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LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS
IX

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Lespingrelet fit danser la «demoiselle» trois jours durant, sur la pelouse aux pivoines, en face de la petite maison bourgeoise des Veulottes. Le sacristain était autorisé à joindre à ses fonctions augustes ces travaux profanes, pourvu qu'il fût de retour à Néans pour sonner l'Angelus; encore sa femme s'en chargeait-elle, ainsi que de tinter un glas inopiné, toutes les fois qu'elle n'était pas en couches. Nul ne s'entendait, comme ce petit bout d'homme, à disposer un massif de fleurs, à lui donner la forme de l'ovale traditionnel, ou les courbures et sinuosités congruentes à la disposition des allées, à la configuration générale du parterre. Avait-il pris au service des autels ce goût à distribuer les fleurs ainsi qu'en général tout motif d'ornement? Toujours est-il qu'il y valait les jardiniers les plus renommés et même, depuis un voyage qu'il avait fait au Jardin botanique de Saumur pour les serres de M. le baron de Roquencourt, il savait, par le moyen de plantes grasses ou de floraisons un peu touffues, inscrire dans une corbeille, en beaux caractères, soit le nom du propriétaire, soit quelque devise de choix judicieux. Il en inscrivait même en latin, ce dont il tirait vanité, et ce qui lui était arrivé pour le jardin du presbytère où toute la paroisse s'était rendue pour déchiffrer un Magnificat anima mea Dominum, en eupatoires, que l'on pouvait lire du pont en passant l'eau, du moins ceux qui avaient de bons yeux. Il était le jardinier ordinaire de M. Durosay.

Cinq cents mètres avant la grille des Veulottes, le petit tape-cul du docteur Grandier qui allait devant la voiture Durosay, ayant dû s'arrêter pour un léger accident aux rênes, on entendit les coups sourds du marteau-pilon surnommé «demoiselle», et l'on s'apprêta à rire à cause du singulier accouplement que devait faire le sacristain au corps d'araignée avec cet instrument lourdaud affublé d'un nom galant.

La Grand'Jeannette et les garçons de ferme qui se relevaient de la sieste quand les voitures arrivèrent, entouraient justement Lespingrelet de facéties. Lespingrelet étant de la ville ne dormait pas à midi. Quand donc est-ce qu'il dormait? À coup sûr pas la nuit: on comptait sa progéniture; on en oubliait toujours; il avait huit enfants vivants et cinq morts. Il avait vraiment la main heureuse, il ne ratait pas une bouture. L'aurait-on cru à le voir? On pouvait dire de lui comme du bon Dieu, qu'il faisait quelque chose avec rien. Il augmentait tout ce qu'il touchait. Madame Lespingrelet n'était donc point jalouse de la «demoiselle»? Quelques-uns la trouvaient plus grosse qu'hier.

Outre cela, il était d'église.

Sa force consistait à répondre aux quolibets par des mots latins qu'il savait, sans en comprendre le sens. L'effet était infaillible; on se retirait en disant: «Tout de même, est-il spirituel!»

La porte grillée des Veulottes donnait sur une de ces belles allées de tilleuls, parfaitement droites et qui datent du siècle dernier. Le bruit des voitures attirait les chiens que l'on trouvait là tout debout, le museau passé entre les barreaux de fer. Ils aboyaient, sautaient, faisaient des bonds formidables autour de la voiture. Madame Durosay cachait ses mains, car cette exubérance lui faisait peur. «Tout beau! tout beau!» leur adressait M. Durosay avec un geste d'apaisement; et, se tournant vers Septime: «Voilà! jeune homme! il faut devenir agile et vigoureux comme ces petites bébêtes-là! Ah! dame, ah! dame! il faut se secouer! du jarret! du biceps, sacrebleu!»

