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LE MÉDECIN DES DAMES DE NÉANS
II

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Les dames de Néans étaient sujettes à un mal singulier.

Cela ne se remarquait point; les maris n'en avaient cure; elles-mêmes n'y prenaient garde, et le docteur Grandier n'avait, dans ses trente années d'exercice, rédigé d'ordonnance à ce propos. Comme un cas curieux qui vient à se multiplier, le phénomène se perdait dans le nombre des phénomènes analogues; endémique, il passait inaperçu; et d'ailleurs, anodin la plupart du temps, au point de vue de la santé essentielle, il se noyait dans la banalité. Seuls, quelques étrangers passant par la petite ville, des Parisiens en villégiature et un vaudevilliste observateur (n'est-ce pas le nommer?) avaient été surpris de la relative particularité, et, entre eux, stigmatisaient un type d'humanité, comme on le fait en disant par exemple: les sourds, les paralytiques, ou bien: les femmes de Taïti, quand ils prononçaient: les dames de Néans.

Rien d'irrévérencieux, en tout cas, dans cette expression. Les dames de Néans étaient les plus honorables personnes de la chrétienté, ceci n'est pas douteux, car nul n'eût pu se flatter de les avoir vues commettre quoi que ce fût contrairement à la bienséance. C'était un centre de mœurs renommées. M. l'abbé de Prébendes, qui était des meilleures familles d'Anjou, l'avait choisi comme une oasis où ménager sa santé chétive parmi de la vertu; et du temps qu'il y eut une éclosion de jeunes filles, on s'y souvient encore que l'essaim entier approvisionna la magistrature.

Il arrivait, à Néans, juste à propos de cet essaim de demoiselles, que la société se renouvelait, périclitait, s'éteignait quasiment tout entière, toujours à peu près en même temps, avec un ensemble aussi remarquable que si M. le maire eût réglé tout cela par arrêté municipal. De sorte que des époques présentaient des dames de Néans tout frais arrivées, inacclimatées encore, pépiantes, gazouillantes, de leur jeunesse, de leurs différentes origines, animées par leur bariolage même et leur diversité. Il est curieux que dans une période de quatre ou cinq années tout au plus, le médecin, le notaire, le greffier, le receveur des contributions, le percepteur et l'agent voyer se trouvent précisément en situation et en goût de chercher femme. J'aimerais savoir si de semblables occurrences se présentent en d'autres petites villes; mais pour Néans c'était ainsi. Et vous pouviez après cela demeurer vingt-cinq, trente années à Néans et n'y voir que des maturités, les unes prenant corps et poids, bedonnant à l'envi, les autres se ratatinant, se desséchant, réduisant chaque jour d'une mesure apparente leur petit volume sous le châle et leur maigre place dans le monde. Quand le temps d'une nouvelle génération était venu, les vénérables dames en étaient arrivées à rien; les grasses ne bougeaient plus; les sèches vous passaient à côté en allant à l'église, trottinantes et si menues que vous n'eussiez pas osé affirmer avoir croisé quelqu'un.

Ce que nos Parisiens en villégiature ou notre vaudevilliste observateur entendaient par «les dames de Néans», ne le cherchez pas durant les quelques premières années de ces renouvellements où la composition panachée de la petite société pouvait offrir l'occasion de faire des remarques dans ce genre: «Tiens! tiens! mais on dirait que Néans se remue! Vous ne sauriez croire ce qu'on a bavardé chez les Legrès, c'est un petit ménage qui ne peut se passer d'aller une fois par an à Paris et deux fois aux Folies-Bergère!.. Et les Gandin? Avez-vous vu le petit buggy qu'ils ont fait faire à Châtellerault? Ma chère, ils vont sur la route du Grand-Pressigny comme on va à Longchamps… Il paraît que la petite monte à ravir! ça va être délicieux!» Les Legrès n'ont pas continué d'aller aux Folies-Bergère, ni les Gandin de se promener en buggy ou à cheval. Ceux-ci, bon gré mal gré, ont dû cesser leur train sous peine d'avoir tout le monde à dos, ces mœurs élégantes n'étant point inscrites aux coutumes de la bourgeoisie. Ceux-là, d'eux-mêmes, au bout de deux années, jugeaient fastidieux de faire leur petite valise et d'aller se fatiguer à voir, durant trois jours à Paris, ce qu'un Parisien met six mois à ne pas achever de parcourir; ils ont été quelquefois à Saumur, à Tours et jusqu'à Amboise, puis tout ce qui dépassait l'horizon de Néans leur a paru peu à peu sous l'aspect d'une grande vanité, et le bavardage même a cessé faute d'aliment. Tout ce qui différenciait ces couples neufs et leur donnait ce panaché si aimable s'est éteint comme une fresque sous la pluie; le penchant à l'activité a été paralysé par le commentaire de la rue; ces messieurs encore vont à leurs occupations, se détestent et se déchiquettent, mais ces dames sont par convenance, puis par habitude, incolores et assoupies.

