et stérile, qui dégénère en sauvagerie et brigandage, et rend les haines de peuple à peuple irréconciliables.

Aux faits signalés dans le précédent chapitre, nous allons en joindre d’autres, non moins graves.

L’emploi de la force, dans les luttes nationales, implique l’effusion du sang. On peut même dire que le péril de mort est nécessaire pour mettre en lumière, avec les forces physiques, les forces morales, le courage, la vertu, le dévouement. Or, suivant que la destruction de l’ennemi sera considérée comme le but spécial de la guerre, ou seulement comme la conséquence possible, mais non directement cherchée de la lutte des forces, on conçoit qu’ici, comme dans le duel, le choix des armes n’est pas chose indifférente. Il y a matière à règlement et définition.

On s’est servi pour le duel ou combat singulier de toutes sortes d’armes: sabre, épée, fleuret, dague, poignard, couteau, fusil, carabine, pistolet, pique, lance, bâton, massue, hache, fléau, marteau, compas (dans les duels des compagnons du devoir), etc. Aujourd’hui les seules armes reçues sont l’épée, le sabre, le fleuret et le pistolet. Au moyen âge on se battait à pied ou à cheval, cuirassé ou en chemise; de nos jours, on ne se bat plus qu’à pied et en chemise. En cherchant la raison de cette simplification du duel, on découvre que l’on a voulu deux choses: en écarter tout ce qui pouvait le ravaler ou le rendre atroce, en même temps lui donner tout ce qui pouvait faire valoir le courage des combattants.

Je demande donc s’il n’en devrait pas être de même à la guerre; s’il est permis à la guerre, plus que dans le duel, d’employer toute espèce de moyen homicide, le poison, par exemple, ce qui peut se faire de plusieurs manières, en empoisonnant les armes, lançant des gaz asphyxiants, ou infectant les boissons et aliments? La réponse de Grotius est équivoque sur tous ces cas.

«Certaines nations, dit-il, sont dans l’habitude

«d’empoisonner leurs flèches, et l’on ne saurait dire

«que le droit de nature s’y oppose. Toutefois les nations

«de l’Europe ont aboli entre elles cet usage,

«qui n’est pas dans les voies de la force ouverte.»

Quant aux boissons et aliments, Grotius réprouve le poison, tout en reconnaissant qu’il est permis de rendre les eaux impotables en y jetant des cadavres, de la chaux, comme aussi de dénaturer, par des moyens analogues, les comestibles.

Vattel partage sur ce point l’avis de Grotius.

Ici paraît l’incertitude des principes du célèbre juriste. La guerre a-t-elle pour but direct la destruction de l’ennemi? Dans ce cas, point de scrupules: les mines, les machines infernales, l’huile de vitriol, l’eau bouillante, le poison, la chaux, les charognes, la dyssenterie, l’aveuglement, la famine, la peste, les flèches à crochet ou empoisonnées, tout ce qui produit d’incurables blessures comme ce qui tue sur-le-champ, il faut tout prendre, faire, comme on dit, flèche de tout bois.

Mais la guerre est-elle avant tout, comme le dit son nom latin et comme le porte sa définition, un duel de la force et de la vaillance, dans lequel la mort apparaît comme un risque, non comme une fin? Il est évident qu’alors il y a lieu à un règlement d’armes, sans quoi la guerre n’est plus qu’une lutte hideuse entre une armée de Castaings et une autre armée de Brinvilliers. Je n’aime point ce général qui, dans un combat de mer, ayant fait provision de vipères renfermées dans des bouteilles, les fit jeter par ses soldats dans les vaisseaux ennemis, cherchant ainsi, par une espèce de trahison, ce qu’il désespérait d’obtenir par la force. Et je regarde comme digne du supplice des assassins le soldat qui mord sa balle, dans l’idée que cette morsure empoisonne le projectile et tuera infailliblement l’ennemi.

Nos militaires, il faut leur rendre cette justice, ont généralement horreur de pareils moyens. Je ne leur demande donc que d’être d’accord avec eux-mêmes. Ils croient à un droit de la guerre, par conséquent à une réglementation des armes, quand ils réprouvent l’empoisonnement de l’ennemi. Qu’ils suivent cette idée, et qu’ils répondent maintenant à ma question: Peut-on regarder comme permises par le droit de la guerre ces armées de précision qui foudroient à des distances énormes et à coup sûr; ces projectiles de toute forme, coniques, creux, à ressort, qui, après avoir perforé le corps de l’adversaire, laissent des blessures dangereuses, pires que celles causées par les bombes orsiniennes?

