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I

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Paris penche à l’ouest. Il y a deux siècles, son centre était à la place Royale. Cent ans plus tard, c’est au Palais-Royal que battait le cœur de la ville. Aujourd’hui il faut aller jusqu’à la rue Royale pour trouver le point central de la vie moderne. Depuis quinze ans un nouveau Paris, un Paris tout neuf, s’est élevé entre la Madeleine et le parc Monceaux. La colline, couverte de constructions délabrées, de terrains vagues, d’échoppes borgnes, qui s’étendait de l’église au jardin, a été divisée, nivelée, supprimée par les tranchées du boulevard Malesherbes et du boulevard Haussmann. La mine a travaillé, d’accord avec la pioche, pour découvrir un sol nouveau, propre à recevoir la ville neuve où des hôtels aux façades monumentales alternent maintenant avec des maisons à sept étages, élégantes et confortables. Le parc Monceaux, propriété des princes d’Orléans, qui ne montrait jadis à ses rares visiteurs privilégiés que du bois mal taillés et des prés d’herbe folle, est devenu un square public, bordé de palais, enchâssé comme un émeraude dans une monture de pierres blanches. Il s’en fait petit et coquet comme un jardin de serre.

Dans ce quartier, où des appartements se louent jusqu’à50,000fr. par an, dans ce coin de Nababs, on trouve cependant encore quelques rues adjacentes aux boulevards, rues de transition, en dehors du grand courant des landaus et des dogs-carts, qui sont restées silencieuses et inachevées. La rue de Naples est du nombre Quand on la suit en venant de la place de l’Europe pour gagner le boulevard Malesherbes, on est frappé de aspects variés qu’elle présente. La rue débute par un amorce de maisons neuves auxquelles succède bientôt une suite de vieilles constructions, de hauteurs inégales, occupées par des chantiers, des loueurs de voitures et des lingères. C’est la partie triste. Elle se prolonge jusqu’à la rue du Rocher, usinière et grasse, que la coupe à angle droit. Au delà on trouve, à droite, un tranchée qui permet de voir l’ancien niveau du son dominant la chaussée, et à gauche des terrains vague Puis, tout à coup, des deux côtés s’élancent des mai sons neuves; ici un petit hôtel coquet et discret; l’atelier du peintre Muller; plus loin des maisons de location monumentales, dont les façades à pans coupé tournent pour prendre l’alignement du boulevard.

Dans cette dernière partie de la rue de Naples, au no84, s’élève une maison à deux étages, surmontée de combles, qui appartenait, il y a deux ans, à l’un des plus grands industriels de France, un propriétaire de mines et de hauts-fourneaux, bien connu dans la région des Ardennes. Il habitait le premier et louait le second. Bien que son appartement fût fort beau, il n’était pas en rapport avec son immense fortune. A ceux qui lui conseillaient de se faire bâtir un hôtel digne de lui M. Raimbert répondait: «A quoi bon? Je suis un vieux garçon. J’ai soixante-cinq ans. Je ne me marierai jamais. Que voulez-vous que je fasse d’un palais?… Ma nièce, qui pourrait faire les honneurs de chez moi, n’est pas mondaine. Je me contente donc d’un pied à terre, c’est encore plus qu’il n’en faut pour un mineur comme moi. Et puis je ne suis ici qu’en passant…»

En fait, M. Raimbert séjournait bien six mois par an dans son pied à terre de la rue de Naples.

Au second étage de la maison demeurait une veuve, Mme de Lanchaire. Elle avait atteint l’âge où les femmes racontent volontiers qu’elles se sont mariées le jour de leurs quinze ans. Futile en apparence, elle était tenace, persévérante, entêtée dans ses projets. Cette unité d’action, personne n’aurait pu la supposer chez elle. Luttant, avec l’aide des meilleures corsetières, contre l’embonpoint qui menaçait de l’envahir, elle se montrait tour à tour pétillante, sautillante, câline, sentimentale, folle, pleureuse et précieuse. C’était un type de femme très varié et toujours renouvelé. «Ma femme est un sérail,» a dit un écrivain qui mettait volontiers son alcôve dans ses livres. Mme de Lanchaire aurait justifié cette appréciation. Assez agréable physiquement, avec ses petits cheveux frisés sur le front et ses yeux très brillants, elle avait cependant dans le visage des détails vulgaires: le nez, qui s’épanouissait plus que de raison, les attaches de ses mains, qui manquaient de finesse. Était-elle bonne? A l’entendre, oui. A première vue, on aurait pu le croire aussi, car un examen superficiel est toujours favorable aux personnes un peu grasses. On ne se défie d’abord que des très maigres. Les masques ouverts inspirent toujours plus de confiance. Cependant, à certaines expressions de son regard, à certains plissements de ses lèvres minces, à certains froncements de ses sourcils rares, on finissait par mettre en doute la bonté dont elle aimait à se parer.

Mme de Lanchaire était à Paris depuis quatre ans. Elle arrivait de la province–terme géographique assez vague, qu’elle employait volontiers, et dont la curiosité de ses quelques relations parisiennes se contentait faute de mieux. De M. de Lanchaire elle parlait peu; mais elle montrait en soupirant un portrait d’homme assez distingué.

–C’est lui, disait-elle.

Et dans ce «c’est lui» elle mettait tant de respect, tant de regrets, tant de deuil du cœur et de la voix qu’on n’insistait point. Tout ce qu’on savait donc de M. de Lanchaire, c’est que son portrait était orné d’une barbe indiquant tout au moins une profession libérale.

