Читать книгу Une coquine - René Delorme - Страница 5

III

Оглавление

Table des matières

Les maisons de banque ont aujourd’hui un style spécial. Les architectes, d’accord avec les banquiers, s’efforcent de leur donner à la fois deux caractères qui sembleraient devoir s’exclure l’un l’autre: la richesse et la sévérité. Il faut que l’établissement respire l’aisance, la grande fortune, la solidité des affaires; il faut qu’à l’aspect seul de la façade le passant se dise: «Que de millions il doit y avoir là-dedans!» Il faut aussi qu’il soit frappé par l’ordre de l’agencement intérieur, par l’aspect entrevu de la rue des petits guichets méthodiques, ouvrant sur la salle d’attente vitrée, par la propreté méticuleuse des tables de chêne clair, des plaques de cuivre où trébuchent les louis d’or pesés par le payeur. Ces détails matériels, qui frappent les yeux de tous, doivent habilement trahir les habitudes d’économie de la maison, habitudes correctes se reflétant dans les plus minces objets et devant, à plus forte raison, exister dans les affaires plus importantes, dans les livres bien tenus, dans la caisse, dans les rapports avec les clients.

La maison de M. Albert Colroy réalisait admirablement le programme moderne. La porte monumentale impliquait la fortune solidement assise, susceptible à la rigueur de solder les fantaisies artistiques les plus coûteuses. Le reste de la façade contrastait avec le luxe du portail. Les deux murs qui s’étendaient de chaque côté de l’entrée compensaient par leur nudité l’élégance du motif principal. Ils n’offraient aux regards que des lignes droites, des encadrements de fenêtres très simples. Des barreaux énormes, vraies grilles de prison, défendaient toutes les baies du rez-de-chaussée contre la cupidité de la rue, tandis que des verres dépolis, adaptés aux châssis des étages supérieurs, protégeaient le travail des employés contre les distractions du dehors.

La maison Colroy, fondée en1820, jouissait du reste sur la place de Paris et sur toutes les places de l’Europe d’une réputation excellente. Jamais elle n’avait donné prétexte à la moindre médisance. Aux époques de crise, de guerre, de révolution, son crédit n’avait pas été ébranlé un seul instant. C’était une maison d’or, qui s’était transmise, de père en fils, dans une famille parfaitement honorable. Le bonheur avait voulu que tous les chefs de la maison, depuis sa fondation, fussent des hommes d’une intelligence supérieure et d’une excellente éducation.

Le dernier des Colroy était bien fait pour augmenter encore la bonne réputation établie par son père et son grand-père.

Albert Colroy n’avait que trente-cinq ans. Élevé, avec son frère Henry, par sa mère, qu’il eut le malheur de perdre à l’âge de douze ans, il n’oublia jamais les excellentes leçons qu’elle lui avait données. Tout dépend chez l’homme, des premiers enseignements qu’il a reçus. Mme Colroy s’était plu à faire de ses fils des natures droites et franches, très ouvertes, incapables de mensonges.

Elle leur avait appris à aimer ce qui est bon et beau, à respecter les sentiments vrais, à comprendre quelle admirable chose est une famille unie, gardant ses traditions, survivant dans les âges à la disparition de ses membres. «La grande force de la noblesse, leur disait-elle, c’est que le dernier rejeton d’une grande race est solidaire de tous ceux qui l’ont devancé. Il n’est jamais seul, jamais abandonné dans la vie, car il a toujours avec lui, pour le garder des entraînements, pour l’empêcher de succomber aux tentations malsaines, son nom qui lui rappelle tout un passé de gloire qu’il ne doit pas flétrir. Nous avons le bonheur qu’il en soit de même dans notre famille roturière.

