Читать книгу La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung - Рихард Вагнер - Страница 11
I
ОглавлениеLe poème du Nibelunge-nôt n'est point l'œuvre de tel ou tel. Tout au plus a-t-on cru pouvoir identifier en Henri d'Ofterdingen, qui aurait vécu au XIIIe siècle, le définitif compilateur des Chants qui le composent[140-1]. Cette identité importe peu, d'ailleurs. Quels sont, plutôt, les événements qui constituent la substance historique de cette épopée?—Trois groupes de traditions s'y ressortissent à l'activité des trois principales figures du poème: Siegfried, Gunther, Théodoric (sans parler d'Attila). Avec Siegfried, les traditions des Francs-Saliens; avec Gunther, celles des Burgundes; celles des Goths, avec Théodoric.
Il n'y a guère, toutefois, que la tradition burgunde que l'on puisse étudier historiquement; mais cela suffit, puisque l'événement qu'elle rapporte,—la destruction du premier royaume de Bourgogne par les Huns (436),—est capital dans le poème.
Cette constatation est basée sur un passage de la Chronique de Prosper Aquitanus, prêtre au ve siècle, et ami de saint Augustin:
«Eodem tempore Gundicarium Burgundionum regem, inter Gallias habitantem, Ætius bello obtrivit pacemque ei supplicanti dedit, quâ non diù potitus est, siquidem illum Chuni cum populo suo ac stirpe deleverunt.»
Ce Gundicaire,—le Gunther des Nibelungen,—entra en Gaule au commencement du Ve siècle; il s'empara du territoire compris entre le Rhin et les Alpes, et c'est en 436 qu'il périt dans une grande bataille livrée aux Huns sur les bords du Rhin.
Vicissitude fortuite dans ce chaotique drame des Invasions. Mais un souvenir s'en fit, plus tragique que l'événement même, et qui, toujours grandi, aboutit à l'épopée des Nibelungen[141-1]. C'est que la bataille des Champs-Catalauniques, la plus grande bataille de toute l'époque des Invasions, vint par là-dessus, et l'impression inouïe qu'elle laissa,—cette monstrueuse mêlée de tous les peuples, cette manière de Leipsick fauve et nue,—se répandit, par récurrence, sur les événements antérieurs comme sur ceux qui suivirent, et les rougit du même flamboiement.
Ce fut, ensuite, un vaste envol de légendes, de chants,—le cycle épique de l'invasion d'Attila; cycle né dans les rumeurs de la cavalerie hunnique, rythmé du choc des boucliers sur les Champs Catalauniens, partout épandu..., mais qui, peu à peu, se localisa suivant des conditions, que volontiers essayerions-nous, en passant, de déterminer.—Le sujet principal n'est plus, dès lors, l'invasion d'Attila, la chute de l'empire romain; bien que tout craquant du symbole de cette immense catastrophe, le cycle se limite à une des circonstances de cette invasion, à un événement restreint, mais aussi plus vivant peut-être, plus spontanément dramatique, parce qu'il est moins systématique: l'anéantissement du premier royaume de Bourgogne. Et tout le tragique est reporté, accumulé, sur cette circonstance particulière.