Du reste, la conduite de sa veuve était parfaitement convenable. Elle sortait rarement, jamais le soir. Elle recevait peu de monde, deux ou trois dames que le hasard de la vie parisienne lui avait fait rencontrer, et qui, plus pauvres qu’elle et séduites par la tenue de la maison, avaient continué des relations leur permettant d’aller de temps à autre prendre chez elle un air de luxe. A ces amies Mme de Lanchaire présenta un jour un pauvre être, d’une quarantaine d’années, si effacé, si timide, si peu bavard, qu’il leur parut à peu près indéchiffrable.

–M. Grimod de Barbentry, mon frère!

Le pauvre frère, en s’entendant annoblir de la sorte, eut un petit mouvement d’effarement naïf très intéressant: la surprise d’un homme sur la tète duquel tomberait du ciel un chapeau à plumes. Plus tard il s’y habitua.

Sa sœur n’eût, du reste, pas consenti à en démordre.

Elle avait des idées arrêtées sur beaucoup de choses: sur le voisinage d’abord: «Je suis si peu liante, disait-elle, que je ne connais même pas mon propriétaire, qui demeure au-dessous de moi.» et sur «le nombreux domestique»; elle détestait tout cet attirail de maîtres d’hôtel et de valets de pied dont tant de personnes aiment à s’entourer.

–Aussi ma maison est réduite à sa plus simple expression, disait-elle. Mon cocher est marié avec ma cuisinière, je les ai logés au rez-de-chaussée. Je ne garde près de moi que ma Fanny.

Sa Fanny, la perle des perles! une fille dévouée qui lui resterait toujours fidèle, un modèle de femme de chambre, point cancanière, point bruyante, prompte et habile!

–Fanny m’est indispensable.

Et Fanny, une grande brune, osseuse, aux yeux caves, souriait doucement et inclinait la tète en entendant ainsi faire son éloge.

Le3mai1876, Fanny venait de se retirer, laissant sa maîtresse seule dans sa chambre à coucher.

La veuve était vêtue, ce soir-là, d’un délicieux peignoir de cachemire noir rehaussé par une bordure de fleurs éclatantes brodées à la main. Elle se tenait debout, appuyant une de ses mains sur la tablette de la cheminée et relevant de l’autre l’étoffe de sa jupe pour approcher du feu son pied, chaussé d’une mule marocaine. Quand la porte se fut refermée sur la femme de chambre. Mme de Lanchaire jeta un coup d’œil sur la pendule, une pendule en porcelaine de Saxe à personnages, représentant un olympe surmonté d’un oiseau rose et blanc.

–Dix heures! fit-elle. J’ai le temps.

Elle se dirigea vers un petit secrétaire Louis XVI, qu’elle ouvrit brusquement. Faisant alors jouer une charnière à secret, elle mit à découvert un tiroir dans lequel se trouvait un petit papier plié, qu’elle prit et qu’elle relut attentivement. Pendant qu’elle parcourait cette lettre ses yeux prenaient leur expression méchante, ses lèvres se plissaient étrangement. La lecture terminée, elle froissa la lettre dans ses mains crispées en murmurant:

–Il ne m’a point comprise!… Je croyais cependant.

Elle s’installa devant le secrétaire et prit un papier italien, portant une couronne de comtesse et fleurant un léger parfum d’ylang-ylang. Sa plume, grinçant sur le bristol, traça avec une précision de caractères remarquable ce qui suit:

«Cher monsieur et ami,

» Savez-vous lire une lettre de femme? Savez-vous ce qui peut se cacher entre les lignes du billet le plus banal? En lisant votre réponse je devrais en douter. Êtes-vous l’homme qui sait, comme dit Dumas? Êtes-vous l’homme qui ne sait pas?

» Je désire, pour des raisons graves, avoir un entretien avec vous. Êtes-vous assez mon ami pour m’accorder les quelques minutes de causerie intime que je vous demande?

» Où?

» Et quand?

» LÉONIE.»

Au moment où Mme de Lanchaire achevait de signer, l’oiseau de porcelaine de la pendule s’agita doucement sur la branche de laiton qui le soutenait, et les premières mesures d’un vieux lied allemand, jouées par une boite à musique aigrelette, se firent entendre.

La veuve tressaillit.

Rejetant d’un mouvement fébrile sa lettre commencée dans le tiroir du secrétaire, elle le referma, en prit la clef, qu’elle mit dans sa poche, et se dirigea rapidement vers la porte qui donnait sur le cabinet de toilette.

Avant de sortir, elle parcourut des yeux sa chambre entière.

La chambre était bien vide.

Alors, hâtive, Mme de Lanchaire passa dans la pièce voisine, tout ornée de carreaux de faïence émaillée. Avec une rapidité qui trahissait une longue habitude elle alla presser de la main l’un des carreaux, et aussitôt une petite porte admirablement dissimulée s’ouvrit, démasquant un escalier tournant.

Un homme à cheveux gris se tenait sur les premières marches.

Il entra d’un pas lourd, inégal, vacillant.

–Qu’avez-vous, mon ami? fit la veuve avec inquiétude.

M. Raimbert–c’était bien lui–n’était pas reconnaissable, en effet. Il avait le sang au visage, les yeux injectés; il semblait respirer avec peine.

–Ma chère Léonie, dit-il, non sans une certaine difficulté de parole, je ne me sens pas bien… j’ai voulu te voir… et te remettre ceci…

Il lui tendit une enveloppe de toile gonflée de papiers.

Mme de Lanchaire la prit; puis, voyant que le vieillard avait peine à se tenir debout, elle l’entraîna dans sa chambre et le fit asseoir sur une causeuse.

–Que puis-je faire?… Faut-il ouvrir la fenêtre? Faut-il…

–Non, non… je vais me retirer… je suis très mal… je…

A peine M. Raimbert avait-il achevé ces mots qu’un frémissement convulsif s’empara de lui.