«Les Français, écrivait lors de la guerre de Lombardie

«un correspondant du Times, ont introduit

«récemment dans le service une nouvelle balle, dont

«la base creuse est en forme de pyramide. Cette

«forme donne à la balle cette propriété que, lorsque

«la pointe de la balle touche un os, la base de la pyramide

«s’ouvre aux angles et fait une blessure terrible

«que le médecin de l’hôpital m’a montrée, en

«l’appelant sehr schœn.

Le fait rapporté par le Times est-il exact? Je m’en méfie. La presse anglaise est peu bienveillante pour l’honneur français. L’infanterie française est regardée aujourd’hui comme la plus brave du monde dans les charges à la baïonnette; elle l’a prouvé dans cette. même guerre de Lombardie. Qu’a-t-elle besoin de balles à ressort?... En tout cas, si les Français ont eu en ceci le triste mérite de l’invention, ils ne tarderont pas à éprouver les inconvénients de la contrefaçon. C’est pourquoi je. dénonce à mon tour le fait à la loyauté de tous les militaires; qui certes n’ont pas imaginé la balle à ressort, et dont la bravoure sait fort bien se passer des inventions infernales des armuriers .

Quoi qu’il en soit de l’anecdote racontée par le Times, il est certain que toutes les nations de l’Europe font maintenant usage de la carabine et du canon rayés, de la balle et du boulet coniques, plus dangereux que les mêmes projectiles ronds. On parle même de donner à tous les soldats de l’armée française, cavaliers et fantassins, des revolvers à six coups. Pourquoi ce perfectionnement qui, loin d’ajouter à la force et au courage, sert plutôt la faiblesse et la lâcheté ; qu’on peut même dire inutile, puisqu’il suffit pour la victoire que le soldat soit mis hors de combat? N’est-ce pas manquer de tous points au but de la guerre, qui est de vider les différends entre nations par les voies de la force? L’empereur Napoléon III a témoigné, dans la dernière campagne, d’une grande sollicitude pour les blessés, français et autrichiens. Je l’en louerais davantage, si j’apprenais qu’il emploie son autorité sur l’armée et son crédit auprès des puissances pour faire abandonner l’usage des balles coniques et à ressort. Je ne sais plus quel roi de France fit assurer une pension à l’inventeur d’une machine infernale, à condition qu’il ne communiquerait son secret à personne. «Nous avons assez de moyens de

«nous détruire, disait-il; je ne veux pas ouvrir de

«concours pour cet objet.» L’exemple est bon à suivre: il témoigne, chez un prince ambitieux, — les rois de France le furent tous, — d’un véritable sentiment du droit de la guerre et du droit des gens.

C’est surtout depuis l’invention de la poudre que les idées se sont perverties sur la nature et le droit de la guerre, notamment en ce qui concerne le règlement des armes. On a prétendu que l’emploi du canon avait démocratisé le métier de soldat et porté à la noblesse un coup sensible, en neutralisant la cavalerie et en amoindrissant l’avantage de la bravoure personnelle. J’aimerais mieux, je l’avoue, que le tiers état eût appris à opposer cavalerie à cavalerie, au risque de voir la féodalité durer cent ans de plus.

D’autres, soi-disant amis de l’humanité, se félicitent de voir les armes et machines de guerre suivre les progrès de l’industrie et devenir de plus en plus meurtrières. La guerre finira, disent-ils, par l’excès même de sa puissance destructive. Ils ne voient pas que cette manière de mettre fin à la guerre aboutit tout juste à la désorganisation politique et sociale. Quand les armes seront telles que le nombre et la discipline, aussi bien que le courage, ne seront plus de rien à la guerre, adieu le règne des majorités, adieu le suffrage universel, adieu l’empire, adieu la république, adieu toute forme de gouvernement. Le pouvoir est aux plus scélérats. Ne sait-on pas que si le peuple de Paris voulait user des moyens de destruction que le progrès de l’industrie et des sciences a mis en sa main, aucune force ne serait capable de le réprimer? Pourquoi donc aujourd’hui l’émeute fait-elle silence? C’est que le peuple, même à l’état d’insurrection, croit au droit de la guerre. Il lui répugne d’attaquer son ennemi par derrière, d’employer, pour le détruire, le poison, les fusils à jet continu, les machines à la Fieschi, et les bombes fulminantes. Comme Barbès, il préfère, au péril de sa vie, descendre en plein boulevard, en faisant à ses ennemis leur part d’ombre et de soleil.

