Читать книгу La belle Diane - Pierre Zaccone - Страница 5
II
Оглавление–Vois-tu, mon cher enfant, reprit-elle, d’un ton presque dolent, il faut croire qu’il y a une fatalité sur les hommes comme sur les choses; la petite avait atteint ses vingt et un ans, et elle était jolie, douce, brave à l’ouvrage, si bien qu’on n’aurait pas trouvé la pareille dans tout Marseille. Il y avait cinq ans déjà, que tu étais parti, souvent nous causions de toi, et je voyais bien que la pauvre chère créature aurait voulu te voir de retour. Car elle t’aimait, et autrement que comme un ami.
–Bon, c’est bon! interrompit Cabassou d’une voix étranglée… après… après?
–Tous les matins, elle sortait donc pour aller à son ouvrage, dans un atelier des allées de Meilhan, et tous les soirs, à six heures sonnant, j’étais sûre d’entendre son petit pas, dans la rue par laquelle tu es venu toi-même. C’était réglé, et jamais encore, elle n’avait manqué, quand un jour…
–Un jour?
–Elle m’avait prévenue que, l’ouvrage donnant beaucoup, elle rentrerait peut-être plus tard qu’à l’ordinaire.
C’était la première fois que ça arrivait, et je ne sais pourquoi, je me sentis prise de mauvais pressentiments. Je soupai seule, fort mal: je n’avais pas faim. J’attendais, et successivement, j’entendis sonner huit heures, neuf heures, et ainsi de suite jusqu’à minuit.
–Minuit!... répéta Cabassou, en reniflant bruyamment.
–Alors je n’y tins plus.
–Je crois bien.
–Je partis seule… la nuit, et j’allai tout droit aux allées de Meilhan…
–Eh bien?
–Eh bien! là, on me dit que la petite était sortie sur le coup de dix heures, et qu’elle aurait dû être rendue chez elle, depuis deux bonnes heures au moins. Je restai anéantie…
–Qu’était-elle devenue?
–A qui le demander?
–Mais… vous l’avez revue cependant?
–Oui.
–Quand cela?
–Une année après!
–Et que s’était-il passé? Pourquoi avait-elle disparu, enfin?
Cabassou avait pris les mains de la vieille et l’ayant attirée à lui, il la regardait avec deux yeux où brûlait une flamme intense.
–Ah! tu me fais peur, ne me regarde pas comme ça, balbutia la mère Maurel.
Cabassou laissa retomber les deux mains de la vieille femme, et ses ongles grincèrent sur le reps du divan.
–Vous avez raison, reprit-il après un court silence, pendant lequel il réussit à se dominer. A quoi bon raconter ces choses-là? ça se devine tout seul. Mariettou a fait comme tant d’autres; ça n’est pas malin; elle était fatiguée d’être restée honnête si longtemps. Il y en a beaucoup comme ça que la vertu finit par gêner. Elle s’ennuyait… je tardais trop à revenir, et, un beau jour, elle a pris sa volée! et, pendant ce temps-là, moi, je pensais à elle, toujours, je n’avais qu’elle dans la tête et dans le cœur, je travaillais avec rage pour la faire riche! Ah! tenez, maman Maurel, c’est indigne… et elle ne vaut pas le chagrin que j’en prends…
La vieille femme ne répondit pas tout de suite, se gardant bien de l’interrompre, ce qui l’eût peut-être irrité davantage, et elle attendit qu’il eût fini, pour reprendre:
–Il ne faut pas se hâter de juger la pauvre enfant, dit-elle, sur un ton de douce mélancolie; Mariettou était sage et honnête, et moi qui l’ai élevée, et qui lisais dans son cœur, comme dans un livre ouvert, en ne la voyant pas reparaître, je n’ai pas pensé à une faute. mais mon premier sentiment a été qu’il lui était arrivé un malheur.
–Un malheur! répéta Cabassou.
–Et j’avais deviné.
–Que voulez-vous dire?
–Que la pauvre avait été enlevée de force, comme elle passait dans une ruelle déserte, où des misérables l’attendaient, qu’elle avait été conduite, bâillonnée et évanouie, dans une bastide à quelques lieues de Marseille, et que là!...
Cabassou proféra un effroyable juron, et agita en l’air ses deux poings fermés.
–C’est Mariettou qui vous a dit ça! interrogea-t-il d’une voix éclatante.
–C’est elle, oui, répondit la mère Maurel.
–Et elle vous a fait connaître aussi le nom du misérable qui a commis ce rapt infâme?