Il se leva comme s’il eût reçu une commotion électrique, fit quelques pas en avant, battant l’air de ses mains, et s’abattit enfin lourdement sur le tapis.

Mme de Lanchaire se précipita vers lui en poussant un cri déchirant.

–Mort! il est mort!

La veuve épouvantée s’était agenouillée près du vieillard.

De sa main elle cherchait la place du cœur.

Il lui sembla encore sentir des pulsations légères. Alors elle se reprit à espérer. Elle souleva la tête de son amant et l’appuya sur ses genoux; elle arracha la cravate et le col qui étouffaient la respiration du vieillard:

Elle l’appela.

–Reviens à toi; je suis là; je t’aime!

M. Raimbert n’était pas encore mort; et cependant les soins et les tendresses de Mme de Lanchaire ne pouvaient le sauver. Frappé par une attaque d’apoplexie séreuse, il n’avait plus entre l’éternité et lui que quelques heures d’agonie.

Après avoir essayé en vain tous les moyens dont elle pouvait disposer, la veuve comprit que c’en était fait. Le mal était irréparable.

Elle adossa le vieillard contre un fauteuil et elle, se redressa de toute sa hauteur, comme si elle eût éprouvé le besoin d’attester sa force devant la fatalité qui l’atteignait.

–Il est perdu, murmura-t-elle.

Ses yeux n’étaient pas même humides.

C’est qu’elle ne pensait déjà plus au pauvre malheureux qui agonisait à ses pieds, elle ne se sentait point au cœur le regret qui amollit les plus braves, le deuil qui fait couler les larmes sincères. Elle calculait froidement les suites de cette mort, comme un capitaine prévoit les suites d’une tempête ou d’un naufrage. Elle n’aimait point cet homme, qu’elle avait séduit avec les dernières traces de sa beauté, qu’elle avait attaché à elle, et auquel elle s’était consacrée comme une mercenaire à sa tâche. On pleure un amour qui disparait; on ne pleure pas une position qui s’écroule.

Sa position! voilà quel était en ce moment le sujet sur lequel roulaient toutes les penséss de Mme de Lanchaire.

–Il va mourir chez moi!

Le cadavre de M. Raimbert chez elle! Là était le plus grand de tous les désastres. Toutes les précautions pour cacher la liaison du vieillard et de la veuve, la pose vertueuse, l’apparence honnête dont Mme de Lanchaire se parait, l’hypocrisie habilement soutenue depuis quatre années, tout cela allait-il donc sombrer devant la brutralité de ce fait dévoilé, rendu public?–Le cadavre de M. Raimbert chez elle! c’était le scandale éclatant; c’était l’anecdote défrayant les salons, anecdote piquante et grasse, agrémentée de détails sur l’escalier romanesque aboutissant au cabinet de toilette. C’était plus encore–et à cette dernière pensée, la veuve eut réellement peur–c’était l’apposition des scellés chez elle, c’était sa fortune compromise, par des revendications possibles des héritiers de M. Raimbert, c’était la publicité des tribunaux, son passé fouillé, examiné, étalé à tous les regards, c’était l’accusation de captation.

–Il faut éviter cela à tout prix, pensa-t-elle.

De nouveau, elle se pencha vers le mourant. Elle voulut s’assurer encore une fois s’il n’était pas possible de rendre à cet homme condamné, à cette organisation frappée, quelques minutes d’énergie, de volonté, de force. Qu’il se relevât seulement, qu’il pût, soutenu par elle, regagner tant bien que mal son appartement, voilà tout ce que voulait Mme de Lanchaire.

–Mon ami, me reconnaissez-vous? lui demanda-t-elle en prenant sa voix câline. C’est votre Léonie qui vous aime, qui est près de vous.

Le vieillard essaya de faire un mouvement.

Ce fut en vain.

Devant l’insuccès de ce dernier effort, il comprit seulement alors toute la gravité de son état. Il tourna vers Mme de Lanchaire ses yeux désespérés.

Quel long regard étrange, éloquent, plein de supplications, il adressa à celle qu’il avait aimée, qu’il aimait encore! Ce regard semblait dire: «Je sens la mort venir, sauve-moi; tu le peux encore peut-être. Tu vois que je souffre. Tu vois que tes soins sont impuissants. Ne me laisse pas ainsi. Appelle; fais venir un médecin.»

Mme de Lanchaire ne paraissant pas le comprendre, M. Raimbert essaya d’articuler sa demande. Des sons presque inintelligibles s’échappèrent de sa gorge oppressée. Cependant, en prêtant toute son attention, la veuve se rendit compte du désir que le moribond exprimait.

La syllabe finale du mot «médecin,» que le vieillard répéta en plusieurs reprises, ne lui laissa aucun doute sur ce point.

Un médecin!

Il fallait qu’il eût perdu l’esprit, ce mourant, dont on n’avait plus rien à attendre, pour se figurer que Mme de Lanchaire introduirait chez elle un médecin pour lu montrer son amant et se compromettre à tout jamais. Aussi quel besoin avait-il eu de monter chez elle! Ne devait-il pas rester chez lui puisqu’il se sentait malade? Un peu plus, et elle l’eût accusé d’égoïsme.

Cependant la situation n’était pas tenable; il devenait nécessaire d’aviser.

La résolution de la veuve fut bientôt arrêtée.

Elle prit le vieillard à bras-le-corps et voulut le soulever. Mais cette homme privé de tout mouvement, sinon de toute intelligence, était une charge au-dessus de ses forces. Elle le laissa retomber plutôt qu’elle ne le déposa sur le tapis.

–Comment faire?

Alors elle essaya d’un autre moyen.