On a dit que depuis l’invention des armes à feu la guerre était devenue moins meurtrière. Les plus grandes batailles de ce siècle n’offrent pas de carnage comparable à celui de Cannes, par exemple, où Annibal égorgea 50,000 Romains, et perdit lui-même plus de 20,000 hommes.

J’avoue le fait; mais je n’en attribue point la cause à l’artillerie, ce qui serait tout simplement absurde.

Il y a, dans une bataille, trois moments principaux. Le premier est l’engagement, congressus: c’est celui où les deux armées en viennent aux mains sur toute leur ligne; puis vient le combat proprement dit, ou l’effort, pugna, conatus, qui dure jusqu’à ce que l’une des deux armées faiblisse et que ses bataillons soient rompus; enfin la tuerie, cædes, qui commence, ainsi que la fuite du vaincu, à la rupture des bataillons. C’est ainsi qu’à la bataille de Cannes, sur 90,000 hommes dont se composait l’armée romaine, il y en eut 50,000 de tués.

Cette tuerie, dernier acte de la bataille, qu’on trouve régulièrement indiquée dans les auteurs, n’existe plus pour les modernes que comme un accident. L’ennemi enfoncé se retire, s’il peut, ou met bas les armes. Au lieu de massacrer, on fait des prisonniers, ce à quoi le vainqueur est d’autant mieux disposé qu’il s’est battu à distance, par des manœuvres et de la fusillade plutôt que par des chocs, et qu’il est moins échauffé au carnage. C’est aussi un effet de ce sentiment d’humanité dont j’ai parlé plusieurs fois, sentiment qui a diminué les destructions de la guerre, mais sans en améliorer les mœurs, comme le prouve le fait même de l’invention et du perfectionnement des armes à feu. Autrefois, le nombre des morts et des blessés pendant les deux premiers actes de la bataille était moindre; le massacre ne commençait qu’au dernier acte. Aujourd’hui l’on se foudroie à distance, en quantité énorme et en nombre à peu près égal; l’avantage du vainqueur est dans le nombre des prisonniers. Ici l’humanité triomphe, j’en tombe d’accord, mais à la fin; elle est sacrifiée, au commencement. Compensation faite, la valeur militaire a perdu, et la guerre se déprave.

En révolution, disait amèrement Danton, lorsqu’il se vit enlacé par l’astuce de Robespierre, le triomphe est au plus scélérat. Il en serait ainsi de la guerre, d’après les maximes en crédit: la victoire promise au plus vaillant appartiendrait au plus meurtrier. Supposons qu’aujourd’hui l’un des souverains de l’Europe possédât seul le secret du fusil et du canon rayés, des fusées à la Congrève, de l’obusier Paixhans: se croirait-il, la guerre s’allumant, autorisé à s’en servir? Assurément, si nous devons nous en rapporter au droit de la guerre tel que l’entendait Grotius et qu’on l’enseigne encore aujourd’hui. L’histoire est pleine de batailles gagnées par la supériorité des armes, plutôt que par le courage et la force des soldats.

Je dis que de semblables trophées sont chargés de honte et ne prouvent rien. La guerre, telle que la veut le droit de la force, telle que le genre humain la conçoit et que les poëtes la célèbrent, est une lutte d’énergie, de bravoure, de constance, de prudence, d’industrie même, si l’on veut; on en fait un assaut d’extermination. Passe encore s’il s’agissait de brigands à détruire, de flibustiers, de négriers, auxquels les nations ne doivent ni merci ni miséricorde. Mais entre citoyens, combattant, non pour le pillage, mais pour la liberté et la suprématie de leur pays, pareille interprétation du droit de la guerre répugne.