Il est certain qu'il existait déjà, avant l'invasion d'Attila en Gaule, une légende sur la mort de Gundicaire. Mais après Attila, parmi la pleine épouvante du temps, cette légende sanglante se développa à l'infini. Elle fut comme un thème où chacun mit son âme douloureuse. C'est même, sans doute, pour cela, c'est dans cette sensation de chaos, que Prosper Aquitanus, relatant l'événement, force la note, va jusqu'à écrire que le roi Burgunde fut exterminé avec son peuple et sa race, «cum populo suo ac stirpe». Réminiscence, évidemment, réminiscence effarée, dans cette oreille latine, de quelque abrupt poème, de quelque farouche saga entendue, déjà presque fixée dans la forme des lieder forcenés qui clament, à la fin du Nibelunge-nôt, l'entr'égorgement des Huns, des Burgundes et des Amelungen; mais erreur d'histoire, ou, du moins, exagération propre à entraîner à une erreur d'histoire (car Aquitanus, personnellement, s'embarrassa fort peu, semble-t-il, de connaître la suite des affaires de Gunther), attendu que Gunther eut pour successeur son fils Gundiok, lequel régna jusqu'en 463, et, en mourant, partagea ses états entre ses quatre fils: Chilpéric, Gondemar, Gondebaud et Godégésile. Gondebaud, ayant déposé ses trois frères, régna seul. La Burgundie sous lui serait, semble-t-il, redevenue puissante. La Loi Gombette, promulguée à Lyon par Gondebaud, et dont maintes dispositions sont empruntées au Code Théodosien, établit, entre autres choses, que les Burgundes laisseront aux vaincus le tiers, au moins, des terres conquises, et elle accorde aux Romains les mêmes droits qu'au peuple vainqueur. Cela implique une grande force.
Fait important: C'est dans cette Loi qu'est consignée la généalogie de la première dynastie burgunde. On y retrouve les noms des rois et princes burgundes chantés dans les Nibelungen et dans l'Edda: Gibico[143-1], qui est Giuki, père de Gunther, Gundahar qui est Gunther, Gislahar et Godomar pour Giselher et Gernôt, frères de Gunther[143-2].
Or, il est permis d'inférer de cette particularité qu'au moment où les noms des vieux rois et princes de Burgundie figuraient, pour la première fois, dans un Code promulgué par un de leurs descendants, les souvenirs, les légendes, les traditions qui leur étaient attachées, bénéficiaient d'une telle lumière, surgissaient, augmentées des impressions laissées par tout ce qui s'était accompli depuis. La mort de Gunther, par exemple, ne fut plus une catastrophe fortuite parmi les ruines du sillage d'Attila; mais toute l'invasion s'épanouit dans ce désastre, toutes les flammes et les écroulements de la dévastation hunnique emplissent ce champ de bataille des bords du Rhin, où tomba le valeureux Gunther.
Ce grand mouvement des invasions, cette rumeur immense de vie barbare aboutissait partout, aux formes exaltées, apocalyptiques, de sa propre tradition. Devant Basine prédisant à Chilpéric la décadence de la race mérovingienne, on songe à Brünnhilde, lorsqu'elle dévoile à Sigurd le sanglant avenir du Héros.
Ce serait du règne de Gondebaud, apparemment, qu'il faudrait dater le cycle chanté (non point écrit) des sagas burgundes.
Ces chants, probablement, figuraient au nombre des sagas germaniques que Charlemagne fit recueillir, en si grand nombre. Vraisemblable, parmi cette époque passionnée, au travers de tant de batailles.—Puis, des voûtes, du silence, le vieux cri de guerre des Barbaries évanoui; une grande douleur, une grande victime, une âme désespérée; un crépuscule tombant sur cet éclat d'épées: Louis le Pieux. Il n'aimait guère ces bardits tonitruants qui avaient fait la joie de son père.—Et qui s'improvisa, faute de lui, conservateur de ces âpres légendes? Nul autre que le clergé monastique, le dur clergé monastique d'alors, qui arma Lothaire contre son père. Par zèle studieux? Plutôt par une sorte de jouissance que devaient trouver à fixer ces farouches évocations tous ces Moines guerriers, de sang germanique, qui, souvent, avaient pour abbés des princes d'empire et passaient, sans s'en émouvoir, des cellules du monastère aux tentes du champ de bataille. L'origine des collections bénédictines? des compilations enfiévrées d'un fatras de vieux poèmes frustes et tonnants! Les sagas burgundes furent, comme tant d'autres, recensées dans les couvents[144-1].
Mais avant d'examiner cette phase de la formation du cycle des Nibelungen, où les chants qui le composent sont recueillis, recensés,—et remaniés, verrons-nous, par les Moines, il nous faut dire, vite, quelques mots,—peu intéressants,—des identifications historiques tentées, jusqu'à présent, à l'égard de Siegfried et Dietrich (Théodoric).