Que l'on se figure des oiseaux rares d'assez joli plumage, enclos en une cage où souffle à perpétuité une brise toujours égale. Que le souffle désespérant de l'égale brise fasse peu à peu tomber les plumes des oiseaux, que chaque nouvel oiseau mis en cage soit, de mémoire d'oiseau, condamné à laisser choir sa parure: ni le petit qui se déplume, ni les déjà déplumés ne donneront attention à la mésaventure; parce que cela met à nu tout le monde des oiseaux, on sera, sans arrière-pensée aucune, de pauvres oiseaux tout nus.

Les dames de Néans, quant à leur manière d'être, étaient un peu pareilles à ces oiseaux.

Cet enjouement, cette grâce alerte, cette mobilité, cette curieuse flamme sans cesse vacillante qui épand jusqu'au loin ses vibrations chaudes, son atmosphère d'aise où facilement on sourit, qui est on ne sait trop quoi, mais qui est cet étrange mouvement: la vie; tel avait été leur plumage. Mais non! on ne sait pas de quoi cela est fait; et qu'importe? Il y a des personnes qui vivent intérieurement, d'autres, tout au dehors, et répandant un charme égal. Il y a aussi des gens que vous croisez dans la rue, que vous recevez à votre table, qui sont jeunes ou vieux, et qui sont morts. L'humanité que les livres officiels enregistrent comme peuplant le globe, et se donnent la peine d'étiqueter comme des valeurs, pourrait fort bien être déjà divisée en vivants et en trépassés. Les uns, qui, par une vertu spéciale trouvent, créent, ont le pouvoir d'accroître tout ce qui passe par leurs mains ou par leur esprit; les autres, stériles, atones, dénués même d'une résonance sous le choc, véritables cloches fêlées dérisoirement suspendues. Il n'est plus besoin de dire qu'il y avait à Néans des cloches en pitoyable état de fêlure, et de pauvres femmes qui n'eussent guère été plus avancées ayant franchi le saut fatal.

Était-ce l'air de Néans? ou bien cela se peut-il produire en d'autres endroits où la continuité des mêmes occupations, la vue des mêmes visages, le secours toujours même des mêmes paroles échangées, les mêmes endroits chaque jour parcourus, la prévision à peu près infaillible du lendemain, de la semaine et de l'an prochains, l'inanition d'un cerveau qui a besoin de fantaisie, enfin la terrible monotonie, baignent les femmes d'une atmosphère de si fade saveur, qu'une petite mort se produit en elles, la mort de leurs désirs, de leurs caprices, de tout ce qui, satisfait ou non, produit ces hauts et ces bas, ces plaisirs et ces chagrins, ce va-et-vient qui fait l'être vivant.

Mais quoi! dira-t-on, dans quel désert inaccessible même aux chemins de fer départementaux, gît votre nécropole de Néans puisque nous ne passâmes jamais en endroit si momifié? Permettez: deux trains montants et deux descendants, sans compter ceux de marchandises, traversent Néans chaque jour tout ras le jardin du presbytère où loge M. l'abbé de Prébendes et son élève Septime, à côté du vénérable curé doyen. On délivre quotidiennement à la gare de Néans une douzaine de billets entre le lever et le coucher du soleil, ce qui signale un certain transit, un mouvement appréciable. Je me suis bien gardé de dire que Néans fût un champ de repos. Vous n'y auriez pas mis le pied que la vue seule des rubans verts de mademoiselle Hubertine la Hotte, flottants, papillonnants, en vibrante auréole autour du parchemin de sa face, durant qu'elle va de son petit trot sec à l'église faire ses dévotions ou chez mesdemoiselles Mistouflet ses cancans, que j'en serais pour mon démenti. Il faut être tout à fait comme il faut pour être mort à Néans; mais quiconque est bien élevé ne se hasarderait à donner signe de vie. Les véritables dames de Néans sont celles de la société, qui ne se mêlent point à plus petit que soi et qui, trop peu nombreuses pour se lier entre elles sans monotonie, gisent en la solitude du home. Mademoiselle Hubertine la Hotte et mesdemoiselles Mistouflet, par leur édifiante piété autant que par l'aisance et le bien informé de leur parole, sont l'âme d'un monde à Néans, qui n'est ni le suprême, ni le commun, mais qui a le singulier privilège de se frotter à l'un et à l'autre, de la façon que va la mouche, par exemple, sur les objets les plus médiocres et sur le délicat pétale de la rose. Ce qui vit et bourdonne à Néans, cela est triste à dire et quasi paradoxal quand il s'agit d'une société si fortement assise sur des principes; c'est précisément ce que cette société ne qualifie pas, ce qui n'a pas de rang assigné, ce qui nage entre deux eaux, ce qui fleure encore la fadasse odeur des grains, ou la capiteuse de la morue et en imprègne le mobilier de son salon de reps ou de velours où l'on rougit de recevoir madame Radichon, la mercière, et même madame Penilleau, dont le mari est cependant huissier, et de ne pas recevoir madame Duperrier, madame Cotton, madame Durosay, madame Gandin et madame Legrès, qui vous adressent cependant – mais dans la rue, – de petits bonjours si aimables. Ce monde est si essentiellement intermédiaire, inclassé, qu'il est, si j'ose m'exprimer ainsi, sans sexe, et composé presque uniquement de demoiselles d'un certain âge. S'il vous arriva de passer à Néans, c'est ce monde-là qui vous fit illusion. Le reste dort.

Le Médecin des Dames de Néans

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