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I

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Sur la déclivité de la montagne où l’on a perché la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde, à Marseille, un peu plus loin, vers le sud, que le restaurant de la Réserve, une douzaine de vieux marins, armés de longues-vues, observaient les mouvements de quelques navires gui se tenaient au large, attendant l’arrivée des pilotes pour rentrer en grande rade.

La Joliette n’existait pas alors, et les abords du vieux port n’étaient pas toujours commodes.

Or, quoique le temps fût splendide ce jour-là, une jolie brise de nord-nord-ouest, qui s’était élevée depuis quelques heures, ne laissait pas que de rendre assez difficile la délicate manœuvre de franchir le Môle.

Cependant, les pilotes n’arrivaient pas.

Fatigué de cette longue attente, et confiant sans doute dans sa propre adresse, un petit navire de plaisance, gréé en sloop, et portant le pavillon américain frappé au haut de son mât unique, se mit tout à coup à louvoyer et finit par tirer des bordées régulières avec l’intention manifeste de tenter l’entrée du port.

Jamais plus coquet navire ne s’était montré aux yeux émerveillés des marins rassemblés sur les escarpements de la côte; aussi toutes les longues-vues étaient braquées sur lui.

Il naviguait à la bouline et serrait le vent de si près qu’il montrait coquettement son doublage de cuivre brillant dans les rayons obliques du soleil, comme si toute sa carène eût été couverte d’un manteau d’or.

De même que le goëland, au moment de remonter dans l’air se fait un jeu de tremper le bout de ses ailes dans la mer, le sloop plongeait l’extrémité de son beaupré dans la lame et pendant que sa proue, fendant les flots, lui faisait une ceinture d’écume, le navire laissait derrière lui un long et frémissant sillage.

–Bravo, l’Américain! dit l’un des plus vieux en battant des mains.

–Il est certain que c’est un brave petit bateau, dit un autre. Il file sans broncher à six bons quarts de vent.

–Et c’est un fier matelot qui tient la barre, ajouta un troisième.

Un murmure approbatif accueillit cet éloge qui avait du prix venant de celui qui le prononçait.

Cependant un vieux grincheux, qui gardait le silence tout en continuant d’observer, haussa dédaigneusement les épaules.

–Attendez donc voir, dit-il sur le mode ironique, et peut-être bien qu’en virant tout à l’heure, sa grande diablesse de voile va vaciller, et alors, n’est-ce pas, bonsoir la compagnie!

On eût dit que le joli sloop avait entendu! Car, au même moment, comme pour répondre à l’objection quelque peu malveillante du vieux loup de mer, il vira de bord avec une si parfaite bonne grâce, que la grande voile latine eut l’air de saluer ironiquement son obscur détracteur; et l’Américain, qui, un instant plus tôt, semblait faire route pour le château Borelli, se dirigeait maintenant vers le château Vert.

De sorte qu’après avoir marché est-nord-est, il avançait à présent ouest-nord-ouest.

Ceci est important à préciser.

Jusque-là, en effet, la voilure avait étendu sur le pont, comme un rideau qui empêchait de voir ce qui s’y passait, tandis que depuis qu’il avait changé d’allure, le pont était devenu parfaitement visible, et toutes les longues-vues cherchèrent aussitôt, avec une vive curiosité, à distinguer les hommes d’équipage, et surtout celui qui commandait.

Ce ne fut pas long!

Et instantanément on aperçut un grand gaillard, haut de près de six pieds, se promenant sur le pont incliné qui présentait un angle de près de vingt degrés, avec autant de facilité que s’il eût fait un tour de Cannebière.

Cette fois, il n’y eut pas de note discordante dans l’expression de l’admiration générale.

–Celui-là est un vrai mâle! s’écria un vieux marin, résumant l’impression unanime.

Puis, au milieu du silence ému qui régnaitt:

–Eh! mais, attendez donc, ajouta-t-il; il me semble que je reconnais cette boule, moi!