Que n'a-t-on pas combiné pour estampiller d'archéologie Siegfried! L'Art de vérifier les dates, tout entier, a fait nombre de sauts périlleux, sans pouvoir jamais retomber sur cette date chimérique, enfouie au fond de la légende! On a voulu voir en Siegfried le Sigebert mérovingien. Comme Siegfried, Sigebert vainquit Saxons et Danois.—«Il les dompta par la force, cet homme si beau! Le roi Liùdger doit en souffrir le dommage, ainsi que son frère Liùdgast, du pays des Sahsen (Nibelungen, IV).» Sigebert était Roi d'Austrasie: or, la capitale du Royaume de Siegfried, selon le poème, Santen, près du Rhin, se trouvait, par conséquent, en Austrasie; et il est certain, d'autre part, que, même avant les rois mérovingiens, à l'époque où Santen était une colonie romaine, les Francs-Saliens, à la tribu desquels Siegfried aurait appartenu, selon une autre hypothèse, étaient établis déjà dans cette contrée, puisque Julien, leur ayant vainement représenté qu'ils y usurpaient le territoire des empereurs, fut tenu de les en chasser. Outre cet argument, l'on n'a pas manqué d'établir une correspondance entre les querelles de Frédégonde et de Brunehaut et celles de Kriemhilt et de Brünnhild. Comme Sigebert, dans l'Histoire, Siegfried, dans le poème, est victime de ces querelles. Sigebert est assassiné comme il allait s'emparer de Tournay, refuge de son rival Chilpéric. Ainsi Gunther se félicite de la mort de Siegfried, dont la puissance menaçait la sienne. Il est certain que la célèbre rivalité de Frédégonde et de Brunehaut a eu sa légende, laquelle a pu se mêler, après coup, aux traditions burgundes. Mais ces identifications, même plus étroites, n'en demeureraient pas moins stériles, attendu que jamais on ne pourra vérifier historiquement les rapports de Siegfried avec les Burgundes du temps de Gunther, puisque, à l'époque de Sigebert, Gunther n'existait plus.
Aussi cette fameuse figure gravée (jadis, Cf. Montfaucon; la figure actuelle n'est pas authentique) sur le tombeau de Sigebert, à Saint-Médard de Soissons, et qui représente ce roi, les pieds sur un dragon. L'on a cru y voir un souvenir du mythe de Siegfried vainqueur de Fafner. La même figure se retrouve dans l'église de Santen, et l'on pourrait certainement, avec un peu de recherche, en indiquer ailleurs d'autres exemplaires. Mais que prouve cela, sinon que ce mythe scandinave du Dragon terrassé, ne heurtant point les idées du Christianisme, qui, lui-même, a son saint Michel vainqueur du Dragon, s'était conservé plus longtemps que les autres mythes, et était devenu comme un symbole de vaillance, de lieutenance divine. Ce symbole je le retrouve en d'autres personnages, avec qui jamais pourtant on ne songea à identifier Siegfried; ainsi: le Fléau-de-Dieu; et Théodoric dont le nom signifie: Combattant-de-Dieu.
Enfin une tradition norvégienne,—que, d'ailleurs, l'on ne peut guère prendre plus au sérieux que les hypothèses concernant l'identification du Héros des Nibelungen avec Sigebert Ier d'Austrasie (mais deux improbabilités se valent),—viendrait contredire le système ci-dessus rapporté. En effet, suivant ces dernières données, Siegfried, ou plutôt Sigurd, aurait vécu en Norvège, vers le commencement du IXe siècle, puisque le iarl Ragnar Lodbrog, qui y régnait alors, épousa, en secondes noces, une certaine Aslaug, (ou Kraka) «qu'il crut, longtemps, la fille d'un simple pêcheur, mais qui avait eu, pour père, Sigurd Fahnericida et Brynnhilda pour mère[147-1].» Une saga attribue même à Ragnar Lodbrog la victoire sur le Dragon! Il y eut, dans les pays norvégiens, une manière de dynastie de Sigurd[147-2], etc.
