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III

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Nous avons vu le cycle des Nibelungen se dessiner dans le sens des idées du Moyen-Age, se projeter définitivement dans le Moyen-Age, étude ou loisir du Moine ou du Baron[164-1]. Il devint, pour l'Allemagne, ce qu'était, pour la France, la Chanson de Roland. Il est, en sa formalité dernière, le produit de cette activité littéraire qui aboutit, d'autre part, à la Table-Ronde, à la Brut d'Angleterre, au Faux-Gildas, à Garin-le-Loherain et, surtout, au Roman du Reinhart. Le Nibelunge-nôt reflète l'esprit chevaleresque du temps, comme le Reinhart en répète l'esprit satirique; comédie dans le Reinhart, tragédie dans le Nibelunge-nôt, le premier est l'envers du second[164-2]. C'est, apparemment, en Saxe, Brème, Munster, Sœst (l'ancienne Saxe), que que le poème définitif fut le plus répandu; c'était là que ses légendes constitutives s'étaient le plus abondamment concentrées.—Il y eut même, très probablement, d'autres chants appartenant au cycle des Nibelungen qui ne furent pas attirés dans la rédaction écrite au commencement du XIIIe siècle. Le poète Marner indique quelques-uns de ces chants.

Nous n'avons ni l'intention, ni la faculté de relever, une à une, tout le long de l'époque féodale, les vicissitudes de l'épopée germanique. Nous voulons seulement suivre, à travers le Moyen-Age, la trace générale du poème, mais du poème considéré, maintenant, dans son caractère païen, scandinave. Pour cela, ayant vu l'action du Moyen-Age sur l'œuvre, il faut examiner la réaction de l'œuvre sur le Moyen-Age[165-1]. Le Moyen-Age a teinté le poème des couleurs de l'idéal latin et chevaleresque; à son tour le poème incorpore dans le Moyen-Age le vivant souvenir des Mythologies et des Barbaries; il y suscite comme des palingénésies de religions et d'épopées.

Comme nous venons de l'indiquer, la tradition des Nibelungen ne donna pas seulement naissance au poème de ce nom. A un degré de formation moins «parfaite», elle se résolut en une pluralité de légendes, de contes, de märchen, qui descendirent dans le peuple. La Chevalerie avait pour elle la grande épopée ruisselante de durandals et d'oriflammes. Le peuple eut mieux: l'âme même de l'épopée, son âme naïve, primitive, mystérieuse, pleine de l'étoilement des anciens cieux. Qu'on ne nous objecte pas la prétendue «grossièreté» de ces légendes: nous savons bien que l'une d'elles, le Hœrner Syfrid, fait du Héros du Nord un apprenti forgeron (mais il tranche l'enclume avec l'Epée forgée!), un bouvier (mais il est le prodigieux bouvier d'un monstrueux bétail de Dragons!). Lorsqu'elles aboutissent si bas, ou plutôt si loin, les traditions épiques sont bien près de revenir à l'élémentaire réalité de leur origine; et c'est encore à travers l'âme des peuples[166-1] que ces traditions s'identifient le mieux à elles-mêmes. Tout le légendaire de la vieille Allemagne tient dans l'ensemble de ces contes; non ce légendaire historique, officiel, en quelque sorte, qui dérobe sous la naïveté de la forme d'immanentes conceptions politiques[166-2]; mais ce légendaire composé de l'émerveillement que met au cœur de l'homme le spectacle de la vie, de la nature et du ciel. Cette irradiation de l'ingénuité absorbe, dissout toutes les idées de temps, de mesure, de relativité, et elle colore tout du même rayon éternel. Après le poète, où trouver ce don de contemplation mieux développé que dans le peuple?—C'est pour cela que ce qu'il y avait d'intimement agissant, d'invétéré, de domestique, pour ainsi dire, dans les vieux cycles du Nord, alla si droit, sous la forme de pauvres contes, aux peuples germaniques.