» Notre aïeul Vincent Colroy, marchand drapier, qui vivait sous la Régence, a eu l’heureuse inspiration de noter sur un registre les principaux traits de sa vie et de celle de ses parents. Il a transmis son cahier à ses descendants, qui l’ont imité. Sur ce livre intime, à côté des dates de naissance et des dates funèbres, voici, mes enfants, des notes où se retrouve un écho de l’histoire de notre beau pays. Vos grands-parents ont tous servi la France, humblement, en soldats. Un Colroy est tombé sur le champ de bataille de Fontenoy. Votre grand-père a fait toutes les guerres de l’Empire. Votre père était au col de la Mouzaïa, engagé volontaire. Vous ferez comme eux; avant de songer à vos intérêts, vous penserez à la Patrie. Dans un autre ordre d’idées, tous les Colroy ont cherché à se distinguer. Il n’y a pas de métier modeste, de labeur ingrat où un homme ne puisse affirmer son mérite.

» Parmi tes ancêtres–un siècle et demi de roture me permet d’employer ce mot–il n’en est pas un qui n’ait cherché à se rendre utile, à réaliser quelque progrès dans la carrière qu’il avait embrassée. Tous enfin ont tenu par-dessus tout à leur honneur. Quelques-uns ont dû à leur délicatesse d’être ruinés. Tu vois que la famille s’est relevée. Cela devait être. Nous sommes riches, tant mieux; mais rappelez-vous que la fortune, quelque grande qu’elle soit, n’est jamais une base stable. L’honneur et la loyauté sont les seules garanties immuables. Songez toujours que ces vertus ont fait notre force et que, si vous ne descendez pas de ducs ou de marquis, vous ne comptez néanmoins dans votre famille que des honnêtes gens. Ne soyez jamais indignes d’eux.»

Après la mort de sa mère, Albert fut mis au lycée Saint-Louis. C’était une des volontés dernières de Mme Colroy. Il est bon que l’enfant s’habitue de bonne heure au frottement des caractères qu’il rencontrera plus tard dans le monde. L’éducation du collège, surtout pour les internes, n’a rien de bien agréable; mais elle assouplit les aspérités des natures vives; elle est, en même temps que l’école de la science, l’école des concessions humaines.

Albert réussit dans ses études. Il avait l’intelligence vive et joignait, au goût des lettres, des dispositions très remarquables pour les mathématiques. Cela le décida à suivre les cours spéciaux, pour la préparation aux écoles militaires.

Reçu à l’École polytechnique dans un bon rang, Albert Colroy alla ensuite à l’École d’application de Metz. Il en sortit lieutenant d’artillerie en1866. Son frère, qui revenait du Mexique avec la médaille militaire, prit alors la direction de la maison de banque à la place de son père qui aspirait à une retraite bien gagnée par une longue existence de travail. Le vieux banquier se retira dans une belle propriété qu’il possédait à Champrosay, dans ce joli pays qui s’étage sur une colline ayant la Seine à ses pieds et la forêt de Sénard à son sommet.

Cette retraite délicieuse, il dut la quitter quatre ans après. La guerre venait d’éclater entre la France et la Prusse. Henry voulait reprendre du service. Le banquier revint donc rue de la Chaussée-d’Antin, pendant que son fils aîné courait se faire tuer à Gravelotte. Quant à Albert, nommé capitaine dès le commencement des hostilités, il gagnait la croix à Borny. Fait prisonnier à Sedan, il réussit à s’échapper, gagna la Belgique, et revint offrir ses services au gouvernement de la Défense nationale à Tours. On le chargea d’organiser un escadron dont on lui confia le commandement. Avec ses canonniers improvisés, Albert Colroy se signala à Coulmiers. Après la prise d’Orléans, quand nos troupes séparées se divisèrent en deux armées, il resta sous les ordres du général Chanzy, et prit part à la retraite infernale de l’armée de la Loire jusqu’au jour où la fortune trahit cette dernière ressource de la France sur les plateaux du Mans.

Albert Colroy, prisonnier, fut envoyé à Leipzig, où il resta jusqu’à la conclusion de la paix.

Quand il revint en France, il trouva son vieux père bien affaibli, bien abattu. Le siège, la mort de son fils ainé, la crainte aussi de perdre son second fils, avaient épuisé les dernières forces du banquier. La Commune l’acheva. Il mourut au mois d’août suivant.