Une déloyauté en amène une autre. Est-il permis à la guerre de tromper l’ennemi, tranchons le mot, de mentir? — Certainement, répond Grotius; et le voilà qui se jette dans une longue dissertation, dont la substance est que, hormis ce qui a été convenu par traité après la guerre, et qui a pour objet de régler la situation à nouveau, toute tromperie ayant pour but de faire tomber l’ennemi dans un piège est de bonne guerre. A cette occasion, il émet la dangereuse maxime, renouvelée de Machiavel et des Jésuites: qu’il est licite de mentir par raison d’État et pour cause de religion. C’est le cas de dire, en parodiant Horace: Dulce et décorum est pro patria mentiri.

Admettons pour un moment cette singulière jurisprudence, que la tromperie étant de droit à la guerre n’implique ni crime ni délit. Pourquoi, alors, fusiller les espions, au lieu de les faire simplement prisonniers? Comment! voici un tirailleur qui, couché à plat ventre, comme un chacal, derrière un buisson, tire sur un bataillon qui passe et qui ne l’aperçoit seulement pas. Qu’on se mette à sa poursuite et qu’on l’atteigne, il sera probablement passé par lès armes, vitam pro vita, à quoi je n’ai rien à dire. Mais qu’il parvienne à s’échapper, et que le lendemain, dans une affaire générale, il soit fait prisonnier: en supposant qu’on le reconnaisse, on n’a plus le droit de le tuer pour le fait de la veille; il n’aura fait que son métier, de combattant. En sorte que le flagrant délit aura été tout son crime. En revanche, le paysan qui aura averti les tirailleurs de l’arrivée du bataillon, si plus tard il est arrêté et convaincu, sera pendu. Il est réputé espion.

Il y a plus. Que le même soldat, que le droit de la guerre protège aujourd’hui dans son service de tirailleur, quitte son uniforme, ses armes, prenne un déguisement, comme faisait Du Guesclin quand il enlevait les châteaux forts des Anglais, et passe dans le camp ennemi pour observer ce qui s’y passe: aussitôt il devient lui-même espion, et s’il est pris, bien que son crime ne soit commis qu’à moitié, on le fusille à l’instant, impitoyablement. Pendant le siège de Sébastopol, un officier de l’armée russe, découvert dans les retranchements de l’armée alliée, où il se livrait à un espionnage héroïque, faillit périr de la sorte. Il ne dut son salut qu’à la vitesse de ses jambes. Je renouvelle ma question: Comment, si le mensonge et l’embuscade sont de droit à la guerre, si toutes les armées pratiquent, les unes à l’égard des autres, l’espionnage, comment l’espionnage est-il traité sur le pied de trahison et d’assassinat?

J’insiste sur ce point, qui montre d’une manière frappante combien les militaires sont convaincus, au fond de leur âme, de la réalité du droit de la guerre, et quelles ténèbres règnent à ce sujet dans leur conscience. La même chose qu’on punit comme infâme chez un ennemi, en vertu du droit de la guerre, on se la permet à soi-même comme licite et honorable, en vertu du même droit. Je lis dans le Cours d’art militaire de M. Laurillard-Fallot, professeur à l’École militaire de Bruxelles:

«On envoie des hommes intelligents et bien payés,

«qui, sous prétexte de commerce, de livraisons de

«grains ou de bestiaux, se mettent en rapport avec

«les fournisseurs de l’armée ennemie et les chefs de

«communes frappées de réquisitions.»

Voilà bien l’espionnage conseillé, préconisé comme instrument de tactique, et en vertu du droit de la guerre. C’est une des qualités d’un grand général d’être bien servi, bien renseigné par ses espions. Mais s’agit-il des espions de l’ennemi, l’auteur changé aussitôt de langage. Il ajoute, quelques lignes plus bas:

«Si l’humanité défend de priver de la vie l’homme

«contre lequel il n’y a que de simples soupçons, rien

«n’empêche de le retenir jusqu’à ce que ses rapports

«aient cessé d’offrir des dangers. Le soin de notre

«propre défense nous oblige, et la responsabilité de

«la vie de tant d’hommes confiés à notre conduite

«nous fait un devoir d’être inexorables pour la trahison

«prouvée.»