–Non, mon ami! car Mariettou n’a vu cet homme que pendant la nuit fatale; elle n’en a jamais plus entendu parler depuis. et elle aurait pu croire à un rêve épouvantable… si…
–Achevez. achevez.
–Si… l’enfant auquel elle venait de donner le jour, quand je la vis, n’avait été là, pour attester la cruelle réalité du guet-apens!
Cabassou comprima ses lèvres de ses dix doigts, pour ne pas crier.
Il parcourait la chambre à grands pas, la poitrine soulevée, l’œil farouche, les sourcils contractés, cherchant instinctivement quelque objet à briser.
On entendait dans sa gorge les sanglots s’engager, et ses yeux étaient brûlés de larmes qui ne pouvaient couler.
Enfin, il s’arrêta.
Sur ses traits profondément altérés, une lividité mortelle s’était répandue. il lui avait fallu une grande force pour se contenir. Mais il était redevenu maître de lui, et une sombre et implacable résolution se trahissait maintenant dans son attitude.
Il s’approcha de la vieille femme:
–Maman Maurel, dit-il alors d’une voix ferme, vous m’avez dit tout à l’heure, n’est-ce pas, que Mariettou n’était pas morte?
–Et je le répète.
–Vous la voyez… toujours?
–Quelquefois. pauvre chère créature… elle n’est pas coupable, et je ne veux pas qu’elle se croie abandonnée. Seulement, je suis bien vieille… je ne marche plus qu’avec beaucoup de difficulté… et alors…
–Quand l’avez-vous vue, pour la dernière fois?
–Il y a de ça deux mois.
–Et alors, elle demeurait?
La mère Maurel regarda Cabassou avec appréhension.
–Est-ce-que tu aurais l’idée de l’aller voir?
–Et quelle autre idée voulez-vous qu’il me vienne! Il y eut quelques secondes de silence… on eût dit que la vieille hésitait; mais cela fut court, et bientôt elle prit résolument son parti.
–Tu as raison!… et je t’approuve, dit-elle d’une voix attendrie; pauvre chère petite,–elle en aura bien de la confusion, sans doute,–mais cela lui fera tant de plaisir de revoir son grand Cabassou!Je vais t’indiquer sa demeure… Ah! ça n’est pas tout près.
La vieille femme n’acheva pas. un bruit de pas venait de se faire entendre dans le couloir; et presque aussitôt une petite fille d’une douzaine d’années pénétra dans la pièce.
A sa vue, le visage de la mère Maurel s’éclaira.
–Marguerite! dit-elle avec une satisfaction non équivoque, ehh! c’est la bonne chance qui t’envoie. que viens-tu faire par ici?
La petite fille eut un moment d’embarras; elle tourna à deux reprises son grand œil noir vers Cabassou, et resta quelques secondes sans répondre.
La vieille qui l’observait se prit à sourire.
–Eh! n’aie pas peur… petite sotte… dit-elle, en haussant les épaules; il ne te mangera pas! Voyons. qui t’amène?
–C’est la dame qui m’envoie vers vous, répondit l’enfant.
–Mariettou?
–Oui,–et elle veut que vous veniez tout de suite.
–Elle n’est pas malade, au moins?
–Si! elle est malade… bien malade.
–Que dis-tu là?
–Et elle veut vous voir tout de suite, tout de suite! La vieille se levait déjà. Cabassou la retint du geste:
–Ne bougez pas, la mère, dit-il vivement. Vous n’iriez pas assez vite, et vous viendrez tout à l’heure, à votre aise. Vous savez l’adresse vous! quant à moi, je vais prendre la main de l’enfant et elle me conduira.
Puis, se tournant vers la petite fille, à laquelle il montra une belle pièce de vingt sous toute neuve:
–N’est-ce pas que tu veux bien me conduire? ajouta-t-il, avec un beau rire franc et sonore.
Le colosse avait sur les traits une telle expression de bonté, que tous les enfants l’aimaient à première vue.
La petite fille tendit la main.
–Oui, je le veux bien, dit-elle en faisant un pas vers la belle pièce d’argent.
–Qu’est-ce que je disais? fit Cabassou. En route donc, la belle; et apprête-toi à manœuvrer Les petites jambes. A bientôt, maman Maurel!
Sur ces mots, il adressa un dernier geste à la vieille, et ne tarda pas à disparaître avec l’enfant.
La nuit était venue.
Le panorama de la grande cité se voilait d’une brume transparente que piquaient d’innombrables points lumineux, indiquant l’alignement régulier des becs de gaz. Au fond, s’étendait la mer sombre, qui blanchissait de loin en loin, en se brisant sur les falaises.
