Читать книгу La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung - Рихард Вагнер - Страница 5

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Hé bien, puisque d'ailleurs des idées toutes pareilles, comme l'avoue humblement Wagner, s'étaient sans aucun doute présentées dès longtemps aux grands maîtres ses précurseurs[43-4], même à ceux chronologiquement indépendants,—tel Glück,—de l'influence de Beethoven; puisque les successeurs de Glück étaient arrivés, pas à pas, à grandir, à lier entre elles, les traditionnelles formes roides, autant qu'étroites, de l'opéra; puisque, à la condition, toutefois, d'être soutenues par une situation dramatique un peu forte, ces formes suffisaient, parfaitement, à ce qui est le but suprême et supérieur de l'Art; puisque le grand, le puissant, le beau, dans la conception, sont choses qu'on peut, Wagner ne l'a jamais nié, rencontrer dans beaucoup d'ouvrages de maîtres justement célèbres[44-1]: existait-il pour le théâtre, à défaut d'une création-type de Beethoven, existait-il, de ces grands maîtres, une création sinon modèle, tout au moins issue, consciemment ou non, de besoins, de désirs, d'intuitions, d'idées, analogues aux besoins, aux désirs conscients, aux intuitions, aux idées conscientes, suscités, en Richard Wagner, par l'audition de la Symphonie avec Chœurs? Existait-il une création propre à préciser, pour lui-même, au moyen d'exemples directs, au moyen d'éléments concrets de comparaison, les conditions suivant lesquelles il pourrait extérioriser, en une œuvre viable et significative, ses nouvelles vues beethoveniennes? Dans tous les cas, si d'aventure elle existait, cette création, facile est-il de voir que ce n'était guère la Juive. Quoi? le Freyschütz alors? Plutôt! Aussi bien n'est-ce pas sans motif que j'ai choisi, pour les nommer, ces deux opéras parmi tous: l'un, la Juive, à cause de sa date[44-2]; l'autre, le Freyschütz, à cause d'un document, dont l'authenticité m'oblige à signaler l'œuvre fantastique de Weber, interprétation d'une légende, comme ayant, la première après la Symphonie, provoqué chez Wagner une crise que, classiquement, j'appellerais volontiers sa «nuit de révélation»: c'est au retour, en effet, d'une représentation du Freyschütz à l'Opéra qu'il conçut avec enthousiasme, en 1841, quelle mission s'imposait alors, après Beethoven et Weber, au musicien allemand, au dramaturge allemand: celle de rassembler dans le lit du Drame, mais surtout du Drame légendaire, le torrent de la musique allemande, tel que Beethoven l'avait faite[45-1]. Ce musicien, ce dramaturge, Wagner l'était-il? Pas encore. Eh bien donc, il fallait essayer de le devenir, les Richard Wagner, non plus que tel de ses indignes traducteurs, n'étant de ceux qui savent reculer devant le péril de manifester, à la face d'un monde de mensonge, leur foi militante en la Vérité.

Tout d'abord, dès le Vaisseau-Fantôme inclusivement (duquel vers et musique, excepté l'ouverture, furent terminés en sept semaines, aussitôt après Rienzi, et qui, dans sa pensée première, ne devait avoir qu'un seul acte), Wagner, décidé à changer de sujets, abandonna, une fois pour toutes, le terrain, comme il dit, de l'Histoire, pour s'établir sur le terrain, plus musical, de la Légende. Pourquoi? Mais à seule fin de pouvoir «laisser de côté» l'infini «détail nécessaire pour représenter et décrire le fait historique et ses accidents,» tout l'infini détail «qu'exige, pour être parfaitement comprise, une époque spéciale et reculée de l'histoire, et que les auteurs de drames et de romans historiques déduisent, par cette raison» fatale, «d'une manière si circonstanciée[45-2].» Et si, cet infini détail, Wagner tenait tant à le «laisser de côté», c'est que l'obligation d'en tenir compte équivalait à celle, plus grave, de traiter dans son Drame la partie poétique, la partie musicale surtout, suivant un mode incompatible, à ses yeux, avec chacune d'elles, et principalement avec la dernière. Car, pour la partie poétique: le seul tableau de la vie humaine qui doive être appelé poétique est celui dans lequel les motifs, qui n'ont de sens que pour la raison, sont remplacés par les mobiles tout humains qui gouvernent le cœur[45-3]. Et, pour la partie musicale: qui ne comprend que si l'Histoire, les sujets historiques, peuvent à la rigueur n'avoir rien à perdre à l'intervention de l'harmonie, de la mélodie, de la symphonie, l'Histoire, les sujets historiques, ont encore moins à y gagner? Qui ne voit que si la Musique, sans nul doute, est une langue, cette langue, loin d'être faite pour de pareils sujets, loin d'être apte à nous représenter les résultats de l'analyse intellectuelle,—bien plus, loin d'être intelligible au moyen des lois de la logique,—ne saurait être, au contraire, que l'écho synthétique de toute la Vie en son essence, impénétrable à l'analyse; ou encore, l'écho spontané des impressions—les plus profondes—de l'humaine sensibilité? Or précisément la Légende, pour le musicien comme pour le poète, a sur l'Histoire cet avantage de comprendre, à quelque nation qu'elle appartienne, à quelque époque qu'elle appartienne, ce que cette époque et cette nation ont de plus profondément humain, d'universellement éternel; et, ballade ou refrain populaire, de l'offrir sous une forme originale très vive, très colorée, assez saillante pour être tout entière perçue, du premier coup, sans réflexion, par l'intelligence la moins cultivée[46-1]. Aussi l'auteur d'un Drame à sujet légendaire peut-il, favorisé qu'il est par la simplicité de l'action, par sa marche, dont l'œil embrasse sans difficulté toute la suite, négliger toute explication d'une foule d'incidents extérieurs; et, les actes humains par ainsi dépouillés de leurs apparences conventionnelles, affranchis du temps et de l'espace, consacrer du poème la plus importante part au développement, non pas de l'intrigue, mais des motifs intimes, psychologiques, du drame, seuls intéressants pour le cœur[46-2].