Soupçonné, l’espion est retenu; convaincu, il est fusillé comme traître. La raison d’État militaire ne plaisante pas. Mais comment l’écrivain que je cite ne s’aperçoit-il pas que ce qu’il trouve juste de flétrir dans un cas ne peut pas devenir légitime dans l’autre; et réciproquement que ce qu’il conseille à celui-ci, il n’a pas le droit de le proscrire chez celui-là ? L’espionnage est un fait de guerre, rien de plus: voilà ce que la logique lui commande de dire. Donc, ou revenez aux vrais principes, dont vous n’admettez que la moitié, et abstenez-vous de part et d’autre de toute trahison et guet-apens; ou bien ayez le courage de sanctionner votre commune fourberie, et traitez réciproquement vos espions comme vous faites vos tirailleurs, vos patrouilles et vos estafettes. Il n’y a pas de milieu.

Tous les journaux ont rapporté l’histoire de cet officier autrichien qui, dans la dernière guerre, fit fusiller toute une famille piémontaise soupçonnée, à tort ou à raison, d’avoir fait l’espionnage. Onze personnes, parmi lesquelles un vieillard de soixante ans et un enfant de quatorze, furent passées par les armes. M. de Cavour dénonça le fait à l’indignation de l’Europe. M. de Cavour a eu grandement raison, si la guerre, par sa nature et par son objet, doit se renfermer exclusivement dans les moyens de force, attendu qu’elle est un jugement de la force, et qu’elle ne saurait sans infamie prendre un autre caractère. Mais tel n’est pas le code actuellement en vigueur. D’après ce code, dont on n’aurait jamais fini de relever les contradictions, mais qui, tel qu’il est, suffit pour justifier pleinement l’officier autrichien, il est permis de mettre à mort les citoyens qui espionnent pour le compte de leur pays, comme les transfuges, les déserteurs et les traîtres, avec lesquels ils n’ont évidemment rien de commun; permis en outre de les décourager par la terreur, autre moyen de guerre universellement admis, et qui emporte, à l’occasion, le massacre de familles entières, sans distinction d’âge ni de sexe, de coupable ni d’innocent. L’exécution des onze Piémontais n’a pas empêché les Autrichiens d’être battus, sans doute: ceci est une autre affaire. Mais il est probable que la terreur aura retenu les langues; et qui sait si l’éclat fait par M. de Cavour n’a pas justement servi l’objet que se proposait l’Autrichien?

Grotius va plus loin encore. Il est d’avis qu’on peut à la guerre, en toute honorabilité, afin de mieux tromper l’ennemi, arborer son pavillon, prendre ses couleurs, dérober, s’il se peut, son mot d’ordre. De faits pareils les exemples abondent. Sur quoi je réitère mon observation: comment ne voit-on pas que, par ces indignes et immorales pratiques, on substitue à la guerre des hommes, rationnelle et généreuse, juste et féconde, la chasse à l’affût des carnassiers? C’est une maxime parmi les militaires qu’un général peut être vaincu, mais qu’il ne doit jamais être surpris. Je le vieux bien. Mais il y a surprise et surprise, et je ne puis mettre sur la même ligne la vigilance de l’homme qui combat, avec la félonie du lâche qui trompe. C’est une honte pour l’humanité qu’un général honnête homme, servant son pays dans une guerre régulière, ait à s’occuper de pareils risques. Est-ce que la police de la guerre ne devrait pas l’en affranchir?

Sur tout cela Vattel et les autres pensent absolument comme Grotius. Vattel établit fort bien que les conventions entre ennemis doivent être observées: mais s’agit-il des faits de guerre, il trouve parfait que la ruse et la tromperie, falsiloquium, se joignent à la force; il va même jusqu’à voir dans cet usage un progrès de la civilisation sur la barbarie,

«Comme l’humanité nous oblige à préférer les

«moyens les plus doux dans la poursuite de nos

«droits, si, par une ruse de guerre, une feinte

«exempte de perfidie, on peut s’emparer d’une place

«forte, surprendre l’ennemi et le réduire, il vaut

«mieux, il est réellement plus louable de réussir de

«cette manière que par un siége meurtrier ou par

«par une bataille sanglante.»

Et il ajoute en note:

«Il fut un temps où l’on condamnait au supplice

«ceux qui étaient saisis en voulant surprendre une

«place. En 1597, le prince Maurice voulut surprendre

«Venloo. L’entreprise manqua, et, quelques-uns de

«ses gens ayant été pris, ils furent condamnés à la

«mort, le consentement des parties ayant introduit ce

«nouvel usage des droits, pour obvier à ces sortes de

«dangers.»