Albert, chef d’escadron, donna sa démission, et vint se mettre à la tête de la maison de banque, qui avait besoin d’une main ferme et d’une intelligente direction pour réparer les pertes qu’une année d’inaction lui avait fait subir.

Très correct, très gentleman, ayant conservé de son passé militaire l’élégance de tenue particulière aux officiers d’artillerie, Albert Colroy tranchait parmi tous ses nouveaux confrères de la Bourse et de la Banque. Il continuait à porter la moustache. Il continuait à être distingué et digne, choses assez rares dans le milieu des manieurs d’argent où le laisser-aller est à la mode. Il ne cherchait point la réputation tapageuse qui s’attache aux entreteneurs de divas d’opérettes. Aimant les arts et les comprenant, il préférait acheter de belles toiles et de belles sculptures au plaisir de s’afficher avec des actrices en vedette. En toutes choses, du reste, il ne faisait rien par orgueil. Il avait naturellement des goûts élevés et des sentiments nobles, et il obéissait aux uns et aux autres.

Sa fortune et son crédit étaient considérables. Il était de ceux dont la parole n’a jamais failli et dans l’honneur desquels les plus défiants ont confiance.

Tel était l’homme auquel le pauvre M. Grimod allait avoir affaire.

Le frère de Mme de Lanchaire, tout en courant de la rue de Naples à la rue de la Chaussée-d’Antin, s’était demandé comment il pourrait bien se conformer aux instructions de sa sœur et s’informer adroitement de ce qu’il lui importait tant de savoir. L’adresse n’était point son fort. Cependant, il pensa que ce qu’il pouvait faire de plus habile était de ne se point nommer.

S’adressant donc au premier gardien de bureau qu’il trouva près de la porte:

–M. Albert Colroy? demanda-t-il timidement.

–M. Colroy est très occupé, et il a fait demander sa voiture pour sortir.

–Je voudrais pourtant bien lui parler, ne fût-ce qu’une minute. Il s’agit d’une affaire urgente.

–Je vais lui demander s’il peut recevoir monsieur… votre nom?

–C’est inutile. Allez.

Le gardien pénétra dans le cabinet du banquier; il en ressortit presque aussitôt.

–M. Albert Colroy, quoique très pressé, veut bien vous recevoir. Donnez-vous la peine d’entrer.

M. Grimod pénétra dans le cabinet. Il se trouva en présence d’un homme grand, beau, fort, auquel des cheveux et une moustache très noirs auraient donné une certaine dureté de physionomie si des yeux extrêmement doux n’en avaient adouci l’expression.

M. Colroy offrit un siège à son visiteur. Celui-ci le refusa.

–Je ne veux pas abuser de vos instants, fit-il; mais il s’agit d’une affaire extrêmement importante qui concerne ce pauvre M. Raimbert.

–Venez-vous de la part de Mme de Noves? demanda le banquier avec un intérêt marqué.

–Non, monsieur, non; je n’ai même pas l’honneur de la connaître; mais je connaissais beaucoup M. Raimbert. Il est venu vous voir avant-hier, dans l’après-midi?…

–Non. Je ne l’ai pas vu.

–Vous n’avez pas vu M. Raimbert?

–Nullement.

–Il vous a écrit, au moins, dit M. Grimod, qui se sentait perdu et qui se raccrochait aux moindres espérances.

–Pas davantage, répondit le banquier.

–Vous êtes bien sûr qu’il n’est pas venu dans vos bureaux?

–Absolument. M. Raimbert était un des gros clients de ma maison; il traitait toutes ses affaires directement avec moi, et non avec mes employés.

–Ah! mon Dieu! mon Dieu! fit M. Grimod atterré…

–Maintenant que vous m’avez posé plusieurs questions, fit le banquier, vous me permettrez de vous en faire une à mon tour. Voulez-vous me dire l’objet de votre visite?