Cabassou ne prit pas garde à ce tableau, qui l’eût si vivement intéressé en toute autre circonstance. On venait de lui dire que Mariettou était malade,–bien malade même.–Il allait la voir! et il ne pouvait songer à autre chose.
Mariettou!
Il y avait près de dix années qu’il ne l’avait vue. Elle avait alors seize ans et c’était bien la plus jolie fille que l’on pût rencontrer sur les Catalans!
Tout Marseille connaissait Mariettou. Certes, ce ne sont pas les amoureux qui lui auraient manqué, si elle avait voulu.
Mais elle ne voulait pas.
Elle n’aimait qu’un homme. Et cet homme c’était Cabassou.
Un grand diable déjà, point beau; mais fort, courageux et si bon que ceux qui ne le craignaient pas l’adoraient.
Si Cabassou s’était présenté à la députation à cette époque, il eût été nommé à une formidable majorité.
Mais le colosse était affligé d’une timidité d’oiseau.
Amoureux fou de Mariettou, il aurait préféré se jeter à l’eau, pieds et poings liés, plutôt que de lui avouer qu’il l’aimait.
Mariettou n’attendait que cet aveu cependant, mais jamais il ne lui serait entré dans l’esprit qu’il pût être aimé de la belle enfant.
Alors, une idée folle lui avait passé par la tête.
Il voulut être riche! riche, comme certains nababs, qu’il avait vus quelquefois débarquer à Marseille…, riche comme un prince de féerie, persuadé que Mariettou ne refuserait pas de l’épouser, le jour où il se présenterait à elle, les mains pleines d’or et de diamants.
Et alors, il était parti!
Il avait souvent entendu raconter par les vieux loups de mer, assis en rond, sur le quai du Vieux-Port, comment quelques-uns de leurs camarades, disparus un beau jour de la circulation, étaient subitement revenus avec de splendides navires qu’ils eommandaient, et dont le chargement, qui leur appartenait, consistait en lingots d’argent et d’or, de quoi fournir pendant des années, tous les hôtels des monnaies des principales capitales de l’Europee!
Cabassou n’avait aucune raison de penser qu’il y eût dans ces récits la moindre exagération marseillaise; et dès qu’on lui eût dit que ces heureux millionnaires revenaient de Californie, il n’avait pas eu une seconde d’hésitation, et était parti pour San-Francisco.
Il y avait dix ans de cela, à peu près; pendant ces dix années, il avait travaillé sans relâche, et, favorisé, comme quelques-uns de ses devanciers, par une chance heureuse, il avait réussi à amasser une de ces fortunes bizarres, extravagantes, dont rien en Europe ne pourrait donner une idée approximative.
Il eût pu donc être heureux! mais il n’avait désiré cette fortune que pour la remettre aux mains de la jeune fille qu’il aimait… et il revenait à Marseille pour se heurter à la plus cruelle des déceptions.
Il marchait en longues enjambées, sans s’inquiéter de l’enfant qui le suivait avec peine, en précipitant ses petits pas.
A un moment pourtant, il s’en aperçut et s’arrêta:
–Imbécile que je suis! grommela-t-il.
Et obéissant aussitôt à un mouvement spontané, il enleva l’enfant de terre et la prit dans ses bras.
–Viens là, petiote, dit-il en l’embrassant sur les deux joues, tu n’as pas peur du grand Cabassou, pas vrai? Comme ça nous irons plus vite et tu ne seras pas fatiguée.
Ils avaient déjà fait un bon bout de chemin; ils venaient de franchir la dernière maison de la cité phocéenne; maintenant, ils se trouvaient en pleine campagne, et comme Cabassou, dégagé désormais de toute préoccupation au sujet de l’enfant, avait singulièrement accéléré sa marche, à peine eût-il avancé un quart d’heure encore que la petite s’agila tout à coup dans ses bras et, désignant une habitation qui s’élevait à quelques pas sur la gauche de la route:
–C’est là, dit-elle en se laissant lestement glisser à terre.
–Stop! fit Cabassou, toi, va devant, je te suis.
Il avait besoin de se remettre; son cœur battait à se rompre; un voile était devant ses yeux. Il ne savait s’il devait avancer ou reculer.
Mais cette défaillance fut de courte durée; presque immédiatement, il se redressa de toute sa hauteur et marcha vers l’habitation.
Toutefois, il n’alla pas loin, car sur le seuil, il trouva une affreuse mégère qui paraissait évidemment n’être venue là que pour lui défendre l’accès de la maison.
–Que voulez-vous? demanda l’horrible vieille. et qui êtes-vous?