Cet usage-là était dans la bonne voie. «Mais,» dit Vattel avec un sentiment non équivoque de satisfaction, «depuis lors l’usage a changé... Les stratagèmes

«font la gloire des grands capitaines.»

Il dit encore, sans songer que les faits qu’il cite démentent sa théorie:

«On a vu des peuples, et les Romains eux-mêmes.

«pendant longtemps, faire profession de mépriser à

«la guerre toute espèce de surprise, de ruse, de stratagème;

«d’autres, tels que les anciens Gaulois, qui

«allaient jusqu’à marquer le temps et le lieu où

«ils se proposaient de livrer bataille. Il y avait plus

«de générosité que de sagesse dans une pareille

«conduite.»

Il cite également, d’après Tite-Live, livre XLII, c. 47, l’exemple des sénateurs qui blâmaient la conduite peu franche tenue dans la guerre contre Persée..

Il résulte de ces passages, qui n’ont jamais été relevés ni contredits, que ni Grotius, ni Vattel, ni aucun de leurs successeurs, n’ont connu la vraie nature, le but et l’essence de la guerre; qu’ils n’en ont pas compris les lois, et qu’il est juste de leur imputer la plus grande partie du mal qui l’a accompagnée depuis deux siècles. Comment accuser les militaires, quand les docteurs enseignent une pareille morale?

A Lonato, en 179G, le général Bonaparte, accompagné de son état-major et. suivi seulement de 1,200 hommes, tomba au milieu de 4,000 Autrichiens qui le sommèrent de se rendre. On sait comment Bonaparte se tira de ce mauvais pas. Il fit débander les yeux au parlementaire, lui dit qu’il était le général en chef, que les Autrichiens étaient eux-mêmes cernés par l’armée française, et qu’il leur accordait trois minutes pour se rendre. La bonhomie germanique fut dupe de la rouerie italienne, et 4,000 hommes posèrent les armes devant 1,200.

J’aime en Bonaparte ce sang-froid que rien n’étonne; mais je souffre quand je vois présenter ce trait à l’admiration de la postérité. Est-ce là la guerre? Est-ce là sa loi? N’en est-ce pas plutôt la dépravation? On découvre ici le guerrier qui, après une série de victoires remportées par l’adresse plus que par la force, sera à la fin écrasé par la force. — Bonaparte, demandera-t-on, eût donc mieux fait de se rendre? — Eh! non. Bonaparte, s’il avait eu en ce moment autant de grandeur d’âme que d’aplomb, après avoir mystifié les 4,000 Autrichiens qui lui demandaient son épée, les aurait renvoyés avec armes et bagages. C’est au surplus un cas que je laisse à décider à la conscience des militaires; la question pour moi est plus élevée. Je dis que dans un différend de peuple à peuple, là où la vaillance des armées, assistées, je le veux et je l’exige, du GÉNIE des généraux, doit décider de la victoire, il est contre la nature des choses, et partant contre le droit, d’agir de surprise et d’employer la fourberie. Le génie à la guerre n’est pas le mensonge, pas plus que la saisie des possessions de l’ennemi n’est le pillage des habitants, pas plus que l’homicide, en bataille rangée, n’est l’assassinat. Ce peut être une question de savoir si les 4,000 Autrichiens qui avaient perdu leur route avaient le droit d’enlever les 1,200 Français qui s’étaient de leur côté égarés: je n’aime pas plus ces raccrocs à. la guerre que dans la littérature et les beaux-arts, et je voudrais ici une bonne définition. Mais je nie que les 1,200 Français eussent le droit, en bonne guerre, d’emmener prisonniers 4,000 hommes qui, sur un mensonge hardiment exprimé, avaient la simplicité de se croire perdus. Qu’on cite, si l’on veut, l’aventure de Lonato en exemple, soit de la présence d’esprit d’un général, soit des irrégularités auxquelles, dans un siècle où le droit de la guerre n’est qu’à moitié connu, le plus brave peut avoir recours: à la bonne heure! Mais qu’on ne fasse pas de la conduite du général Bonaparte en cette circonstance un exemple à suivre; ce serait corrompre la morale des armées, ce serait enseigner l’art d’éterniser entre les nations la guerre, et la mauvaise guerre.

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