Septime souriait comme on le fait aux paroles des gens qui vous entretiennent de quelque chose qui ne vous intéresse pas du tout; il s'essayait, en lui-même, à s'imaginer combien il serait gentil s'il sautait et gambadait comme ces chiens. À la descente de voiture, il fallut, bon gré, mal gré, essuyer le choc de leurs embrassements. Ils s'élançaient et vous venaient heurter la poitrine de leurs pattes tendues, puis se laissaient retomber en vous éraflant de leurs griffes, tout le long du gilet et du pantalon. Madame Durosay eut sa robe déchirée. Septime, qui venait pour la première fois aux Veulottes, fut aspiré, reniflé sur toutes les coutures.

– Les belles bêtes, hein! gare aux perdreaux, en septembre!.. As-tu remarqué, Bellotte, la petite tache que ce fox a sur le front!..

– Monsieur Septime, disait madame Durosay, vous allez voir une maison bien abandonnée et en grand désordre.

La Grand'Jeannette s'avançait. Elle avait le corps bâti comme une vierge de Cimabuë et d'une longueur désespérante. Son caillon blanc laissait flotter, tout en haut, de petites ailes ratatinées. La peau de sa figure et de son cou était crevassée comme un cratère, et de hauts reliefs s'y détachaient, sortes de croûtes dorées qui semblaient transparentes comme du sucre d'orge. Elle avait des yeux noirs et doux tout environnés de duvet. Mais quand Septime vit sa bouche, il se détourna.

Elle expliquait, après mille salutations, que «la petite amusette» ne serait pas prête pour aujourd'hui, au dire de Lespingrelet qui avait pourtant «bien dansé, bien dansé», mais rapport à ce que la pelouse était «fourragée» de trous de taupes. Fallait-il donc se donner du mal et avaler des bouteilles de vin blanc pour jouer à «c'te partie-là»!

On apercevait, entre deux noisetiers, Lespingrelet et son pilon. Il se remuait si fort que l'on ne savait lequel des deux soulevait l'autre.

Personne ne parut éprouver de chagrin violent que la partie fût remise. Il faisait une grande chaleur. Madame Durosay avait hâte déjà d'aller s'étendre et elle s'engageait sous la petite allée couverte, qui contournait les communs, sous des massifs de lilas, jusqu'au perron de la maison bourgeoise. Ces messieurs la suivirent, sauf le notaire qui avait toujours mille recommandations à faire; mille doléances à recevoir de la métayère.

Une odeur toute particulière en même temps qu'une grande fraîcheur les enveloppa, les pénétra, en ouvrant les hauts volets blancs de la porte-fenêtre qui donnait accès dans le vestibule. On n'ouvrait jamais dans la journée pour éviter la chaleur. Ils furent là dedans complètement aveuglés, ayant refermé aussitôt derrière eux, et Septime heurta même le bras de madame Durosay, recouvert seulement d'une chemisette de percaline. Il en perdit toute contenance, mais l'obscurité sauva tout. La jeune femme gagna la causeuse et ces messieurs remuèrent des chaises; peu à peu on se reconnut. On s'épongeait le front et le visage et l'on ne trouvait rien à dire hormis la pesanteur de la température et l'énumération des différentes sortes de rafraîchissements que d'ailleurs on n'avait point. On décida d'aller manger des cerises dans l'arbre dès que le soleil serait un peu tombé.

Le vestibule était tapissé d'un papier à fond blanc parsemé de corbeilles et de guirlandes de roses: les meubles y étaient couverts de housses blanches; il y avait aux murs, accrochés, une gourde de chasse, des fouets, une lithographie de Napoléon III et une de l'impératrice Eugénie, entre des têtes de cerf. Septime vit réapparaître la jeune femme, dans la pénombre, au milieu de ce décor qu'il jugea charmant et tel qu'on n'en peut point trouver de meilleur à la campagne. Il se sentit si aise physiquement, dans cet intérieur frais, qu'il s'enhardit à parler et il fit remarquer l'odeur des pièces partout si différente, qui tenait souvent on ne savait trop à quoi et qu'il percevait si fort que, tout petit, on s'amusait à lui bander les yeux et à le promener par toute la maison pour lui faire dire où il se trouvait; il se trompait rarement. Madame Durosay n'avait jamais prêté attention à cela; pourtant elle avait beaucoup de goût pour les parfums.