Elle prit le moribond par dessous les bras, s’arcbouta contre le tapis et essaya de trainer M. Raimbert. Mais la laine courte et serrée du Smyrne semblait retenir le cadavre.

Avec une peine infinie, elle ne parvint qu’à lui faire franchir une distance insignifiante. Après quoi, elle fut forcée de s’arrêter, en nage, suffoquant, tant cet effort l’avait épuisée.

Une colère folle s’empara d’elle. Si elle l’eût pu, elle eût anéanti, pulvérisé, détruit, d’une manière quelconque, ce mourant dans lequel elle ne voyait plus le bienfaiteur des jours passés, le riche hypocritement adulé, l’amant bassement caressé; mais bien l’instrument de sa ruine et la honte menaçante de l’avenir.

Sans égards, sans respect, sans pitié, elle abandonna encore son fardeau brutalement. La tète du vieillard retomba lourdement sur le sol.

Quel travail terrible se fit-il dans l’esprit du mourant? Il avait cru, jusque-là, à l’amour de Mme de Lanchaire. Il avait cru à ses protestations répétées de dévouement et de reconnaissance. En se sentant l’objet d’un aussi indigne traitement, en voyant se dresser près de lui une femme toute différente de celle qu’il avait connue, une mégère furieuse, méchante, féroce, à la place d’une amante docile, il comprit de quelle basse comédie il avait été la dupe pendant si longtemps. Son cœur se déchira. Avant son âme, sa dernière illusion s’envola.

Sous le coup de cette révélation cruelle, le vieillard se sentit envahi par une haine immense.

Se révoltant, se raidissant contre son impuissance, il lui lança un regard qui valait toutes les insultes.

Telle était la surexcitation des sentiments violents qui l’agitaient, que la parole lui revint presque. Il put proférer avec un accent étrange ces seuls mots:

–Maudite! maudite!

Mme de Lanchaire tressaillit en entendant ce cri; mais elle se remit bien vite et, pour toute réponse, haussa les épaules.

Elle était redevenue plus calme. Elle avait trouvé une issue pour sortir de l’impasse terrible dans laquelle elle s’était cru irrémédiablement acculée.

Fanny n’était-elle pas là? Fanny, la discrétion même, qui seule connaissait la secrète liaison du vieillard et de la veuve? Il suffisait de l’appeler. A deux, on viendrait bien à bout de porter le moribond jusque chez lui. Et puis tout serait dit. La réputation serait sauvée et la fortune aussi.

Comment n’avait-elle pas pensé plus tôt à cela?

Elle étendit la main vers le cordon de sonnette; mais elle la retira presque aussitôt. A quoi bon sonner? Cette fille, surprise sans doute dans son sommeil, accourrait au plus vite. Pourrait-elle, devant le spectacle qui s’offrait à elle, quand elle entrerait dans la chambre à coucher de sa maîtresse, se contenir, ne pas crier? Et puis, que penserait-elle? A vrai dire, l’aspect de cette chambre, avec ce vieillard abattu, avait quelque chose d’effrayant, quelque chose qui sentait le crime.

Il était bien préférable d’aller trouver Fanny, de la réveiller si par hasard elle dormait déjà, et de la prévenir en quelques mots.

Au moment où Mme de Lanchaire se disposait à sortir, ses yeux tombèrent sur l’enveloppe que lui avait donnée M. Raimbert et que dans son trouble elle avait laissée tomber.

La veuve était une femme d’ordre. Elle n’aimait point que rien traînât, et, si elle avait peu de respect pour la personne du vieillard, elle en avait toujours beaucoup pour les communications qu’il voulait bien lui faire. Elle se baissa donc et ramassa l’enveloppe.

Tout en allant vers son secrétaire pour y serrer ces papiers, elle ne put résister au désir de les examiner rapidement.

Elle ouvrit le pli.

–Des billets de banque! fit-elle.

C’était, en effet, une liasse de billets de mille francs formant un assez joli volume.

Elle la prit et la palpa. Cela devait faire une forte somme. Ses yeux brillaient. Sa main frémissante feuilletait déjà les papiers bleus. La veuve oubliait tout. Elle éprouvait une joie d’avare.

Un râle étouffé la rappela à la réalité.

Elle jeta la liasse de billets dans un tiroir de son secrétaire, celui-là même où elle avait déjà mis sa lettre: le prix de l’amour près des preuves de la trahison.

Ceci fait, elle jeta sur le mourant un regard moins dur.

–Il avait du bon? pensait-elle.

Cependant Fanny n’était pas encore prévenue.

Mme de Lanchaire, prit un bougeoir. Elle éprouvait le besoin de se hâter, d’en terminer au plus vite. Ce fut d’une main fiévreuse et rapide qu’elle ouvrit la porte de sa chambre. Mais à peine l’eut-elle poussée qu’elle la retira brusquement. Tremblante, pâle de frayeur, elle recula instinctivement jusqu’au moribond, dont le contact la fit de nouveau frissonner.

Par la porte entr’ouverte une seconde, à la clarté indécise que son bougeoir projetait dans la pièce voisine, elle avait aperçu près d’elle une grande ombre noire, à demi-courbée et qui s’était redressée tout à coup.

Mme de Lanchaire eut une minute d’angoisse atroce –mais une voix doucereuse, venant de l’autre côté de la porte, la rassura:

–C’est moi, madame.

C’était Fanny. Elle entra presque aussitôt.

–Ah! ma fille, vous m’avez fait bien peur. Que faisiez-vous donc là?

–J’avais entendu du bruit, et je craignais qu’il ne fût arrivé un accident à madame. Alors.