Le Siegfried germanique serait cependant antérieur au Sigurd scandinave. Lachmann et W. Grimm en font un Chef d'une tribu de Francs-Saliens. Dans les Nibelungen, les terres de Siegfried sont, comme on a vu, situées dans le pays qu'occupaient les Francs-Saliens. A quel moment aurait-il vécu parmi eux? A une époque très reculée certainement, puisque, aussi haut qu'on remonte, on retrouve Santen comme colonie romaine (Colonia Trajana, et aussi Tricesimæ). Le récit fait par Ammien-Marcellin de la lutte que Julien engagea avec eux, et qui les fit connaître, ne fournit aucun indice sur Siegfried. Si donc Siegfried a vécu parmi les Francs-Saliens, c'est à l'époque héroïque, quasi-fabuleuse, où ces tribus erraient, sans autres annales que les Chants de leurs Skaldes, des solitudes du Rhin aux brumeux rivages de la mer du Nord. Dans ces conditions, on ne peut guère plus en savoir historiquement sur le Héros germanique, que, par exemple, sur les rois danois de la mythique dynastie Skioldungienne.
Quelques mots sur Théodoric et nous avons fini ce fastidieux inventaire des données, positivement ou hypothétiquement historiques, incluses dans le poème des Nibelungen. Au vrai, nous pourrions arrêter ici même cet exposé, car, en fait, aucune relation n'a jamais existé entre le cycle des Nibelungen et l'histoire de Théodoric, lequel est le Dietrich du poème. La catastrophe de Gunther eut lieu en 436, bien avant la naissance de Théodoric (455).—Mais le roi des Ostrogoths étant, après Attila, la plus grande figure du Ve siècle, les traditions épiques le concernant se seront invinciblement liées, en dépit de l'écart de date, à celles qui se sont groupées autour de l'invasion d'Attila. Il serait assez possible que ces traditions aient pris, dans le poème des Nibelungen, la place d'une saga, également gothique, mais bien antérieure: la saga d'Hermanaric[148-1], (qui fut vaincu par les Huns), saga dont nul souvenir ne subsista dans la rédaction définitive des Nibelungen, mais que l'on retrouve, à deux reprises, dans les Eddas[148-2], lesquelles contiennent comme la matière brute, façonnée et ordonnée (trop bien ordonnée!) dans l'épopée germanique. Le souvenir de Théodoric, plus glorieux, aura remplacé celui d'Hermanaric, figure brumeuse de Barbare immémorial, sombrée obscurément, sans éclair de framée, dans l'insondable flot des Huns. L'exemple de ces substitutions se rencontre dans toutes les épopées naturelles, notamment dans la Chanson de Roland, où les authentiques Gascons de Roncevaux font place, en définitive, aux Sarrasins, mieux légendaires.
Voici, maintenant, le moment de silence, où tous ces chants épiques, après avoir quelque temps flotté comme une âme solitaire, enfouirent dans l'asile des couvents le triste et fier souvenir des vieilles Barbaries[149-1]. Le retentissement des boucliers se perdit au fond des absides; le Bardit devint cantilène et l'orgue ensevelit l'âpre cri des batailles.
Et pourtant! elle fut longue à mourir, cette vaste clameur. Ces Moines mêmes, que sentirent-ils, tout d'abord, dans ces Chants de jadis, qui les pût captiver? C'est qu'ils s'y miraient, eux-mêmes, en ces côtés de rudesse et d'impétuosité barbares que la discipline canonique avait mal réprimés en eux. Cet effrènement, ces sursauts de race, je les retrouve dans la virulence des anciennes excommunications! La loi d'excommunication est, sans nul doute, d'origine latine; elle est la forme nouvelle et morale du bannissement romain: ni feu, ni eau. Mais cette loi, pour avoir force, trouva, dans les moyens du clergé, mieux que les juridictions impassiblement systématiques de l'ancien monde: la fougue aussi du monde nouveau, du Nord purifiant l'univers.