– Il faut sentir, dit le docteur; on s'y devrait exercer comme à l'agilité des membres, car les odeurs sont un langage varié par quoi la nature nous parle et nous pénètre aussi bien que les tons et les nuances, ou les belles combinaisons des sons.

Il avait déjà prescrit des parfums à l'usage de madame Durosay, comme il eût fait des potions. Il les étudiait sur elle, et il voulait qu'elle s'imprégnât de celui qui lui serait agréable. Il fut enchanté de cette disposition naturelle chez Septime. Il voulut que la jeune femme lui donnât à sentir son mouchoir, en manière de divertissement, dit-il, et pour voir s'il reconnaîtrait l'essence. Son intention allait au delà. Septime s'approcha et se baissa vers la main qui tenait le mouchoir. Mais il fut si troublé qu'il ne savait plus tout d'un coup ce qu'il faisait là, et il aspirait, préoccupé de l'approche des doigts qu'il sentait près de sa bouche, en lui effleurant la joue; et il s'en retournait brusquement à sa place sans rien dire.

– Eh bien, qu'est-ce que c'est, monsieur Septime?

– Ah!.. c'est vrai, c'est… c'est… est-ce que ce n'est pas «la maréchale»?

C'était justement de la maréchale. On lui fit compliment avec force petits sous-entendus malins qui l'embarrassèrent.

– Mon Dieu, fit-il, je tiens cela tout simplement de papa qui a chez lui tous les parfums, non pour lui, car il n'en sent aucun; mais qui s'amuse à en changer à chaque session du conseil général pour faire parler ces messieurs.

Madame Durosay sourit. Le docteur trouva M. de Jallais, le père, plein d'esprit et dit que Septime le vaudrait assurément. Il parla de toutes les qualités qu'il croyait attachées à cette faculté du développement olfactif. Les artistes d'abord avaient tous un excellent nez; quant aux grands esprits, d'où venait donc l'expression populaire «avoir du nez», qui n'était pas si bête? On alla jusqu'à défendre les nobles dimensions de l'organe. Montesquieu qui était un philosophe et un écrivain admirable avait un grand nez, et Diderot, et combien d'autres; que dire de M. de Prébendes qui n'était retenu que par le dogme, mais possédait la plus subtile intelligence?

On en vint graduellement à parler des nez présents. Le docteur plaisanta avec aisance du sien qui était gros et rond et ressemblait, disait-il, à une pomme cuite qu'il aurait reçue par le beau milieu de la figure.

Madame Durosay et Septime l'avaient assez bien fait; mais rien n'est plus désagréable à certaines personnes que d'écouter parler même avantageusement de leur physique. Septime ne pouvait entendre un mot de cette sorte touchant sa physionomie ou sa taille sans rougir, et il excellait à trouver subitement une occupation qui l'éloignât ou détournât la conversation. Il s'aperçut que le mouchoir de madame Durosay était tombé à terre, et se précipita; le docteur aussi se précipita; Septime glissa, faillit s'étaler, mais, par le bond même, atteignit l'objet le premier et le tendit à la jeune femme. On rit. Une certaine familiarité naissait.

Malheureusement madame Durosay ne pouvait se retenir de se laisser aller au sommeil et on s'aperçut qu'elle s'endormait. C'est ainsi que les choses distrayantes et les conversations l'effleuraient à peine; dans l'instant que l'on croyait l'avoir saisie, elle vous passait entre les mains.

Sur le fond clair de la causeuse, et parmi les guirlandes de roses qui couraient aux murs, en sa chemisette de percaline et sa robe simple faite d'une cotonnade à gros carreaux rouges, comme des rideaux rustiques, elle formait un tableau joli et délicat. Le sommeil la pâlissait un peu, et ses cheveux noirs ondulés se boursouflaient en désordre jusqu'à presque couvrir les croissants d'ombre que dessinaient ses cils longs.