Et, comme Fanny sentait peser sur elle le regard inquisiteur de sa maîtresse, comme elle ne tenait pas à lui expliquer pourquoi elle écoutait à la porte, ni pourquoi elle regardait par le trou de la serrure, détournant la conversation:

–Ah! mon Dieu, s’écria-t-elle, en ayant l’air de découvrir tout à coup M. Raimbert, monsieur qui vient de se trouver mal!… Il faut vite le ramener dans son appartement.

–Oui, dit la veuve; je vais vous aider.

Elles s’emparèrent du mourant. Fanny le prit par les épaules; Mme de Lanchaire le prit par les pieds, et toutes deux, unissant leurs efforts, parvinrent à le porter jusque dans le cabinet de toilette. Pendant ce trajet funèbre, ce convoi étrange d’un cadavre vivant, le vieillard, dominé par une pensée unique, ne cessa de fixer son regard haineux, méprisant, insultant sur sa maitresse. Bien que celle-ci n’eût pas le cœur très sensible, elle se sentit cependant gênée par cette malédiction muette et persistante.

Elle quitta son fardeau pour aller ouvrir la porte secrète, dissimulée sous le dallage persan de la muraille, et, s’adressant à Fanny:

–Changeons de place, dit-elle.

De cette façon, elle se trouvait derrière le vieillard, à l’abri de ses yeux vengeurs.

L’escalier était étroit: un escalier en colimaçon. L’architecte l’avait construit sur les indications de M. Raimbert, en trichant dans l’épaisseur d’un gros mur qui allait en s’élargissant depuis la rue jusqu’à l’extrémité du bâtiment pour rectifier la triangulation défectueuse du terrain. Dans ce boyau secret, Fanny, qui descendait à reculons, avait peine à retenir le corps du maitre de forges et à l’empêcher de glisser. Mme de Lanchaire, embarrassée dans son peignor, aidait mollement sa femme de chambre dans son étrange besogne.

Enfin on arriva au terme du voyage.

L’escalier aboutissait à la chambre à coucher de M. Raimbert.

–Nous allons l’étendre sur son lit? demanda Fanny.

–Non, répondit Mme de Lanchaire.

Elle regarda autour d’elle, cherchant un endroit favorable.

Le secrétaire était ouvert.

La veuve s’en approcha.

M. Raimbert se préparait à écrire lorsque, sentant les premières atteintes de son mal, il avait été chercher des soins auprès de sa maîtresse. Un papier timbré, sur lequel il n’avait encore tracé qu’une seule lettre, tremblée, la lettre R, était encore sur son bureau. Mme de Lanchaire eut un moment l’idée d’asseoir le mourant sur son fauteuil; mais il aurait fallu le porter encore jusqu’à l’autre extrémité de la pièce: elle n’en avait plus la force,

–Ici, dit-elle enfin, près de la cheminée, le buste accoudé contre cette chauffeuse, à portée de la sonnette.

Elle-même présida à cette funèbre mise en scène.

Quand ce fut fini:

–Comme cela, dit Fanny, on croira qu’il a voulu sonner et qu’il est tombé au moment où il approchait du but…

–Maintenant, ma fille, remontons vite. Notre place n’est pas ici. Passez devant.

Au moment de s’engager à son tour dans l’escalier, Mme de Lanchaire se tourna. Le vieillard la regardait toujours avec la même expression implacable. Maintenant qu’elle se savait hors de danger, qu’elle était débarrassée des transes de tout à l’heure, elle éprouva comme un remords sous le reproche qui la poursuivait.

–Ce serait trop cruel! pensa-t-elle.

Et, courant au vieillard:

–Je vaux mieux que vous ne croyez. Tenez.

Elle sonna à trois reprises et, sans regarder en arrière, cette fois, sans s’attarder à entendre ce que le vieillard cherchait à dire, elle disparut dans l’escalier, dont elle referma soigneusement la porte.

M. Raimbert resta peu de temps seul. Les coups de sonnette avaient été entendus. Le valet de chambre accourut le premier. Il releva le mourant et le mit sur son lit; puis il alla réveiller les autres domestiques. Bientôt ce fut dans toute la maison un va-et-vient, qu’on devait entendre de chez la veuve. Toute la livrée arriva: cocher, concierge, cuisinière, valet de pied–braves gens qui aimaient leur maitre et leur place. Leur exclamations se croisaient: «Oh! mon Dieu! quel malheur!

–Il était sanguin. Je l’avais bien dit.–Des compresses d’eau froide!»

Et tout ce monde, plus habitué à obéir qu’à faire acte d’initiative, s’affairait, s’accusait de lenteur, perdait la tète.

–Il faut aller chercher le curé, disait la cuisinière.

–Le médecin d’abord! ripostait le cocher, qui n’aimait point le clergé.

Enfin, le valet de chambre prit la direction de tous ces effarés; il dépêcha l’un à la Faculté, l’autre à l’église. Puis il songea à la famille de M. Raimbert. Le maître de forges avait une sœur, Mme Ardouin, qui habitait un petit hôtel, à peu de distance, dans la rue de Londres. Au moment d’envoyer le cocher prévenir Mme Ardouin, le valet de chambre se rappela heureusement que la sœur de son maitre était assez gravement malade. Une semblable nouvelle, brutalement annoncée, pouvait lui être fatale. Aussi changea-t-il et son ambassadeur et le but de son ambassade. La cuisinière, plus délicate que le cocher, irait à sa place avertir, non pas Mme Ardouin, mais sa fille, Mme de Noves, «la belle madame de Noves», ainsi qu’on la désignait dans la maison.

Ceux qu’on avait été chercher ne tardèrent point à arriver.

En voyant le malade, le docteur hocha la tète. Pour la science, qui s’arrête aux limites de la vie, il n’y avait plus rien à faire.

