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CHAPITRE II
ОглавлениеA l’heure où se passait ce tragique événement, le train qui part le soir de Paris entrait dans la gare de Beaumont-le-Roger. Entre autres voyageurs, il amenait le comte Pierre de Boislancy qui venait, pour quelques jours, demander l’hospitalité aux châtelains de Courancelles. Comme il n’était pas attendu et que les voitures sont rares à Beaumont-le-Roger, il dut faire mettre ses bagages de côté et se décider à franchir à pied les quelques kilomètres qui le séparaient du but de son voyage.
Une promenade matinale n’avait rien qui lui déplût, au contraire; mais il n’était jamais venu dans ce pays et il ne pouvait s’aventurer sans guide à travers les sentiers qui rendaient la route plus courte en même temps que plus agréable; il avisa donc un jeune garçon qui paraissait n’avoir d’autre occupation que de soulever la poussière des chemins et lui demanda de l’accompagner.
Il lui remit son sac de voyage, et, précédé de ce guide improvisé, suivi par son valet de chambre, il s’avança d’un pas allègre vers le bois que traversait la route de Courancelles.
Pierre avait trente-trois ans; sa tournure était élégante, son visage régulier, ses traits fins et expressifs. Il tenait sans doute de sa mère, qui était créole, de beaux yeux noirs dont le regard, pénétrant et doux, semblait lire au fond de votre cœur et en sonder les replis les plus cachés. Sa barbe soyeuse encadrait bien ce mâle visage, mais ne cachait pourtant pas les contours d’une bouche spirituelle et bien dessinée.
Grâce à sa fortune, il lui avait été permis de ne pas prendre de carrière; mais il n’avait pas profité de cette liberté pour livrer sa vie à une oisiveté dissolvante. Grand propriétaire, il s’était occupé des intérêts de ceux qui vivaient autour de lui; il avait cherché à améliorer leur sort; et tous les problèmes politiques et sociaux avaient été l’objet de ses études approfondies. Il avait déjà lutté avec fruit contre l’envahissement des doctrines malsaines qui tendent partout à mettre la jouissance à la place du devoir; et, comme il pratiquait les vertus qu’il conseillait, il avait étendu son influence heureuse sur toutes les populations voisines de sa terre.
Tel était l’homme qui, en ce moment, se dirigeait vers les bords de la petite rivière de Lanselay.
En arrivant auprès du ruisseau tapageur et mutin, il s’arrêta pendant quelques instants pour contempler la charmante vallée dont son regard embrassait les contours gracieux.
Son âme d’artiste ne pouvait être insensible au spectacle qui se déroulait devant lui et il venait de s’asseoir au pied d’un grand chêne, quand tout à coup il lui sembla entendre un sourd gémissement; il écouta, et, le bruit s’étant renouvelé, il se dirigea vers le point d’où ces plaintes semblaient partir.
Quelle ne fut pas son horreur quand il aperçut, étendue parmi les hautes herbes, une femme jeune et belle, baignée dans son sang! Il poussa une exclamation qui amena près de lui son valet de chambre et le jeune paysan qui les accompagnait. Celui-ci, ayant regardé le visage de la blessée, tomba à genoux près d’elle et s’écria:
«Seigneur, mon Dieu! Mais c’est notre bonne dame de Lanselay! Est-ce qu’elle est morte? Ah! monsieur, qu’allons-nous devenir, ma mère, mes petites sœurs et moi? Mais elle n’est pas morte, n’est-ce pas?»
Et le pauvre enfant, pleurant à chaudes larmes, s’arrachait les cheveux en se roulant sur le gazon.
Mais, déjà, Pierre avait soulevé la tête charmante qui gisait sur le sol; il avait baigné ses tempes décolorées avec l’eau fraîche du ruisseau, et un léger mouvement de la paupière annonçait que la vie ne tarderait pas à revenir.
Bientôt Geneviève ouvrit les yeux: son regard étonné rencontra d’abord celui de Pierre, puis se porta sur l’enfant qui, toujours agenouillé près d’elle, attendait avec anxiété qu’elle reprît ses sens. Geneviève était la Providence des malheureux, et, dans le village, elle était adorée et vénérée à l’égal d’une sainte.
«Ah! c’est toi, dit-elle, c’est toi, Louis! Que fais-tu donc ici? Que se passe-t-il? Il me semble que je suis lasse! Pourquoi?»
Mais un mouvement qu’elle fit pour se lever lui causa une vive douleur et la ramena au sentiment de la réalité. «Ah! oui, je sais maintenant., un coup de feu., une blessure., et puis, j’ai perdu connaissance!»
«Mais qui donc, madame, reprit Pierre de sa voix harmonieuse et bien timbrée, qui donc a pu se rendre coupable d’un aussi lâche attentat?
–Je ne sais, un braconnier, sans doute, mais je ne l’ai pas aperçu.
–Dans ce moment, permettez-moi, madame, de vous dire que le plus pressé serait de vous procurer les secours dont vous avez besoin. Le château que vous habitez n’est pas éloigné, me dit cet enfant, nous allons essayer de vous y transporter; je crois que ce ne sera pas très difficile.
–Ce ne sera pas aussi facile que vous paraissez vous l’imaginer; la montée est rapide, et je ne voudrais pas vous donner tant de peine. Louis va simplement aller prévenir M. de Lanselay, qui m’enverra ma voiture.»