Pendant qu’Albert Colroy parlait, un brusque revirement s’était produit dans les idées de M. Grimod. Surexcité par la presque certitude de sa ruine, il sentait une colère maladive, une de ces colères blanches qui lui étaient familières, s’emparer de lui. A peine entendait-il –ce qu’on lui disait. Ses tempes battaient plus fort. Sa gorge se serrait. Son émotion était telle, qu’elle lui donna une seconde d’énergie, de résolution, de volonté.

Fixant sur le banquier ses yeux déjà brillants de fièvre, il lui dit d’une voix que la rage rendait tremblante:

–M. Raimbert vous a remis cent mille francs avant-hier. Ces cent mille francs m’appartiennent. Il faut me les rendre.

A cette apostrophe, Albert Colroy sentit le rouge lui monter au visage. Il faillit éclater. Cependant, il parvint à se contenir.

–Encore une fois, monsieur, dit-il, je n’ai pas vu M. Raimbert. M. Raimbert n’a pas déposé d’argent chez moi depuis un mois. Vous vous prétendez son créancier, je ne conteste pas votre qualité; mais cela ne me regarde pas. Adressez-vous à ses héritiers, produisez vos titres…

–Des titres! je n’en ai pas; mais je ne me laisserai pas voler, entendez-vous!

A peine M. Grimod eût-il prononcé ces mots, qu’une main de fer s’abattit sur lui, le saisit à la cravate et l’enleva de terre. En entendant le mot «voler» qui semblait jeté à son adresse, M. Colroy, l’ancien chef d’escadron, n’avait plus été maître de lui. Il s’était jeté sur l’insolent et l’avait saisi comme on vient de le dire. Ses forces se décuplant par la colère, il put, d’un trait, sans que rien l’arrêtât, jeter le drôle, qui l’avait insulté, hors de son cabinet.

–Ne vous représentez jamais ici, lui cria-t-il.

M. Grimod, à demi étranglé par l’étreinte du banquier, était tombé à la renverse quand la main qui l’enlevait l’avait lâché.

Il se releva piteusement, et, très humble:

–Vous vous êtes trompé, M. Colroy… je ne voulais pas dire… écoutez-moi… je vous en supplie.

Albert Colroy n’était déjà plus là. Il était rentré dans son cabinet, dont il avait refermé brusquement la porte.

Un gardien de bureau s’approcha alors du frère de Mme de Lanchaire.

–Allons, lui dit-il d’un ton brusque, il faut décamper.

–Mais, mon bon monsieur, je veux parler encore à M. Colroy… Il s’est trompé… Je tiens à m’excuser… je…

–Vous reviendrez un autre jour. Pour que le patron vous ait traité de cette façon, il faut que vous ayez été bien inconvenant… Il est furieux… Vous auriez beau faire, vous n’obtiendriez rien de lui maintenant.

–Je ne veux pourtant point partir ainsi, ni laisser M. Colroy sous cette mauvaise impression. Il s’agit d’une chose si grave pour moi. Toute ma fortune! Lui seul peut me la faire retrouver. Figurez-vous que j’avais cent mille francs; alors, on me dit: «Vous feriez bien.»

M. Grimod s’apprêtait à raconter toute son histoire. Il était parti; il avait besoin de confier ses malheurs à quelqu’un, de dire ce qui le préoccupait, de décharger son cœur. Cela arrive aux bonnes gens, aux naïfs. Ils s’inquiètent peu de savoir à qui ils parlent, pourvu qu’ils parlent.

Les garçons de banque, qui voient passer chaque jour beaucoup de monde, connaissent cette sorte de bavards et la redoutent. Celui auquel s’était adressé M. Grimod répondit donc fort mal à ses confidences. Le banquier avait jeté ce monsieur à la porte, le gardien de bureau se crut le droit de brusquer aussi cet importun.

–Si vous croyez que j’ai le temps d’entendre votre affaire! dit-il brusquement. Je ne vous connais pas. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse? M. Colroy vient de vous défendre de vous représenter ici. Il faut songer à s’en aller. Je ne tiens pas à ce qu’il vous retrouve quand il va sortir. C’est sur moi que sa colère retomberait.