La religion, qui voit plus loin, avait au contraire à remplir son office. Là où le médecin dit: «Plus d’espoir!» le prêtre prie et fait naître dans le cœur de ceux qui partent la plus douce des espérances.

Mme Ardouin, alitée, ne put venir; on l’avait prévu; mais sa fille accourut, tout en larmes, pour embrasser une dernière fois son oncle, qu’elle aimait profondément. Elle arriva pendant que le prêtre administrait au mourant l’extrême-onction.

Elle s’agenouilla près du lit.

M. Raimbert avait encore toute sa connaissance. Il répondait par des murmures de la voix et par des clin d’yeux aux demandes dernières, affirmait sa foi, sa croyance en Dieu. En somme, sa vie comptait plus de bonnes œuvres que de fautes: il avait été sincère, honnête, bienfaisant. Il n’avait à se reprocher qu’une seule faute, celle d’avoir aimé, et l’Écriture dit que ceux qui n’ont que ce pêché sur la conscience sont les plus facilement pardonnés. Le coup d’œil dans lequel les agonisants embrassent tout leur passé ne pouvait donc que le rassurer.

Quand la cérémonie religieuse fut terminée, Mme de Noves prit la main de son oncle et la baisa. Le mourant tourna son regard vers elle. Quand il eut reconnu sa nièce, un éclair de joie brilla dans ses yeux.

– Toi ! fit-il, toi seule.

Ces mots avaient été prononcés d’une manière assez distincte pour que les domestiques les entendissent. Ils se retirèrent très impressionnés, à pas sourds.

Le vieillard resta seul avec sa nièce.

Une seule lampe, tamisée par un vaste abat-jour, projetait une zone étroite de lumière sur le bureau du maître de forges. Le reste de la pièce était dans l’ombre. Les domestiques n’avaient point songé à donner plus de lumière. Peut-être avaient-ils obéi instinctivement à cette impression nerveuse qui fait marcher doucement ceux qui pénètrent dans la chambre d’un malade et qui laisse régner la demi-obscurité là où le grand mystère de la mort va s’accomplir. Le départ d’une âme est si triste qu’il impose aux hommes et aux choses sa tristesse envahissante. Le décor s’approprie de lui-même à la scène.

Cependant Mme de Noves s’était penchée vers le mourant, auquel elle prodiguait des caresses filiales.

–Ne vous fatiguez point, mon oncle, je vous en prie. Parlez le moins possible. Vous avez voulu que nous fussions seuls: auriez-vous une recommandation à me aire?

Le mourant fit signe que oui,–et, faisant effort sur lui-même, modérant, en chrétien, les sentiments qui agitaient encore et bouleversaient son cœur:

–Je pardonne… la maudite!

Mme de Noves, ignorant le drame qui venait de se passer, ne pouvait comprendre sa confidence.

–Léonie… testament…, murmura le mourant.

Pensant que l’avenir éclaircirait ce qui était encore mystérieux pour elle, Mme de Noves répondit:

–Je vous obéirai, mon cher oncle; vos volonté: seront respectées.

Le moribond, dont l’heure était venue, parlait un pet plus facilement. L’approche de la mort est presque toujours précédée d’un mieux factice pendant lequel les dernières forces des agonisants se réveillent et se consument.

–Va… secrétaire…

Mme de Noves, à ce mot, se retourna vers le meuble en question. Le papier sur lequel M. Raimbert avait commencé à écrire était toujours là. Elle alla le chercher.

–C’est de ce papier dont vous parlez, mon oncle?

Mais les forces du moribond étaient épuisées. Il ne put répondre ni de la voix, ni des yeux. Son visage, calme jusqu’alors, se contracta. Un soupir s’échappa de ses lèvres.

M. Raimbert avait rendu son âme à Dieu.

Devant ce grand mystère de la mort, devant ce départ douloureux d’un être aimé, Mme de Noves sentit son courage l’abandonner. Elle tomba à genoux près du lit et se mit à prier en fondant en larmes, ayant à peine conscience de ce qu’elle faisait, ne songeait pas à appeler, tout à ses regrets, tout à son deuil.

Dans la demi-obscurité de la chambre, le groupe que formaient le vieillard, drapé de blanc et ayant déjà la rigidité du marbre, et cette belle jeune femme blonde, en vêtements noirs, agenouillée près de lui, était réellement touchant.

Ceux qui ont passé par cette terrible épreuve, ceux qui ont prié près d’un être aimé, enlevé pour toujours à leur affection, ceux qui ont senti la douleur aiguë des grands deuils, comprendront l’anéantissement de cœur et d’esprit que subissait Mme de Noves. Elle pleurait, elle pleurait toujours. Les larmes sont des prières plus ardentes que les autres, prières sublimes que Dieu comprend et que, dans sa souveraine bonté, il doit toujours exaucer.

Combien de temps resta-t-elle ainsi absorbée? Elle-même ne pouvait en avoir conscience.

Abîmée dans ses regrets, Mme de Noves ne songeait point à se relever, quand un léger bruit vint la tirer de l’engourdissement douloureux où son esprit s’abandonnait.

Une porte dont elle ignorait l’existence, elle qui pourtant connaissait bien les êtres, s’ouvrit doucement, et une femme, chancelante, retenant avec peine ses sanglots, pénétra dans la pièce.

L’inconnue s’approcha de Mme de Noves et, d’une voix mouillée par les larmes:

–Permettez-moi de prier avec vous pour mon bienfaiteur.

Sans attendre la réponse, elle se laissa tomber à genoux près de Mme de Noves, comme si elle eût été vaincue par la douleur.

Pourquoi Mme de Lanchaire, jusqu’alors si prudente, livrait-elle ainsi du même coup le secret de sa personne et le secret de ses intimités avec M. Raimbert? Pourquio la maîtresse, si cruelle pour le malheureux vieillard, venait-elle maintenant prier près de son cadavre?