Grandier et Septime demeurèrent là quelques instants. On entendait au dehors, dans la chaleur, le bourdonnement des abeilles sur les massifs d'héliotropes, de dahlias et de pivoines, et, dans l'éventail clair qui s'ouvrait au plafond du point de jointure de la porte-fenêtre jusqu'au fond de la pièce, quand quelqu'un passait à pas lourds, un grand rayon d'ombre oscillait lentement. Le pilon s'était arrêté. Lespingrelet causait avec M. Durosay et les voix semblaient très lointaines. L'idée quasi inconsciente de la vibration lumineuse et brûlante du dehors, et l'opposition de cette ombre silencieuse et fraîche avaient un charme qu'ils recevaient et goûtaient l'un et l'autre à leur manière. Le docteur vit que Septime regardait la jeune femme ensommeillée et il dit:

– C'est la Belle au bois dormant…

Et Septime en souriant sentit que ses joues s'empourpraient. Grandier était heureux et plein d'espoir.

– Mon petit ami, dit-il en entraînant le jeune homme au dehors, il y a, n'est-ce pas, dans la vie, des moments trop délicieux. Monsieur l'abbé ne vous l'avouerait pas et c'est un tort puisque vous l'éprouvez; un précepteur ne doit sembler ignorer rien de ce qui peut passer par la tête ou les sens de son élève. Je ne crains pas de vous en parler, et non pour vous dire de les fuir, ce qui serait tout à fait gauche, car ils ornent votre sensibilité; mais pour vous apprendre à les savoir mesurer, à en profiter sans en être affaibli. J'aurais pu vous laisser dans cette ombre et devant d'aimables images; ainsi votre rêve se fût étiré en longueur sans s'augmenter en quoi que ce soit, et je préfère vous emmener vous mouvoir au soleil. Ne fuyez pas les moments ni les choses qui vous délectent, mais aussitôt charmé, souvenez-vous que vous avez quelque chose à faire, et allez à votre action qui sera tout imprégnée de votre belle minute de songe. Que votre rêve ne soit jamais inerte; c'est un bouquet de fleurs que vous prenez en partant et que vous respirez en vous livrant à vos petites affaires. Voici les raquettes et les balles, nous allons ôter nos paletots et d'un bout à l'autre de la pelouse, nous ferons décrire à nos énergies de belles trajectoires par-dessus les têtes de notre cher hôte et de monsieur Lespingrelet.

«Voilà, pensa Septime, un homme qui me plaît, car il vous dit des choses graves tout en ayant l'air de se moquer du ton pédant qu'on est obligé de prendre en ces matières, et il vous mène en chemin ouvert.»

Il avait jusqu'alors peu fréquenté le docteur, l'abbé ayant une sainte terreur de cet esprit impudique, irrespectueux et légèrement gouailleur qu'il jugeait de relations malsaines. Ce n'était que sur les instances réitérées de M. de Jallais le père qui voulait que son fils «eût du monde», qu'il s'était décidé à le laisser fréquenter chez madame Durosay, la femme, certes, qui pût lui donner les meilleures façons.

D'un coup, le docteur s'emparait de l'esprit du jeune homme par la clairvoyance qu'il avait de ses sensations les plus confuses, et il le lançait habilement dans la voie de la sensualité voluptueuse mais active, il le modelait d'un tour de pouce, en un objet de séduction tendre et émue, mais efficace; car il en voulait faire un amoureux dont le platonisme – inévitable, étant donné l'âge du héros, et les circonstances – ne serait qu'une qualité surajoutée à la folle ardeur juvénile. «Donc, se disait-il, me voici passé précepteur d'amour!» Et il ne songeait nullement à en sourire, comme l'eussent fait infailliblement beaucoup de personnes sottes.

Ces messieurs se mirent en bras de chemise et s'appliquèrent à lancer la balle à des hauteurs ou à des distances prodigieuses que Grandier atteignait par sa force, et Septime par cette adresse naturelle que l'on remarque souvent aux créatures destinées à l'amour. Le docteur prit un grand plaisir à le regarder s'animer et gagner de la grâce en ses mouvements. Il se demandait comment il n'avait pas connu plus tôt la précieuse nature de cet enfant.