Les Chants du Nord, tout pleins de cette fougue, n'eussent guère été modifiés par les Moines, lorsque ceux-ci les compilèrent, si ce travail ne se fût fait en vue de certaines fins que nous allons constater. Car si bien des raisons s'accordaient à conserver à ces chants, à travers toutes les vicissitudes, leur style d'authenticité, des influences latines, d'autre part, agissant invinciblement, ne tardèrent point à altérer cette physionomie première.
De ces influences latines, voici ce qu'assez judicieusement on pourrait penser, semble-t-il. Charlemagne tente l'unité politique; son œuvre ne lui survit pas. Mais, lui disparu, les Moines et les Evêques font l'unité religieuse. Benoit d'Aniane réforme le Monachisme; Hincmar fonde une manière d'Eglise gallicane. En raison de l'affaiblissement de l'activité civile, ou plutôt militaire, croit l'autorité ecclésiastique. Cette tradition romaine que Charlemagne a renouvelée, c'est le clergé qui en hérite.—«Hincmar considère l'empire de Charlemagne comme la continuation de l'empire romain. Cependant, et bien qu'il fût imbu des avantages de l'unité politique, telle que le monde l'avait connue sous Charlemagne, il paraît s'être résigné facilement à la voir disparaître sous les fils de Louis le Débonnaire, comptant que le règne universel de l'Eglise suffirait pour maintenir au moins l'unité idéale de la Société Carolingienne[150-1].» Et cette unité ne fut pas qu'idéale: elle s'attesta foncièrement[150-2]. Or, la conviction que «le règne universel de l'Eglise» maintiendra l'unité de la Société Carlovingienne inspire au clergé une sorte d'œuvre de réorganisation latine[150-3]. Car d'où tirer que de la vieille tradition latine, romaine, un concept de domination universelle?
Certes, c'est ici raisonner bien systématiquement; mais la vie intime, nerveuse,—impénétrable hélas! à un aussi bref, et, en effet, sèchement systématique examen,—se ressentait de ces dispositions générales. Non du peuple, inconscient encore, disséminé, que je dis: vie nerveuse, mais du clergé, dont les œuvres l'exprimaient, cette vie, dont les occupations la racontaient. Là, elle aboutit à des manières d'être concrètes, à des aspects, à de la forme, à du style.
Le souffle de latinité qui revient du Midi, comme aux plus beaux jours de l'âge gallo-romain, anime savamment cette intime, nerveuse vie monastique, fine et puissante, réorganisée par saint Benoit d'Aniane, par lui préparée à recevoir un tel souffle!
Excepté Jean Scott Erigène, si l'immortel effluve oriental de sapience ne suscite pas encore de grands théologiens, déjà apparaissent les grands canonistes: Hincmar, Benoit d'Aniane. C'est cet effluve qui caresse l'imaginative du Moine de St-Gall, des premiers poètes de la Table-Ronde et du Saint-Graal: c'est lui qui inspirera Gerbert, et Abbon, et Hucbald, le fondateur de la grande école de Reims, et Bernon, et saint Odon, l'un fondateur, l'autre réformateur de Cluny, etc.
Une chose qui frappe, dans les événements de ce temps, c'est ce penchant des hommes à chercher dans les traditions sacrées des analogies avec leurs propres situations. Atterré par la dévastation northmanne, Charles le Simple fait souscrire un Concile qui sanctionne un capitulaire qui n'est qu'une paraphrase d'un passage de l'Écriture: «Nous voyons de nos yeux ce que le prophète a prédit autrefois: Les étrangers dévoreront votre pays devant vous, etc.»—Plus tard, parmi l'épouvantement de l'An Mil, Henri II, empereur d'Allemagne, se réfugie dans le monastère de Saint-Vanne, s'écriant, avec l'Ecclésiaste: «Voici le lieu de repos que j'ai choisi et mon habitation aux siècles des siècles!»—Pourquoi cette évocation continuelle, spontanée, sans nul apprêt déclamatoire, inconsciente d'être lyrique, et par qui le Présent se mire si rêveusement dans le Passé?—C'est que l'influence traditionniste du clergé est devenue immense. Et nous avons vu que cette tradition est surtout latine.