C’est que Mme de Lanchaire avait eu le temps de réfléchir. Pendant que les domestiques allaient et venaient dans la maison, pendant que le prêtre et le médecin arrivaient jusqu’au malade, la veuve avait froidement envisagé toutes les conséquences qui pouvaient résulter pour elle de la mort de M. Raimbert.

La maison où elle demeurait appartenait au maître de forges; elle devait revenir, après sa mort, à sa succession, c’est-à-dire à sa nièce, son unique héritière. Mme de Noves apprendrait alors par l’architecte de son oncle quelles communications spéciales reliaient entre eux les appartements du premier et du second étage. Ainsi ce qu’elle voulait tenir caché serait révélé de toute façon.

Enfin, pendant les longues soirées passées en tète-à-tête avec le vieillard, celui-ci n’avait pas dissimulé à Mme de Lanchaire qu’il comptait prendre quelques dispositions en sa faveur.

–Votre avenir est déjà assuré, lui avait-il répété maintes fois; mais je ne suis pas encore satisfait; je veux que, moi parti, vous soyez heureuse complètement, du moins sous le rapport de la fortune.

Il s’était toujours tenu dans ces généralités, ne précisant rien, ne disant pas si les dispositions dont il parlait étaient déjà prises, si elles faisaient partie de son testament, ou d’un codicille spécial. Dans tous les cas, Mme de Noves serait mise au courant et peut-être par des tiers malintentionnés.

Après avoir mûrement pesé ces considérations, aboutissant toutes au même danger: la publicité de sa liaison, Mme de Lanchaire se demanda s’il n’était pas plus habile d’aller bravement au devant du péril, d’avouer franchement tout ce qu’elle ne pouvait dissimuler, et de bénéficier ainsi de l’impression que cette démarche volontaire, convenablement faite, pourrait produire sur l’esprit d’une femme trop jeune pour ne pas être généreuse. C’était une grosse partie à jouer, un va-tout, mais le résultat pouvait en être considérable.

Restait à savoir quel moment serait le plus opportun pour agir.

Dans quelques jours?

Après l’enterrement?

–Non. Dès que l’heure sonne d’ouvrir les testaments, l’âme des héritiers devient de moins en moins accessible. C’est à la minute même où leur deuil est poignant, où leur cœur est brisé, qu’on a le plus de prise sur eux. Il fallait donc profiter de cet instant, surprendre, attendrir, se rendre tout d’abord sympathique et gagner la victoire dans la chambre mortuaire elle-même.

Ainsi fixée sur ce qu’elle devait faire, Mme de Lanchaire avait envoyé Fanny chercher des nouvelles. Fanny revint bientôt et apprit à sa maitresse que M. Raimbert avait voulu rester seul avec sa nièce, qu’il avait reçu les derniers sacrements et que le médecin avait déclaré que le mourant n’en avait pas pour une heure.

Suffisamment renseignée, la veuve descendit par l’escalier secret jusqu’à la porte de M. Raimbert.

De là, attentive au moindre bruit, elle épia le moment d’entrer en scène.

Dans cette cage d’escalier étroite et complètement obscure, cette femme, écoutant à travers la porte les râles du mourant, calculant d’après leur force le temps d’agonie qu’il lui restait à subir, cette guetteuse de la mort, avait quelque chose d’effrayant. Belle encore, très pâle, elle était comme la personnification de l’ange du mal, du génie fatal dont parlent les poètes d’Orient dans leurs fantastiques légendes. C’était la Goule, la Promeneuse nocturne des cimetières turcs, qui fait rebondir des osselets humains sur le marbre des tombes. C’était pis encore, c’était la Vampire des ballades moldaves, buvant le sang, tarissant la vie de ceux qui se confient en elle. Et c’est qu’en réalité elle avait les mêmes préoccupations que ces monstres imaginaires. Comme eux, tant l’attente lui semblait longue, elle aurait voulu hâter l’instant fatal. Elle s’étonnait que cet homme, à qui elle prodiguait ses baisers la veille encore, ne fût point déjà emporté par l’ange aux ailes noires. Si le fluide magnétique de la volonté formellement exprimée avait une action réelle, Mme de Lanchaire aurait commis un crime en ce moment. Elle aurait arraché du corps de son amant son âme déjà à moitié flottante. Elle ne le pouvait point; mais elle le voulait avec tant d’énergie, qu’elle avait accompli tout ce qui, dans le crime, n’appartient point au domaine des faits.

C’est qu’il lui importait grandement de ne point manquer l’occasion qu’elle cherchait. Après la mort de M. Raimbert, il pouvait entrer du monde dans la chambre mortuaire. Mme de Noves n’aurait plus été seule, et, dans ce cas, les projets de la veuve devenaient irréalisables.

Pendant que Fanny courait, Mme de Lanchaire avait eu tout le temps d’interroger l’enveloppe que son amant lui avait remise. Or cette enveloppe contenait soixante-quinze mille francs. Ce cadeau princier loin d’assouvir sa cupidité, avait, au contraire, éveillé toutes ses convoitises. L’homme capable de donner de la main à la main une pareille somme à sa maîtresse ne pouvait avoir oublié dans son testament celle qui avait eu ses dernières affections. En même temps que la mort de son amant, Mme de Lanchaire guettait un trésor.

Mais, encore une fois, le succès de son audacieuse tentative dépendait du moment qu’elle choisirait pour se montrer. Il eût été de la dernière imprudence d’arriver trop tôt, de s’exposer de nouveau à recevoir du moribond la sanglante apostrophe dont il l’avait flagellée là-haut, alors qu’elle le torturait. Il fallait donc attendre. Attendre, c’est-à-dire souffrir la torture de l’impatience et de la crainte.