A moitié persuadé, à moitié contraint, M. Grimod s’éloigna.

Quant à Albert Colroy, rentré dans son bureau, il se mit à marcher à grands pas. Il avait besoin de mouvement pour se calmer.

–Le misérable, pensait-il; m’insulter de la sorte. J’ai failli l’étrangler… J’ai eu pitié de lui. Il a l’air si malheureux… Après tout, il est peut-être encore plus bête qu’insolent.

Tout à coup, ses yeux se fixèrent sur la pendule.

–Onze heures moins le quart, et l’enterrement est pour onze heures! Je n’ai que le temps.

Il répara le désordre de sa tenue, un peu dérangée par la scène qui venait de se passer, et sortit.

Sa voiture l’attendait.

–Rue de Naples, 84, dit-il au cocher.

Sur le trottoir de la rue de la Chaussée d’Antin, à quelque distance de la banque Colroy, un homme était resté planté sur ses jambes, indécis, ne sachant s’il devait aller à droite ou à gauche, revenir sur ses pas ou s’éloigner.

C’était le malheureux Grimod.

Il vit le banquier monter dans son coupé. Un mouvement instinctif le rapprocha de la voiture. Il allait s’approcher encore; il allait, par la portière, réengager la conversation qui s’était si tristement terminée pour lui, offrir de nouveau ses excuses; mais, retardé par les passants, il arriva trop tard. La voiture s’était mise en mouvement et filait déjà entraînée par un cheval de race.

M. Grimod poussa un gros soupir et abandonna tout penaud le trottoir auquel ses inquiétudes semblaient l’avoir rivé.

Albert Colroy arriva devant la maison mortuaire un peu avant la levée du corps. Toutes les fenêtres du premier du second étage avaient leurs persiennes fermées. Il monta dans l’appartement du maître de forges où, à défaut de Mme Ardouin encore trop malade pour se lever, Mme de Noves en grand deuil recevait les intimes de la famille. Albert Colroy, ému à la vue de la sincère douleur de la jeune femme, ne chercha pas à lui faire un banal compliment de condoléance; mais, quand Mme de Noves lui tendit la main, il la prit et la serra avec une expression de douloureuse sympathie qui n’échappa point à la nièce de M. Raimbert.

Peu après le maître des cérémonies vint prononcer la phrase traditionnelle:

–Quand il vous plaira.

Chacun se leva pour laisser passer Mme de Noves qu’une de ses amies soutint jusqu’à sa voiture.

M. Raimbert représentait ce que, dans leur argot, les employés des pompes funèbres appellent: «un gros mort M. Le corbillard, ciselé d’argent, disparaissait sous les fleurs; les cochers, en tenue de gala mortuaire, les chevaux couverts de housses et de panaches, offraient au public de la rue un spectacle, sinon tout à fait amusant, du moins fort curieux. L’apparat des funérailles en exclut presque toujours la tristesse. D’ailleurs, sauf Mme de Noves et Albert Colroy, qui donc pouvait éprouver de la douleur à l’enterrement de ce vieux célibataire? M. Raimbert ne comptait, en somme, en dehors des deux personnes qui viennent d’être nommées, que des envieux ou des obligés. Les uns et les autres se valent et pensent à peu près les mêmes choses du mort qu’ils haïssaient ou qu’ils adulaient la veille.

Parmi la foule assez nombreuse qui suivit le corbillard depuis la maison funèbre jusqu’à Saint-Augustin, combien peu, après l’étonnement d’usage sur la mort subite d’un homme qu’on avait vu en parfaite santé trois jours auparavant, ne retournèrent-ils pas aussitôt à des sujets de conversation plus intéressants. A dix pas de la rue de Naples, des confrères de M. Raimbert, maîtres de forges, usiniers, hommes d’affaires comme lui, étaient déjà retombés dans le courant de causeries qui leur était familier. Quelques-uns changeaient de rangs pour se rapprocher de tel ou tel et profitaient de l’occasion pour conclure des marchés ou régler des questions pendantes entre eux. Une petite bourse aux fers, ambulante, s’improvisait derrière le cercueil. Des gens, que leur esprit n’abandonne jamais, faisaient des plaisanteries, et, dans la queue du cortège, on voyait de bonnes figures réjouies s’épanouir.