Et ainsi les vieilles mythologies, les vieilles croyances, les vieux fastes sublimes roulaient confusément du fond du Passé ténébreux jusqu'à l'âme naïve du Moyen-Age, dans l'humble et profonde lueur de cette âme. L'ancien panthéisme scandinave se modelait, peu à peu, dans les clartés du Christianisme. La lumière de la grâce se levait sur un monde renouvelé, sans doute, mais dont les matériaux, pour être autrement agencés, n'en étaient pas moins païens de provenance, n'en représentaient pas moins comme tout ce que le Ragnarœcker scandinave avait laissé de vestiges de l'antique Nord.—C'étaient, comme dit symboliquement le Gylfaginning, c'étaient, retrouvées dans les herbes de la ruine, les tablettes d'or jadis possédées par les Ases; et l'on pourrait dire du peuple allemand du Moyen-Age ce que l'Edda de Snorri rapporte des nouveaux Dieux qui naquirent après la fin du monde: «Ils parlent de la poussière puissante laissée par le Passé, des preuves de force données dans ces temps, et des Runes antiques de Fimbul-Tyr.»

Dans cette «poussière puissante» flottait, crépusculairement, l'immense palingénésie, la myriade des légendes païennes, des apparitions qui, du fond des ruines paternelles, lentement, se tournaient vers le Moyen-Age, et, en imploration au seuil de ses porches, au rebord de ses ogives, lui demandaient asile. Et les peuples accueillirent cet essaim qui se répandit par les villes et par les campagnes, par les cathédrales et par les castels.

La création en fleur des mythologies festonna de rinceaux la rigidité pieuse des architectures.

Il faut, pour l'Allemagne, examiner de plus près le légendaire, le panthéisme qui, du fond de l'immense tradition des Nibelungen[167-1] et des Eddas, s'épancha sur elle, comme d'une corne d'abondance. Le Christianisme vint par dessus, mais sous cette Allemagne chrétienne, le merveilleux, le fabuleux transparaît magiquement[167-2]; il forme le fond de superstition de toutes les coutumes; et, comme la vie à quoi il se mêle n'est plus la vie exclusivement militaire des temps barbares, comme, à côté de l'Homme d'armes, voici venir le Bourgeois, le Paysan, l'Ecolier, ce merveilleux prend comme quelque aspect familier, immédiat, pratique. L'impression qu'il dégage aurait quelque chose d'analogue à l'effet de la Cuisine des Anges de Murillo.

Cette bonhomie dans le fantastique, j'en trouve d'abord les traits dans le cycle des Nains, des Männlein. Ils ont quitté les montagnes de la Norvège et de l'Islande pour les montagnes de la Germanie: le Wunderberg, le Taunus, l'Erz-Gebirge, le Thuringervald. Dans les idées chrétiennes de l'Allemagne, Dieu les a créés pour cultiver le sol, comme ils étaient, vers l'extrême-nord scandinave, dans ces terres de geysers et de volcans, les formidables forces géologiques. Maintenant, adoucis, les voilà retirés dans des montagnes plus tranquilles, couronnées de chalets et festonnées de vignes. De leur ancien labeur, ils ont gardé comme une industrie, une diligence de fourmis. Leurs femmes filent le lin. Et sur cette vie d'ordre et de travail, la douceur de sentiments chrétiens. Les Nains du Wunderberg vont à l'église de Saltzbourg. Leurs distractions: la musique et la danse. Au crépuscule, par toutes les fissures des rochers, vite, dans la campagne. Tous ces petits yeux convoiteurs laissent, un moment, le spectacle des trésors édifiés en sombreurs vermeilles, sous la montagne, pour la douce nuance infinie du ciel du soir. Ils s'entretiennent, sur la colline, avec les étudiants qui passent, tandis que d'en bas, de tous les clochers de la grand'ville universitaire, Gœttingue, Iéna, Heidelberg, montent les carillons des angelus et des rumeurs d'activités latines. Puis ce sont les voisinages chez les burgraves de la Contrée: maint haut Electeur les prie à dîner. Et, vidrecome au poing, ils boivent au Saint-Empire de la nation allemande, à la prospérité de l'Empereur, à la conquête de l'Italie.