Il y a des prédestinés; on sent très bien des hommes qui ne seront jamais aimés, et ceux qui le doivent être en ont des marques indéfinissables qu'un certain sens découvre, même d'homme à homme. Septime n'avait pas de beauté; mais il avait dans la tournure, le geste et le regard, ce charme spécial et discret qui peut passer inaperçu, mais, ici ou là, un beau jour, inopinément frappe à coups sûrs et profonds. Grandier avait remarqué en outre l'étrange et fort pouvoir des hommes qui manquent d'expansion et semblent s'enrichir et s'orner de tout ce qu'ils ne dépensent pas au dehors. L'instinct de curiosité des femmes va plus droit à ce léger mystère et il y est plus fortement retenu qu'aux qualités brillantes dont on a sitôt fait le tour. Il regardait le jeune homme s'échauffer et il s'enthousiasmait à mesure que se mêlaient et s'harmonisaient en cette jeunesse animée, tant de signes favorables à ses propres projets.

Le teint trop pâle de Septime se rosait; de minces filets bleus lui avivaient les tempes et sa chemise large ouverte montrait son cou gonflé. Il y avait plaisir à voir, sous le soleil, le désordre de ses cheveux dorés couronner cette fraîche adolescence. Grandier adorait l'heure que vivait cet enfant. La notion de la beauté, pensait-il, vient de naître en lui; inconsciemment, tout son être s'y conforme; l'allégresse actuelle de ses membres est un des rites du culte qu'il lui voue; il éprouve le besoin de ne plus se contenir parce qu'il l'a entrevue; en cet instant, quelqu'un saisit la vie… Grandier, qui s'exaltait aisément à tout signe de vitalité, continuait, non sans quelque emphase, la série de ses réflexions. Il aperçut que madame Durosay était venue et, respirant des fleurs de verveine, regardait, elle aussi, Septime égaré dans son ardeur. Lespingrelet se remit à danser et l'on alla s'asseoir à l'ombre et s'égayer à voir le pas du sacristain.

– Monsieur Septime, vous avez très chaud; vous allez prendre mal, dit madame Durosay, quand elle aperçut les perlettes de sueur au front du jeune homme, et elle s'apprêtait, de ce geste maternel, à lui plonger un doigt dans le dos par le col de la chemise. Quelque chose l'arrêta qu'elle ne sembla pas comprendre elle-même, mais qui lui brisa net le mouvement commencé, et elle en ressentit un imperceptible embarras. Les yeux de Septime, qu'il leva sur elle en cet instant, en furent peut-être la cause. Quoiqu'ils ne pussent assurément rien exprimer de précis, étant lourds au contraire d'une sentimentalité sensuelle, timide, inavouée, leur richesse profonde, inaffleurante encore, peut-être atteignait-elle justement l'instinct de la femme plus vivement que n'eût fait une parole claire. Elle n'osa même pas lui dire de boutonner son col. Il passa sa veste et, appuyé sur un coude, il regardait, essoufflé un peu, le bout pointu du petit soulier de madame Durosay étendue, trois doigts de bas noir sur le cou-de-pied et le bord de la robe à carreaux rouges qui le venaient frôler en un balancement léger.

M. Durosay grommelait que cette pelouse ne fût pas apprêtée; il n'admettait pas qu'étant venus pour une chose, on ne l'accomplît pas, ce qui pourtant arrive communément, et ne pouvant faire mieux pour cette partie de tennis, il la regrettait en des paroles pleines d'amertume. Il parla de changer Lespingrelet. On se récria. Au fond, cet homme à famille pullulante, malgré la vertu qu'il avait au point de vue de l'économie sociale, lui donnait parfois comme des nausées. On défendit Lespingrelet qui trépignait pour le moment d'une façon très distrayante.