M. de Boislancy lui fit observer que cela prendrait beaucoup de temps; que ses vêtements étaient humides, et qu’enfin il était nécessaire d’appeler au plus vite un médecin. Mais Louis s’était déjà élancé dans la direction du château, et Geneviève préféra attendre son retour. Elle resta sous la garde de M. de Boislancy, qui lui expliqua comment il était arrivé près d’elle; il ajouta combien il se félicitait d’avoir pu venir à son secours, et lui demanda par suite de quelles circonstances elle avait été victime d’un semblable accident. Elle lui répondit simplement qu’elle était sortie pour faire une promenade matinale; qu’elle s’était laissé entraîner au delà des limites de son parc, et que, sans lui, elle aurait couru le risque de rester longtemps évanouie dans ce sentier désert.
Pierre l’entoura de ses couvertures de voyage, lui fit un coussin de son manteau, et prit d’elle les soins les plus attentifs. Geneviève, faible et tremblante, grelottant encore de froid et d’émotion, se laissait faire comme une enfant. Il semblait qu’elle eût toujours connu cet étranger qui la soignait comme sa mère aurait pu le faire.
Un bruit de roues se fit bientôt entendre et l’on vit paraître une voiture étroite et légère dont Mme de Lanselay se servait pour ses promenades solitaires; un groom la conduisait seul; Louis s’était accroché au siège de derrière.
«Hé quoi! s’écria M. de Boislancy, pas une couverture, pas une oreiller! Comment allons-nous vous étendre dans ce panier? Louis, vous n’avez donc pas dit à M. de Lanselay que Mme la baronne était grièvement blessée?
–Si fait, monsieur, reprit l’enfant, mais..» et il s’arrêta en regardant Geneviève! Il avait souvent entendu blâmer la dureté que M. de Lanselay témoignait à l’égard de sa femme et la délicatesse instinctive de son cœur enfantin l’avertissait que c’était là un sujet pénible pour la noble créature respectée de tous.
«Hé bien!... interrogea Boislancy.
–Hé bien! et il fit appel à tout son courage… hé bien! monsieur le baron n’était pas de très bonne humeur, et il a dit que cétait bien suffisant comme cela!»
Pierre sentit une étrange sensation lui monter au cœur et se demanda ce que signifiait une semblable indifférence; mais il n’avait pas le temps de réfléchir et il se hâta d’arranger, le mieux qu’il put, les coussins de la voiture, sur lesquels il déposa Geneviève à moitié évanouie.
Le groom prit le cheval par la bride, tandis que Pierre et son valet de chambre marchaient de chaque côté du frêle équipage, en surveillant les cahots et soutenant la pauvre Geneviève qui souffrait de plus en plus. Ils approchèrent enfin du château et bientôt la petite troupe s’arrêta au bas du perron.
M. de Lanselay, furieux de ce qu’il appelait les sottises de sa femme, plus furieux encore parce que des braconniers infestaient ses bois, attendait en haut des degrés, le sourcil froncé et l’œil plein d’éclairs. Il était de ceux, trop nombreux, hélas! qui ne veulent jamais croire aux choses qu’ils redoutent, s’épargnant ainsi des inquiétudes qui dérangeraient le cours de leur paisible existence, et il s’était facilement persuadé que la prétendue blessure de sa femme n’était tout au plus qu’une égratignure.
Il se préparait donc à gronder de la bonne façon cette étourdie qui, par son imprudence, révolutionnait toutes les habitudes de la maison.
Cependant, quand il la vit pâle et glacée, il éprouva un certain embarras; et quand M. de Boislancy, que sa haute mine faisait ressembler à quelque preux du moyen âge, s’avança vers lui, il sut au moins réprimer les paroles inconsidérées que sa bouche allait proférer.
«Monsieur, dit Pierre, permettez-moi de me présenter moi-même: je suis le comte de Boislancy; vos voisins de Courancelles vous diront que je suis leur ami; vous plairait-il de faire donner l’ordre de transporter chez elle Mme de Lanselay, que j’ai été assez heureux pour secourir?»
Le cœur de M. de Lanselay, qui n’avait jamais battu, n’était qu’un conseiller bien inhabile; aussi ne sut-il répondre que ces phrases sans suite:
«Avouez, monsieur, que les femmes sont bien sottes. Qu’allait faire Mme de Lanselay dans les bois à cinq heures du matin? n’est-ce pas ridicule?. Geneviève, vous ne souffrez pas beaucoup, n’est-ce pas? Avez-vous au moins reconnu ce braconnier?. Que faisaient mes gardes à cette heure? N’est-ce pas une pitié d’être si mal servi?»
Mais M. de Boislancy, un sourire de dédain sur les lèvres, ne songea pas à répondre; il s’approcha de Geneviève, la souleva doucecement et voulut la transporter lui-même jusqu’au haut de l’escalier. Il la déposa sur une chaise longue dans son boudoir et lui dit d’une voix émue:
«Me permettrez-vous, madame, de venir prendre de vos nouvelles?»
Geneviève leva vers lui ses beaux yeux bleus où se lisait une expression de reconnaissance bien facile à comprendre; jamais la pauvre créature n’avait été l’objet de soins si affectueux.
«A demain! »; dit-elle; et sa tête retomba sans force sur l’oreiller.
En se retournant, Pierre se trouva en face de M. de Lanselay, le salua d’un geste cérémonieux et s’éloigna comme à regret.