Cabassou fronça le sourcil.
–Ce que je demande? je le dirai à la personne qui est là!. répondit-il brusquement; et quant à ce que je suis. on m’appelle Cabassou, la vieille. et si vous ne me connaissez pas, vous n’avez qu’à interroger le premier portefaix que vous rencontrerez sur le port. on vous dira que ce Cabassou-là!. il n’est pas facile de l’empêcher de faire ce qu’il veut!…
Là-dessus… au large…la mère… et ne vous mettez pas en tête de gêner la manœuvre!… car il pourrait vous en cuire…
Et repoussant rudement la mégère qui lançait des regards courroucés, il franchit le seuil de la porte, et pénétra dans la chambre du rez-de-chaussée.
Mais il eut à peine fait quelques pas, qu’il porta machinalement la main à son chapeau, se découvrit lentement, respectueusement, comme il eût fait dans une église, et n’avança plus qu’avec précaution. sur la pointe des pieds, pour faire le moins de bruit possible.
Au fond de la pièce, il y avait un lit, enveloppé de grands rideaux blancs, et dans le lit, une jeune femme étendue immobile, dont le visage altéré dégageait sa silhouette pâle sur l’ombre de l’alcôve.
Une de ses mains pendait le long du bord, confondant sa blancheur de cire dans la blancheur du drap, et un silence morne, comme un silence de mort, planait sur toute la pièce.
Cabassou avait déjà reconnu la jeune femme.
C’était Mariettou u!
Un flot de larmes monta à ses yeux: sa poitrine se gonfla, et il alla pieusement s’agenouiller auprès du lit.
Une fois là, il prit la main de la jeune femme, et la porta doucement à ses lèvres.
Ilne voulait évidemment que l’effleurer d’un silencieux baiser; mais l’émotion était trop forte, et c’est avec une sorte d’emportement plein de fièvre qu’il pressa cette main inerte et pâle!
Alors, un incident auquel il ne s’attendait pas, se produisit.
Ces doigts amaigris qu’il tenait dans les siens eurent une contraction nerveuse, un tressaillement douloureux agita les membres de la moribonde, et ayant soulevé la tête, elle promena son regard atone à travers la chambre.
D’abord, elle ne vit rien.
Elle sortait d’un long rêve, dontles fantômes la suivaient jusque dans la réalité; et pendant quelques secondes, elle n’eut pas la conscience de ce qu’elle éprouvait.
Mais quand, après avoir fait le tour de la chambre, son regard vint à s’arrêter sur le grand garçon qui restait là, agenouillé au chevet du lit, il s’éclaira brusquement d’une vive lueur, et un cri s’échappa de sa poitrine.
Elle l’avait reconnu.
–Cabassou! murmura-t-elle à voix basse comme un souffle.
–Eh! oui, moi-même, répondit le colosse avec explosion; vous ne m’attendiez pas; mais on m’a dit que vous étiez souffrante, et je suis accouru pour vous sauver.
La jeune femme remua la tête avec mélancolie.
–Vous! vous! ô mon Dieu! dit-elle encore, pendant qu’une vive rougeur montait à ses joues.
–Voyons! voyons! n’ayez pas honte, pauvre chère créature, ne rougissez pas ainsi, on m’a tout dit! je sais tout.
–Non! non!. vous ne savez rien! répliqua Mariettou, qui se souleva à demi, et dont l’œil prit une expression farouche;–mais c’est Dieu qui vous envoie et je veux vous apprendre de quelle honte et de quel chagrin je meurs!
Elle n’acheva pas… et la parole resta suspendue à ses lèvres.
Elle venait d’apercevoir la vieille mégère qui, debout derrière le colosse, lui commandait le silence, un doigt sur les lèvres.
La pauvre enfant se tut et fermant les yeux, laissa sa tête rouler sur l’oreiller.
Mais Cabassou avait tout vu, et probablement tout compris.
Il s’était dressé, comme mû par un ressort, en surprenant le geste de la vieille; et l’ayant empoignée par Les épaules, l’avait fait pirouetter sur elle-même, en la reconduisant de la sorte jusqu’à la porte, qu’il ouvrit toute grande.
–Quant à toi, sorcière du diable, dit-il alors de sa belle voix de stentor, tu vas me faire le plaisir d’aller voir dehors si j’y suis!… et s’il te prend fantaisie de revenir sans y être invitée… je te fais passer par la fenêtre, aussi vrai que je m’appelle Cabassou!
Puis, refermant la porte, il revint tranquillement s’asseoir auprès de Mariettou.