En des minutes de silence, on voyait l'ombre des arbres s'allonger sur la pelouse, et une sorte d'atmosphère complaisante et attendrie, envelopper toutes choses, la chaleur tombée. Le bourdonnement des abeilles et des mouches s'était tu; d'autres petites bêtes grésillaient dans les herbes et les oiseaux se couchaient en grande chamaillerie. Septime perdait toutes les paroles prononcées pour suivre sans beaucoup de pensées le lent allongement de l'ombre qui, avec l'idée d'une chose très chère et proche, il ne savait comment, le comblaient d'un bien-être infini. Il ne souhaitait rien de plus, en vérité, que de regarder perpétuellement grandir cette ombre et être perpétuellement certain que la chère chose était là. Et puis, ne pas parler, grand Dieu! avoir le droit de ne pas parler, un de ces droits de l'homme auxquels la société n'a pas songé. Quand l'ombre fut au bout de la prairie, Lespingrelet s'en alla avec sa «demoiselle»; tous les oiseaux étaient casés, et la paix des champs endormis vint s'ajouter à la douceur de l'heure.

Septime s'aperçut tout à coup que ces messieurs s'en étaient allés et qu'il restait seul avec madame Durosay qui achevait, silencieuse, un ouvrage au crochet. Il eut une peur terrible et se leva d'un bond. Elle n'eut pas le temps de lui dire: «Monsieur Septime, qu'avez-vous donc?» Il avait déjà découvert qu'elle avait besoin d'une pelote de laine et lui-même avait laissé un mouchoir dans la poche de son pardessus. Il ne pouvait pas encore supporter d'être seul avec elle. Une terreur enfantine, un excessif amour-propre: la crainte ou de rester sans rien dire ou de parler gauchement, ou de dire, d'un coup, plus qu'il ne voulait ou ne pouvait dire, l'affolait; et, déjà, il courait vers la maison, maudissant à part lui sa sottise; et il se serait battu, pour manquer ainsi une occasion délicieuse. Mais il était à cet âge tendre de la vie, et à cette heure délicate de la passion, où les prémices seules peuvent être goûtées, tout ce qui va plus avant causant une commotion intolérable.

Cependant, comme il ne pouvait indéfiniment chercher cette pelote de laine, dont madame Durosay affirmait qu'elle n'avait pas besoin, ni ce mouchoir dans la poche du pardessus, il revint, et eut lieu bientôt d'observer que les hasards, qui sont mutins en certaines occasions, le sont parfois avec acharnement.

M. Durosay était de retour près de sa femme et annonçait que le docteur venant d'être appelé en consultation dans une ferme, le dîner en serait retardé; il fit remarquer bénévolement à Septime qu'il manquait de galanterie à laisser ainsi madame Durosay qui était peureuse dès le crépuscule. Le propos mit Septime mal à l'aise. Enfin, le notaire proposa d'aller en attendant faire un tour jusqu'au potager. Madame Durosay dit qu'elle n'aurait jamais la force.

– Offrez donc votre bras à madame Durosay, jeune homme, prononça le notaire; moi, je la soutiens de la droite comme il convient à l'époux; et allons, si le jour le permet, compter nos melons et nos poires.

En passant par des allées obstruées par des arbustes, on marcha sur de fines branches sèches qui craquaient et l'on dérangea des oiseaux qui voletèrent quasi sans bruit; madame Durosay poussait de petits cris. Sur un pont de bois qui enjambait un ruisseau, le choc sonore et sourd de leurs pas, la fit encore tressaillir: elle craignait surtout d'aller du côté de l'étang qui est trop triste, le soir; la moindre de ces petites choses lui coupait bras et jambes. «Bébête, bébête!» faisait M. Durosay, et il narrait des occasions critiques de sa vie où il n'avait pas tremblé.

On retrouva Lespingrelet flanqué de deux arrosoirs gros comme lui et inondant des plants de radis, de laitues, de petits pois et de choux-fleurs.

Il eut encore à parler à M. Durosay, qui, d'ailleurs, voulait voir des graines provenant de chez Vilmorin; on les aperçut bientôt l'un et l'autre à la porte d'une resserre aux grenages et aux outils, se soufflant dans les mains en creux où la semence éprouvée demeurait stable comme un sable lourd ou s'éparpillait voltigeante, pareille à une nuée de moucherons.