Moins insignes sont les Koboldes. Le Kobolde c'est le nain domestiqué. Il n'habite pas la montagne; le paysan, dans la plaine, l'emploie comme garçon de ferme. Il couche, l'été, dans la grange; l'hiver, au coin de l'âtre. Il ne demande pour salaire qu'une écuelle de lait tous les jours. Complaisant, modeste, gai. Par les soirs de moisson, c'est lui qui mène la joie des travailleurs; il est le dernier à quitter la danse, et, quand tout s'est endormi, sa gaieté solitaire persiste bien avant dans la nuit, comme une veille de grillon.

Mais d'autres ébats, dans la campagne, sous le clair de lune, succèdent à la rougeoyante danse des moissonneurs, pailletée d'épis. Fondus au vague de l'azur lunaire, voici voltiger les Elfes en farandoles argentées. Ils sont l'âme de l'apaisement de la nuit, et leur rythme est comme le déroulement d'un soupir de béatitude. Tels, impondérables dans l'ampleur de l'éther, par les collines et par les clairières, ils décrivent leurs volutes. Et, à ce frôlement, un éveil fantômal a frémi dans la campagne; alors, tout le panthéisme possible à la Nature se lève, s'esquisse. En essors innombrables, voici les esprits des eaux, des forêts, des montagnes. Les Nixes chantent au bord des cascades, que ce chant active, auprès des moulins qui en tournent plus vite, ou bien, vagabondes, elles s'en vont conter des histoires aux bergers assemblés autour d'un feu, dans la prairie. C'est une immense églogue nocturne et fantastique. De la nappe lumineuse de l'étang, le Wassermann émerge, sous son chaperon vert; il barbotte tel qu'une énorme grenouille, et les ondes, en fuites ondulées autour de ses ébats, semblent se propager, par delà les rives, dans l'ondulation de la forêt remuée de myriades de hantises. Là, dans un rayon de lune, les Vierges-cygnes s'essorent en aspirations de lys; ou bien, espérantes au bord du lac, en la magnifique candeur de leurs ailes, elles attendent le Chevalier qu'elles mèneront vers d'ineffables exploits[169-1]. Mais voici vers ce rêve, en bercements infinis, lents, voici, du fond des ondes, émaner de magiques symphonies. Dans les lointains de limpidités, on entend des tintements de cloches, des modulations d'orgues, comme si l'abîme entier était une cathédrale toute grondante de vêpres. Les eaux semblent s'approfondir en basiliques de cristal; et des chœurs harmonieux d'ondines peuplent ces architectures transparentes. Ce sont de savantes musiciennes; les séductions de leurs concerts sont faites, n'en doutez mie, de toutes les ressources d'un orchestre varié: saquebute, trombone, harpe, guiterne, viole, chalumeau... Soudain les sons défaillent, le silence s'étend, la lune étale plus largement le miroir de l'eau; et, dans ce recueillement, une voix, une voix solitaire s'élève, lente, pure, extasiée comme un essor d'ange. C'est Lore-Ley, la belle fée du Rhin, l'éternelle fiancée; elle chante la venue prochaine du bien-aimé, de l'unique Amant. Que de bons chevaliers ont péri dans les flots! Nul ne fut le Prédestiné. Celui-là viendra-t-il jamais? Combien de nuits couleront encore, semblables à cette nuit, pleines de l'appel langoureux et stérile. Combien de nuées rouleront encore sous le clair de lune, avant les nuées d'assomption qui emporteront vers l'éternité le beau couple enfin réuni. Elle est pourtant bien belle. L'évêque qui la cita comme magicienne n'eut pas la force de la condamner: «—La douceur du regard, le frais incarnat du visage, la suave mélodie de la voix, voilà ma magie.»

La légende de Lore-Ley, c'est presque le mythe de Brünnhild. Elle aussi attend un Héros, un autre Siegfried. Mais Lore-Ley, par sa mélancolie, appartient trop encore au Moyen-Age. Viendra-t-il jamais, l'amant espéré? Elle est bien de cette époque qui ne put réaliser qu'à travers tant de douleurs et d'incertitudes le plus magnifique idéal.