Dans ces monastères pleins des nimbes de la Légende dorée que pouvait-il advenir des vieux chants barbares du Nord?—Lourds des armes qui conquirent l'Empire romain, les Héros germaniques entrèrent, eux aussi, dans le rayonnement de cette Légende. Le Moyen Age alors put confondre Siegfried avec saint Victor. Ces frustes apparitions, dégagées à peine du remous des migrations barbares, les Moines les vêtirent de tout un anachronique clinquant de chapes, de missels et d'auréolements. Peu s'en fallut, sans doute, que la légende[152-1] primitive des Nibelungen ne tournât totalement à quelque épopée latine du goût de l'Alexandre Chevalier. Ce que la Latinité chrétienne avait fait pour l'Orient héroïque, elle le pouvait faire pour l'Occident épique. Saint Martin et saint Georges portaient casques et cnémides, non du centurion du IVe siècle que fut, en effet, le premier, mais un casque et des cnémides, tout à fait homériques, d'Achille ou d'Hector. Ulysse, retiré à la cour des rois de Castille, richomme autant qu'un Cid, guerroyait contre le Maure, cependant que Hartus, le vieux pendragon celtique des bardes païens, maintenant, à la tête des Vingt-Quatre de la Table-Ronde, partait à la conquête du Saint-Graal.
Dans le Nibelunge-nôt le remaniement n'est pas aussi radical; il y a addition de nuances plutôt que superposition de faits. Une interpolation très apparente, cependant, c'est celle d'un des grands événements du Xe siècle, ou plutôt du souvenir de cet événement, abouté là, bon gré mal gré, en plein Ve siècle: la conversion des Hongrois au christianisme, sous leur duc Geysa. Les Moines jettent tout bonnement à travers le poème l'auteur de cette conversion: l'évêque Pilgerin de Passau; ils en font l'oncle de Brunnhild. La Walküre, nièce d'un évêque!—Si j'avais été à la place des Moines, j'aurais plutôt mentionné saint Anschaire, l'apôtre des Scandinaves, au IXe siècle.—C'eût été plus logique.—Mais voilà: toute la chrétienté en parlait, de cette conversion des Hongrois. Sylvestre II décernait le titre de roi à Étienne le Saint, fils de Geysa, et qui achevait l'œuvre commencée par l'évêque Pilgerin. Comment passer tant de choses sous silence.
Arrivèrent, ensuite, les Minnesänger, les Troubadours, avec tout le brocart de l'ère du gothique rayonnant. Ils remplacèrent, sur le heaume des héros, les ailes des casques barbares par le cimier de la Chevalerie; ils gonflèrent au-dessus des Hordes les bannières et les oriflammes, et le tourbillonnement des migrations s'arrangea en belles ordonnances de tournois.—Nous sommes à Worms, sur le Rhin, en plein XIIIe siècle, au plus beau moment de cette manière de Renaissance que suscita le zèle artistique de Frédéric II de Hohenstaufen. Du reste le pittoresque chevaleresque se trouve, çà et là, d'accord avec le vieux poème. Le Moyen Age n'avait-il pas eu son Siegfried: Richard-Cœur-de-Lion? Je ne crois pas que les Minnesänger aient beaucoup repris aux magnifiques lieder qui chantent, à la fin du poème, le combat des Huns, des Burgundes et des Amelungen. Les anachronismes qui sont du fait des Troubadours restent épidermiques. Mais les Moines, eux, sont allés jusqu'au fond et nous auraient presque changé l'âme de l'œuvre, si un grand aspect hiératique, primordial, celui-là même où les créations du génie barbare ont atteint toute l'entournure possible, et dont il faut par conséquent parler à ce titre, n'avait subsisté, malgré tout, dans le poème:—l'Or.