Quand le service à l’église fut terminé, et qu’on apprit que le caveau de M. Raimbert était au cimetière du Père-Lachaise, ce fut un sauve-qui-peut général. On avait déjà donné une heure et demie au mort. C’était bien assez. Chacun avait des affaires urgentes, tirait sa montre, disait qu’il était en retard et s’évadait par les portes de côté. Quelques-uns, qui possédaient davantage le sentiment des convenances, déclarèrent qu’ils iraient jusqu’au cimetière; mais en voiture. C’était trop loin. Le cimetière du Père-Lachaise est au diable.

Quand le défunt n’a pas de parents mâles, la tête du cortège appartient à qui veut la prendre. Albert Colroy, réussissant à grouper autour de lui quelques personnes qui lui devaient personnellement de la déférence, donna l’exemple du respect et du devoir. Tête nue, recueilli, il prit place derrière le maître des cérémonies avec sa petite phalange.

A chaque détour que faisait le cortège, Mme de Noves ne pouvait s’empêcher de regarder la voiture funèbre qui emportait la dépouille de son oncle, de son second père. Chaque fois, tout près du char funèbre, elle apercevait la loyale figure de M. Colroy, pâle, sincèrement ému. Les sentiments de ceux qui souffrent s’affinent. Rien de ce qui se passait ne pouvait échapper à la jeune femme. De même qu’elle avait été prise d’un mouvement de haine, injuste, comme tous les mouvements instinctifs, contre les croque-morts qui emportaient le cercueil, contre les chantres qui ne mettaient point assez d’âme dans leurs hymnes, contre ceux qui s’étaient lassés de faire cortège au mourant, de même elle appréciait maintenant avec exagération le service que M. Colroy lui rendait. Elle lui était personnellement reconnaissante de ce qu’il se montrait ému, de ce qu’il partageait sa peine, de ce qu’il accomplissait pieusement ce saint devoir de famille, lui qui n’était pas de la famille.

Aussi, quand la pelletée de terre finale eut retenti sur le cercueil de chêne et remué jusqu’au fond du cœur la nièce de M. Raimbert, quand le moment fut venu du défilé des amis restés fidèles jusqu’à la tombe, ce fut, avec un accent de reconnaissance qui doublait la valeur du mot,qu’elle lui dit, en lui serrant encore une fois la main.

–Merci!

Albert Colroy l’aida à monter dans sa voiture et la salua. Il regarda quelque temps s’éloigner la grande: calèche noire qui emportait Mme de Noves, et, n’eût été la sincère et sympathique tristesse qu’il partageait avec elle, il se fût senti heureux du lien cordial que les circonstances venaient d’établir entre elle et lui.

Cependant, il fallut quitter le cimetière et retourner rue de la Chaussée-d’Antin.

En arrivant à son bureau, Albert trouva sur sa table un volumineux courrier, dans lequel figurait la lettre de Mme de Lanchaire: «Où et quand?»

En la lisant le banquier fronça le sourcil d’un air ennuyé, et, prenant la plume, il répondit séance tenante par ce billet laconique:

«Madame,

» Si vous avez à m’entretenir d’une affaire, j’ai l’honneur de vous informer de nouveau que je suis visible tous les jours, à mon bureau, rue de la Chaussée-d’Antin.

» Recevez, madame, l’assurance de ma considération distinguée.

» ALBERT COLROY.»

Après avoir relu ce petit mot, Albert Colroy reprit la plume, et, au-dessous de la signature, il ajouta ces mots:

«De huit heures à midi.»

Il n’y a pas que les femmes qui mettent en postscriptum ce qu’elles ont de plus intéressant ou de plus dur à dire.

Une coquine

Подняться наверх