C'est dans une autre légende, celle de Kunégonde, qu'il faut chercher l'immédiate transposition du mythe de Brünnhild. Kunégonde, voilà, distincte du Moyen-Age, la Walküre des Eddas. Couchée au sommet d'un roc escarpé, il fallait que celui qui la voulait conquérir gravît à cheval cette pente vertigineuse. Bien des Chevaliers périrent. Enfin, il parut, le Héros. Mais, comme Siegfried, il méprisa le prix de son exploit; et la Dédaignée se précipita dans le gouffre. Cette légende nous semble plus précise que celle de Lore-Ley. La fée du Rhin invoque la venue de l'amant, à la manière des jeunes filles dont le fiancé était à la croisade. Tout autre, tout à fait en dehors du Moyen-Age, est la conception de l'amour dans la légende de Kunégonde: l'amour est, là, sauvage, hautain. Ce n'est plus la fée mélancolique, vague dans la sérénité bleuâtre des nuits d'été, la fée vagabonde qui voudrait fixer et reposer sur un cœur pur son cœur éternellement incertain; mais c'est la guerrière violente, vermeille en la clarté des sommets qui lui font un piédestal, la guerrière dont il faut, pour en être aimé, ployer l'orgueil primordial. Et n'est-ce pas comme la tristesse d'un Ragnarœcker, d'une fin du monde, cette irréalisation du secret et suprême Désir qui couvait pourtant au cœur farouche de la vierge?

Mais, dominant la confusion de ces contes, que l'on pourrait appeler la menue monnaie panthéistique des palingénésies, dominant le tourbillon des nains, des koboldes, des sylphes, des ondines, des femmes-cygnes, des fées et des chevaliers errants, voici des contours plus vastes, des légendes plus profondes et qu'anime l'âme même des anciens mythes. L'immense symbole de l'Anneau, après avoir signifié, pour les peuples de l'Invasion, la puissance de l'Empire Romain, exprime, maintenant, pour les peuples du Moyen-Age, la puissance de l'Empire Karlovingien. A cet Anneau sont liées les destinées de la nouvelle Capitale de l'Occident, Aix-la-Chapelle. La légende raconte que l'Anneau fut découvert, par l'archevêque Turpin, sous la langue d'une vieille femme, de qui Charlemagne, par l'attirance d'un tel trésor sur elle, s'était rendu amoureux. Quelle serait la signification de cette figure de vieille femme? Volontiers verrions-nous en elle comme l'emblème du Passé Barbare et Scandinave, une sorte de Erda, de Märe, de Sapience des anciens âges. Par elle, Charlemagne est encore lié à ce Passé. Mais l'archevêque Turpin, qui représente ici les temps nouveaux, la Latinité civilisatrice, dépouille la vieille femme de son artifice; il lui enlève l'Anneau, qu'il garde. Et dès lors, Charlemagne, en raison de la même fascination occulte de l'Anneau, se laisse dominer par l'influence du Prélat; il se tourne vers l'Avenir. Mais, ajoute la tradition, l'archevêque, prévoyant les malheurs qui pourraient arriver si ce talisman tombait entre les mains d'un méchant homme, le jeta dans le lac d'Aix-la-Chapelle; et c'est ainsi que cette ville recéla le palladium du nouvel empire d'Occident.

Non moins immédiate est la transposition populaire et chrétienne du mythe des Géants édifiant Walhall, Freya devant être leur salaire.—«Les Ases ayant élevé Midgôrd, dit le Gylfaginning, un architecte, de la race des Géants, vint les trouver et offrit de construire, en trois ans, un château tellement fort qu'il serait impossible aux Géants des Montagnes et aux Hrimthursars de s'en emparer. Il demanda pour récompense, Freya, Déesse de l'Amour. Les Ases consentirent. Mais au moment de s'exécuter, ils hésitèrent, rejetèrent la responsabilité de ce marché sur Loke, qui, à les entendre, les avait perfidement conseillés. Loke, pris de peur, use d'un subterfuge pour empêcher le Géant de finir son ouvrage dans les délais promis. Et Thor, survenant, surprend le Géant dans son dépit, et, de sa massue, il lui fracasse le crâne.»