Enfin, le moment si désiré par elle arriva. Elle ouvrit la porte et fit ce qui a été dit précédemment.

D’abord elle ne dit rien et se contenta de jouer la piété et les larmes. Puis, quand elle eut suffisamment attiré par ses sanglots continus l’attention de sa voisine, déjà éveillée par son entrée mystérieuse, elle hasarda quelques paroles.

–Il était si bon, si généreux. Il m’aimait comme son enfant. Je lui dois tout.

Mme de Lanchaire ponctuait son récit par des larmes.

–Vous vous demandez qui je suis? continua-t-elle en s’adressant cette fois directement à Mme de Noves. Je suis une malheureuse que votre oncle… car vous devez être sa nièce… il m’a si souvent parlé de vous. Comme il vous aimait!–Ah! c’était une belle âme.

Avec un rare talent de comédienne, mêlant sa propre histoire à des souvenirs capables do toucher Mme de Noves, s’attendrissant par instants, la veuve défila ainsi tout un roman imaginaire: son mari ruiné qui n’avait pu survivre à la perte de sa fortune; elle, restant seule au monde, sans famille, sans ressources avec un enfant tout petit–pauvre chère créature à laquelle le pain manquait!–Dieu le lui avait repris. Ce dernier coup l’avait affolée au point qu’oubliant ce que lui commandait la religion, elle avait tenté de se suicider. Au moment où ce projet fatal allait s’accomplir, un homme était intervenu, l’avait sauvée d’elle-même. Cet homme, qu’elle ne pourrait jamais assez bénir, c’était M. Raimbert.

Il ne la connaissait pas cependant; plus tard, quand il sut son nom, il se rappela avoir été lié de bonne amitié avec le mari de celle qu’il avait sauvée. La Providence seule fait de ces rencontres. Alors, il ne voulut : plus que la veuve d’un ami continuât à mener l’existence misérable à laquelle elle était condamnée. Il lui proposa de venir à Paris. Il se sentait fatigué; il avait ; besoin de soins. «Je pensais à me marier, disait-il; mais puisque je vous ai rencontrée, si vous voulez bien consentir à vivre près de moi, je renoncerai à ce projet. » Comment aurait-elle refusé? Ne lui devait-elle pas tout? Elle croyait n’avoir jamais assez de dévouement pour reconnaître les bienfaits dont M. Raimbert l’avait comblée!

Ici la veuve intercala adroitement ses états de service ses soins discrets, ses prévenances pour le vieillard, ses recommandations quasi-maternelles.

Ces relations si pures, il fallait pourtant les cacher et les tenir secrètes. M. Raimbert l’avait exigé. Il n’avait pas voulu, par respect pour le nom qu’elle portait, la faire entrer dans sa maison à titre de dame de compagnie. «Cela, disait-il, se rapproche trop de la domesticité.» Aussi avait-il imaginé la combinaison ingénieuse des deux appartements qui permettait à la femme dévouée d’être toujours près de lui sans que sa réputation fût compromise pour cela.

Ce récit, qui n’aurait point trompé une femme plus expérimentée, fit sur Mme de Noves une grande impression.

Il est vrai qu’elle l’écoutait de tout cœur, presque pieusement, faisant en quelque sorte abstraction de la personne qui parlait pour ne saisir que l’éloge sans cesse prononcé de celui qui n’était plus. Elle ne s’étonna point des invraisemblances de détail, parce qu’elle ne retint de tout cela qu’une chose, c’est que M. Raimbert était la bonté et la délicatesse mêmes, qu’il savait faire le bien noblement et simplement. Elle fut séduite par cet encens de la reconnaissance qui s’élevait devant le mort.

Et puis, les vertueux sont inhabiles à démasquer le vice, les sincères ne croient point au mensonge, les pieux nient l’hypocrisie. Mme de Noves était incapable de supposer un seul instant qu’une femme osât mentir devant un cadavre et jouer une aussi infâme comédie.

Aussi, quand Mme de Lanchaire lui dit en concluant:

–Je vous devais, madame, ces explications. Je vous devais le récit de ce fait tout à l’honneur de votre oncle, et que j’aurais proclamé bien haut moi-même, dût ma réputation en être atteinte–et elle l’eût peut-être été; le monde est si méchant! A présent, que dois-je faire? Disposez de moi comme M. Raimbert en eût disposé. J’ai voué à lui et aux siens un dévouement sans bornes.

Mme de Noves, très émue, lui répondit:

–Je suis touchée, madame, de ce que vous venez de me confier. Si vous me permettez de vous donner un conseil, ne dites rien. Gardez votre secret, gardez le secret de M. Raimbert, comme je vous jure de le garder moi-même, puisque vous avez bien voulu m’en faire part. Pouvons-nous vouloir toutes deux autre chose après sa mort que ce qu’il a voulu jusqu’au dernier moment? Il a désiré que ses bienfaits restassent inconnus, ne les publions pas. Dieu saura les apprécier, cela suffit… Aussi, madame, comme votre présence ici pourrait être difficile à expliquer, éloignez-vous, quoi qu’il vous en coûte, de celui qui nous est si cher.

Mme de Lanchaire cacha son visage dans ses mains et se remit à sangloter.

–Laissez-moi… une dernière fois! fit-elle enfin d’une voix suppliante.

Et, prenant la main de M. Raimbert, elle la couvrit de baisers; puis; brisée, anéantie, elle s’éloigna et disparut par le chemin qu’elle avait pris pour venir.

Une fois dans l’escalier, par exemple, elle changea de visage et se mit à sourire, comme une tragédienne qui rentre dans la coulisse après la grande scène.

Une coquine

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