–Pas possible!

–J’ai vu ces grandes jambes-là quelque part, pour sûr! Ouvre l’œil! Voilà qu’il amène son pavillon. Qu’est-ce qu’il va faire, le petit?

Chacun regarda, et aussitôt on vit à la place du pavillon qu’il venait d’amener, en effet, une flamme grimper avec la rapidité de l’éclair, le long d’une drisse qui partant de l’étambot, aboutissait à l’extrémité du mât.

C’était le drapeau tricolore que le sloop arborait!

Il y eut un hourra patriotique.

–Ah çà!… c’est donc un Provençal!… dit l’un des marins.

Pour les Provençaux, il n’y a de Français que de Marseille à Toulon.

Cependant, l’un des marins venait de faire un geste impératif, et s’était levé à demi.

Ce mouvement attira l’attention de tous.

Qu’y avait-il encore?

–Té!… s’écria tout à coup le vieux loup de mer, mais je ne me trompe pas, c’est lui!… ah bien! nous allons rire.

–Qui est-ce donc?

–Té!… Cabassou, bonne dame! ah! il y en a peut-être parmi vous qui ne l’ont pas connu. mais, nous autres, les vieux…

–Serait-ce Cabassou, l’ancien portefaix?

–Cabassou… qui a quitté Marseille tout jeune… il y a une dizaine d’années?

–Vous y êtes!

–Et qui a fait en Amérique une fortune!…

–Une fortune telle, mon bon, qu’il pourrait se payer autant d’odalisques que le Grand-Turc, parlant par respect, et entretenir autant de soldats que l’empereur des Français… Tu vois ça d’ici!

Pendant ce colloque animé, les marins suivaient sur le flanc de la montagne la même route que le navire, dont la marche s’était d’ailleurs considérablement ralentie.

Bientôt même, en arrivant en face de la Réserve, il n’avança plus que par la force d’impulsion qu’il avait reçue au large, dans la dernière bordée qu’il avait tirée.

Alors, la yole du bord quitta les porte-manteaux, et fut mise à l’eau; le colosse que l’on vient de signaler s’y laissait glisser, et, quelques instants plus tard, il abordait au wharf du restaurant fameux.

Le groupe de marins l’y avait déjà précédé; et, quand il accosta, il y eut une explosion de cris de joie assourdissants.

–Ohé!… Cabassou!…

–Bonjour, Cabassou; comment vas-tu, mon bon? Tu as donc un yacht à toi, à présent? Tu ne te gênes pas.

Etc., etc., etc.

C’était à qui l’approcherait; on lui tendait les mains; pour un rien, il eût passé de bras en bras jusqu’au dernier Provençal.

Mais le gaillard était solide! dominant le groupe qui l’entourait de toute la tête, il repoussait l’accueil qui lui était fait, avec une sorte de brutalité cordiale, mais désagréablement expressive.

Il était manifeste que l’enthousiasme bruyant dont il était l’objet de la part de ses compatriotes, lui était particulièrement déplaisant, et il n’avait qu’une pensée, qui était de s’y soustraire au plus vite.

–Bonjour, bonjour, les amis! dit-il, en se dégageant vivement; vous êtes bien bons, certainement, et je vous remercie; mais, pour le moment, j’ai affaire, et ce n’est pas précisément pour avoir le plaisir de vous embrasser que j’ai bouliné de New-York ici.

–Eh! quoi! dit l’un des marins, un peu décontenancé; c’est donc comme ça que l’on reçoit d’anciens amis? Après dix ans d’absence! tu as donc oublié les vieux qui t’ont appris le métier?

–Je n’ai rien oublié du tout, répliqua Cabassou, d’une voix forte et énergique; la preuve, c’est que me voilà. Mais pour le moment, je vous l’ai dit, j’ai autre chose à faire.