Ce mythe scandinave, c'est l'Amour sacrifié (presque) à la Puissance. Identique est le sens de la légende allemande du Moyen-Age. Avec le ton de l'époque, le ton intime et rustique d'un Téniers, elle marmotte que Richesse ne fait pas Bonheur, et l'empêche souvent.—Il y avait, une fois, un paysan de la Hesse, si pauvre, qu'il n'avait pas de quoi se bâtir une grange. Il s'adresse au Diable, lequel se charge de bâtir la grange du jour au lendemain, avant le premier chant du coq, si le paysan s'engage à lui donner «un bien qu'il possède mais qu'il ne connaît pas encore». Accepté. Or la femme du malheureux était enceinte, et l'enfant sera le salaire du démiurge. Déjà la grange est bâtie; il n'y a plus qu'une tuile à poser, et il est encore nuit. Mais la femme du paysan s'en va incontinent dans la basse-cour, et elle fait si bien le coq, que tous les cocoricos des fermes environnantes répondirent. Et le Diable s'enfuit, penaud, sous cette moqueuse fanfare matinale, qui est comme l'éclat de rire de l'aube du bon Dieu.

Nous pourrions multiplier ces exemples. Mais ceux que nous venons de rapporter constatent suffisamment la trace des traditions mythologiques et épiques du Nord à travers le Moyen-Age allemand. Plus tard, loin que l'Art chrétien fût impropre à exprimer ces traditions, elles bénéficièrent, au contraire, de toutes ses ressources. Jamais le légendaire ne fut plus vivace, plus nombreux, plus fouillé que dans l'Allemagne du XVe siècle, à la veille d'Albert Dürer et d'Holbein. Il multipliait ses aspects par cela même qu'il avait plus de formes plastiques à son service. Ce sont les linéaments de ce pandœmonium qui saillissent, en angles si sauvages, dans l'Apocalypse d'Albert Dürer; c'est de tout ce mystère qu'est faite la profondeur, la poésie terrible du grand artiste; c'est la grande idée de Nécessité des dogmes du Nord, transposée dans la tristesse de son âme persécutée, qui fixe ces profils si stricts, qui bute ces fronts carrés, qui crispe ces sourcils dans une ombre soucieuse. Chez Holbein, le génie germanique aboutit plus touffu, et avec ce que le Moyen-Age lui a donné d'ingénuité et de bonhomie. L'idée même est dans Dürer; dans Holbein, l'enveloppe, la vibration panthéistique de cette idée, ce merveilleux dont nous venons de noter quelques traits. Toutes les fantastiques morphes que le Moyen-Age allemand, en sa conception presque païenne de la Nature, envoluta autour des symboles du Nord, toutes ces giroyantes créations fantômales de sylphes, de nains, de bêtes apocryphes, véritable grouillement nabot ou dégingandé d'un cauchemar de Callot,—s'épandent formidablement dans la Danse-des-Morts![174-1]. Mais, pour reprendre, ici, un point qui demande explication, et bien que ce que nous allons dire puisse paraître paradoxal, c'est précisément parce que ces artistes étaient chrétiens, qu'ils purent si bien exprimer l'ancien génie païen et idolâtre de leur patrie. En effet, le Christianisme positif d'alors développait, surtout en Allemagne, un sens pratique de l'hyperbole, une vision raisonneuse, ergoteuse, des choses les plus lointaines, bien experte à démêler le chaos des vieux symboles. Par cette aptitude à garder, dans les plus effarantes conceptions, ce sentiment de la réalité, l'habitude, le pli, en quelque sorte, de la vie courante, domestique, ces artistes purent animer leur rêve d'une activité immédiate, l'enrichir d'une infinité de motifs familiers, où l'âme se reposait, en toute intimité, et sans s'apercevoir qu'elle eût changé de sphère. Le chef-d'œuvre, dans la célèbre Madone d'Holbein, ce n'est pas même la Madone: c'est cette famille bourgeoise agenouillée devant elle, c'est ce Jacques Meyer, bourgmestre de Bâle, avec sa femme, bonne poule allemande, ses deux garçons et ses deux filles, placidement campés, en leur inaltérable bonhomie, sur le bord de cette suprême apothéose[175-1]. Et c'est de même sur ce sentiment profond de la vie que s'appuya, chez les Dürer et chez les Holbein, l'ancien génie germanique.

La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung

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