L'Or, pour les peuples qui envahirent l'Empire, c'était Rome. Même au IXe siècle, alors que les Sarrasins ont pillé le trésor de Saint-Pierre, Rome fascine toujours l'Occident. Partout les Vikings la pensent voir. Fière, sur un fond d'architectures capitolines, un pape et un roi à ses pieds, parmi de voluptueuses pénombres traînant en lourds rideaux d'alcôve, Marozie, comme plus tard Lucrèce Borgia, se profile encore en impératrice. Dans la suite, en plein Moyen Age, à l'heure la plus sombre de la ruine, lorsqu'il n'y a plus de pape, plus de peuple, lorsque Clément V s'en est allé et que Rienzi n'est pas encore venu, lorsque la sauvage féodalité romaine, restée seule maîtresse, pille et dévaste, tronquant les colonnes antiques, et plantant, à la place, d'autres colonnes, de monstrueuses colonnes, barbares comme un pilier lombard: les Colonna, la sanglante famille des Colonna,—alors on peut bien croire le mirage dissipé, dispersé aux cent écroulements dont les Barons se font de difformes châteaux. Et pourtant il continue indirectement, c'est vrai, par Byzance, héritière de Rome. C'est la fabuleuse fascination de Byzance qui détermine, au fond, la IVe croisade. Mais c'est Rome qu'on pilla dans Byzance, et la conquête «latine» du vieil Empire d'Orient fut la suprême lacération au dernier pan de l'immense pourpre des Césars.
Pour suggérer, d'abord, exprimer, ensuite, symboliquement, cette conquête des richesses du monde oriental, les religions du Nord eurent ce mythe d'un demi-dieu s'emparant d'un trésor, après en avoir tué le détenteur,—Siegfried vainqueur de Fafner,—mythe, sans aucun doute, antérieur[155-1] aux invasions barbares, mais qui de ces événements, de ces fastes, reçut, en quelque sorte, force de vie, d'actualité. Si la transfiguration légendaire des grandes gloires barbares du Ve siècle,—Attila, Gunther, Théodoric,—fut si rapide, si puissante, dans le Nord, c'est qu'il s'y trouva ce mythe tout prêt à les mouler; mythe qui, par delà même ces figures, semble avoir expressément dominé la première moitié du Moyen Age: depuis les luttes cupides des dynastes Mérovingiens et Carlovingiens jusqu'au monstrueux pillage de Constantinople. Quoi d'étonnant que, malgré les Moines, son influence se soit continuée, vivacement, dans les Nibelungen?—C'est surtout pour s'emparer de son trésor que Hagene tue Siegfried. Certes, les causes mythiques du crime de Hagene ne sauraient être indiquées dans le poème. On ne soupçonne pas qu'en s'appropriant le Trésor,—lequel avait appartenu aux Niflungen, esprits infernaux,—Hagene, leur descendant, les venge sur la race qui les asservit, sur les Völsungen, postérité d'Odin, et dont Siegfried est issu. C'est, symboliquement, la revanche des ténèbres sur le jour, le Crépuscule des Dieux. Mais, tel que le donne le Nibelunge-nôt, le récit de l'événement est encore d'une âpreté, d'un tragique mal conciliable avec le ton d'une compilation de moines, et des approfondissements de fatalité se devinent, aux sonorités étranges, prolongées, qu'il répand alors. L'acte de Hagene n'est point personnel; il est la volition du Destin. Cela se vérifie, à la fin du poème, lorsque Hagene paye de sa vie son refus de dire où est caché l'Or. Et il meurt, joyeux, certain que cet Or, enseveli par lui dans le Rhin, ne retombera jamais entre les mains de ses ennemis.