–Et nous ne trinquerons seulement pas ensemble! Cabassou, qui avait déjà fait quelques pas en avant, se retourna sur ces deux mots, et ouvrant une grande gibecière qu’il portait suspendue en sautoir, il y puisa une large poignée d’or qu’il envoya dans le chapeau goudronné de l’un des marins.

–Ah! vous avez soif! dit-il, d’un ton de belle humeur et les traits largement dilatés; ça, c’est différent! et voilà de quoi boire à ma santé. Mais quant à trinquer avec les anciens, ce sera partie remise, si vous le voulez bien. Bonsoir donc et à bientôt, si les affaires vont comme je l’espère!

Sur ces mots, il détala sans regarder en arrière, gagna rapidement la ville, qu’il traversa sans s’y arrêter, et bientôt, on eût pu le voir grimper de ses longues jambes, une ruelle étroite et raide qui conduisait à la gare du chemin de fer.

Ah! Marseille s’est bien transformée, depuis cette époque. et si l’admirable cité maritime y a gagné en grandeur, en uniformité et en salubrité, ce que nous ne contestons pas, il faut bien reconnaître aussi qu’elle y a perdu son originalité, sa marque spéciale, son aspect personnel qui avait bien son charme.

Qu’est devenu le fouillis charmant de petites ruelles qui s’ébattaient si joyeusement autrefois au soleil, et-s’élançaient d’une façon si plaisante des allées de Meilhan à la gare?

Rien ne rappelle aujourd’hui l’aspect pittoresque qu’elles offraient! pittoresque un peu criard, très crû de ton, plein de lacunes, de gibbosités, de fondrières, de difformités, de verrues, que sais-je? mais elles avaient une grâce particulière qu’on eût vainement cherchée ailleurs, et où la fantaisie, le caprice s’étaient donné libre carrière.

Cabassou avait donc pris l’une de ces ruelles si pittoresques, et grimpait sans paraître s’apercevoir ou tenir compte de l’escarpement qu’il gravissait de la sorte.

Son visage, où un rayon de gaieté avait un instant passé, avait pris une expression soucieuse, presque triste, et de loin en loin, il s’arrêtait tout d’un coup, et comprimait de ses deux mains sa poitrine qui battait avec force.

Était-ce la rapidité de sa marche qui précipitait ainsi le sang dans ses veines? N’était-ce pas plutôt quelque sentiment longtemps contenu, qui se faisait jour, et menaçait d’éclater, à mesure qu’il avançait? Qui pourrait le dire?

Ce qui est certain, ce qui n’était pas douteux, c’est qu’il avait hâte d’arriver! car après s’être arrêté une seconde au plus, il reprenait l’ascension de plus belle, et se remettait à gravir la rampe avec une sorte d’emportement fiévreux.

La ruelle dont nous parlons aboutissait à un bouquet d’arbres qui avait dû à un pli de terrain de pouvoir pousser sur cette terre aride. C’était comme une oasis de verdure, protégée par une ondulation du sol, contre le mistral terrible. Il y avait là, attenant au bouquet d’arbres, une petite maison des plus modestes, sur le devant de laquelle un jardinet, bien entretenu, étalait les spécimens les plus rares de la flore marseillaise.

Une haie vive enserrait le tout, fermée sur le devant par une barrière à claire-voie.

Une fois arrivé là, Cabassou s’arrêta encore, souffla un peu, puis, poussant la barrière, il traversa le jardin et pénétra résolument dans la maison dont la porte était grande ouverte.

Au bruit de ses pas, quand il entra dans le couloir, une vieille femme accourut.

–Qui est là? demanda-t-elle, en cherchant, de ses yeux évidemment affaiblis, à distinguer les traits de celui qui se tenait à contre-jour devant elle.

–Qui est là? regardez, la mère! fit Cabassou, dont le visage avait resplendi d’une joie profonde à la vue de la vieille.