Septime gardait le bras de madame Durosay. Ils étaient dans une allée large et droite bordée de lavandes qui sentaient fort. Quand ils eurent fini de dire: «Voyez, ils se soufflent dans les mains à la porte de la resserre», l'allée de lavandes, large et droite, parut tout à coup à Septime immense, indéfinie, et telle qu'il serait épuisé sans doute avant d'en atteindre l'extrémité. Il eut chaud subitement. Une demi-obscurité enveloppait le jardin; il distingua les moindres bruits: la porte de la grille d'entrée à l'autre bout de l'enclos, que quelqu'un ouvrit et ferma, un chat qui rôdait parmi les massifs, et, très loin, le clic-clac d'une charrette sur un mauvais chemin et qui l'impatientait d'aller si péniblement, si lentement. Il se creusait la tête pour dire quelque chose de pas trop banal à la jeune femme dont la tiédeur à son bras le rendait stupide et muet. Il se roidissait, se voulait pincer au sang, fouetter. L'idée poignante que c'était là un moment unique dont son bonheur à venir pouvait dépendre, qu'il fallait qu'à cette minute il lui plût ou fût par elle définitivement jugé nul, le paralysait. Il ne s'imaginait point pouvoir survivre à une épreuve malheureuse de cette sorte. Et le temps coulait. Il ne disait rien.

Ils avançaient dans cette allée interminable bordée de lavandes. Au delà, il y avait des poiriers symétriquement plantés, et il se sentit la tentation de les compter; c'était une besogne qui s'imposait comme étant la plus sotte possible. Mesurer aussi l'intervalle des clic-clac de la charrette par rapport aux battements de son pouls qu'il percevait. Puis, l'embrouillement de mille idées, baroques, heurtées, confuses, troubles à ne pas en pêcher une décente; et il ouvrait de grands yeux égarés sur la large allée droite, qui n'en finissait pas et se perdait dans l'ombre.

Le docteur fut tout à coup près d'eux, émergeant de la nuit. Septime, au lieu de bénir sa venue comme celle d'un sauveur, en éprouva un désespoir si violent que ses jambes vacillèrent et il se penchait vers la haute bordure de lavande et en arrachait des brins durs et résistants, se préparant une excuse, un prétexte quelconque, s'il venait à tomber, comme il le redouta. Les personnes douées d'un fort amour-propre et, en même temps, d'une grande sensibilité, ne s'étonneront pas de cette complexité et de ces infinies prévoyances à la minute du plus violent trouble. L'arrivée du docteur clôturait pour le pauvre enfant la période qu'il s'était donnée comme essentielle et dont il ne devait sortir que bienheureux ou condamné. Et il n'avait pas ouvert la bouche; elle, sans doute, avait attendu qu'il eût la politesse de le faire et était demeurée muette. Ah! s'il se fût agi d'être poli, comme aisément il s'en fût tiré! Mais il avait eu cette envie soudaine, pressée, ardente et irrésistible de plaire, de plaire d'un coup, d'être certain tout de suite qu'on a plu, envie terrible que beaucoup de jeunes âmes passionnées et sans expérience ont connue, et par quoi, souvent, elles furent empoisonnées. Peu à peu, il lâchait le bras de madame Durosay; il se disait: «Quand je ne la sentirai plus, je m'enfuirai ou je tomberai là; et si je ne meurs pas du coup, ce sera ce soir, je sais bien, dans l'eau, là, pas loin…» Et comme il se représentait la vilaine eau de l'étang aperçue tout à l'heure, où les feuilles de nénuphars formaient de larges plaques obscures, de vraies fleurs de désespérés, il sentit que doucement la jeune femme, elle-même, reprenait son bras et lui donnait à nouveau sa pression tiède et légère, et elle dit:

– Mais non, monsieur Septime, vous donnez très bien le bras, ne vous en allez donc pas; j'aime me promener avec vous…

Il crut qu'elle lui parlait d'au delà de la mort; il eut envie de pleurer; s'il avait voulu prononcer une parole, elle se fût étranglée dans sa gorge. Un extraordinaire besoin de tendresse lui souleva la poitrine, le suffoqua. Le docteur heureusement parlait. L'écoutait-elle? Quelle était, à elle, à cette heure, sa pensée? La nuit était partout répandue, et, pour les âmes émues, modifiait la figure des choses.

Le Médecin des Dames de Néans

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