–Eh! que veux-tu que je regarde, mon garçon, répliqua celle-ci, en hochant la tête; il y a beau temps que les yeux s’en vont avec le reste… Voyons! parle. qui es-tu?. ou plutôt!… non. attends… Mon Dieu! est-ce possible?.

–Allons donc…

–Depuis dix ans

–Vous y êtes…

–Cabassou! c’est Cabassou! Ah! Dieu est bon, puisqu’il permet que je t’embrasse avant de mourir.

Et la pauvre vieille se laissa aller sans force et sans voix sur la poitrine de Cabassou.

Celui-ci la reçut dans ses bras robustes, alla la déposer sur un divan et s’agenouilla à ses pieds, en gardant ses deux mains dans les siennes.

–Eh! là! là!…dit-il alors, en lui tapotant doucement les mains, voyons, maman Maurel, revenez à vous! Eh bien, oui! c’est moi… Cabassouu! votre mauvais sujet de filleul… qui vous a fait tant enrager autrefois, mais qui revient bien portant, riche, très riche… et qui n’a d’autre rêve que de vous faire heureuse! Je crois qu’il n’y a pas là de quoi s’évanouir!

La vieille rouvrait les yeux, et, souriante maintenant, elle regardait le grand bon diable qui était à ses genoux et lui parlait d’une voix affectueuse qu’il s’efforçait de rendre douce.

–Allons, relève-toi, dit-elle, et viens t’asseoir à mes côtés. Ah! je te reconnais bien à présent! Et tu ne m’as pas oubliée! Mais depuis quand es-tu donc à Marseille?

–Le temps d’accoster et de monter ici.

–Cher enfant! tu as toujours le même cœur.

–Pour ce qui est du cœur, c’est encore ce que j’ai de mieux dans la figure.

–Et tu es venu me voir… comme ça, tout de suite? Cabassou prit un air un peu embarrassé.

–Oui, maman Maurel, répondit-il, car j’avais grande hâte de vous embrasser; mais, tout de même... Il faut être franc, n’est-ce pas?

–Sans doute… Que voux-tu dire?

–Je veux dire qu’en arrivant à Marseille, il y avait deux personnes que je désirais voir.

–Et ces deux personnes?

–Vous, d’abord.

–Et après?

–Après!… Eh bien! ne devinez-vous pas?… Mariettou. quoi! la petite Mariettou… Vous savez bien que j’en tenais pour elle, et je crois qu’elle ne me voyait pas d’un mauvais œil. Or, aujourd’hui, je suis riche. je puis la rendre heureuse. et je suis sûr qu’elle ne refusera pas de faire le bonheur d’un grand garçon qui a jeté sa gourme, et qui l’aime de tout son cœur!…

Au lieu de répondre, la vieille mère Maurel baissa le front et les yeux, et un gros soupir souleva sa poitrine.

Cabassou, qui l’observait, devint pâle comme un suaire.

Il serra ses deux gros poings avec une farouche énergie.

–Est-ce que la petiote serait morte? s’écria-t-il d’une voix à ébranler la maison.

–Non, mon enfant, non, elle n’est pas morte, répondit la vieille.

–Elle vous a donc quittée?

–Il y a cinq ans.

–Et où est-elle allée?

–Je te le dirai tout à l’heure, quand tu seras plus calme.

Cabassou passa rapidement sa main sur son front moite.

–Mais je suis calme! mille millions de tonnerres! répliqua-t-il; vous voyez bien que je suis calme! Seulement, il faut tout me dire, vous entendez, la mère; parce que ça, c’est grave, et si la petite est malheureuse… Si enfin… suffit! Parlez, ne me cachez rien, –et quelque confidence que vous ayez à me faire. on est homme!on la recevra comme il convient! Donc vous disiez qu’elle vous avait quittée?

–C’est cela.

–Il y a cinq ans?

–Oui.

–Pourquoi? comment? Qui a pu la pousser à une semblable résolution?

La mère Maurel remua tristement la tête et enveloppa Cabassou d’un long regard attendri.

La belle Diane

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