Il ne faudrait pas croire, d'ailleurs, qu'à Wagner se soient révélées, à l'instant même, toutes les rigoureuses conséquences pratiques de sa définitive option: il suffit de jeter un coup d'œil sur l'ensemble des trois poèmes consécutifs à cette option (c'est-à-dire le Vaisseau-Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin) pour s'apercevoir qu'au contraire l'artiste n'apprit que par degrés à tirer un profit complet des spéciales virtualités dramaturgiques de la Légende: l'accroissement du volume textuaire, d'œuvre en œuvre, justifie déjà cette observation. C'est qu'au début Richard Wagner demeurait encore, en dépit de lui-même, trop préoccupé, beaucoup trop, de la forme traditionnelle propre à la musique d'opéra: et cette forme rendait impossible, on le sait assez, un poème qui aurait exclu la réitération, fréquente, des mêmes paroles et des mêmes phrases[47-1]; impossible, un texte vocal où la disposition des vers n'aurait pas été combinée pour permettre à ces mêmes paroles, à ces mêmes phrases, supports élastiques de la mélodie, de communiquer au poème, par l'artifice de leur retour, l'extension voulue par cette mélodie[47-2].

Aussi le Vaisseau-Fantôme marque-t-il moins le souci de renoncer à la coupe classique des morceaux-types dits d'opéra, qu'une tendance à lier entre eux ces morceaux-types; à en approprier l'usage, à en subordonner l'emploi, aux nécessités immédiates du drame, et bref à déjà fondre en un tout homogène,—poétique, musical, plastique,—les éléments divers de l'œuvre. Au reste, le seul but que Wagner se fût volontairement proposé d'y remplir consistait (pour parler une fois l'étrange français du traducteur de la Lettre sur la Musique)[47-3] à ne jamais «sortir des traits les plus simples de l'action»; à s'abstenir de toute intrigue empruntée à la vie vulgaire, comme de tout détail superflu; et à «développer davantage», en revanche, «les traits» les plus «propres à mettre» dans son jour, «dans son vrai jour,» le surnaturel «coloris caractéristique du sujet»: ce coloris lui semblait en effet correspondre, aux motifs intimes de l'action, jusqu'à s'identifier à elle[48-1].

Si cet idéal avoué (le développement de l'action par ses motifs intimes) se trouve déjà réalisé, moins incomplètement, dans Tannhäuser[48-2], toutefois Tannhäuser encore, presque autant que le Vaisseau-Fantôme, peut se rattacher, quant à la forme, aux opéras traditionnels des prédécesseurs de Richard Wagner[48-3], par d'incontestables analogies. Du moins s'en distingue-t-il, il y faut insister, par l'absence de ces concessions que Weber lui-même, ce pur, noble et profond esprit, reculant «devant les conséquences de sa méthode si pleine de style,» s'était résigné, quelquefois, à faire au «public d'opéra,» aux «exigences banales d'un livret d'opéra.»[48-4] Suivant le témoignage qu'à bon droit s'est en personne rendu l'auteur[48-5], Tannhäuser contient, quelque fondé qu'il soit sur le merveilleux légendaire, une action dramatique, développée avec suite, dont le principe est le salut d'une âme sollicitée par deux surnaturels instincts contradictoires. C'est à cette action dramatique, toute surhumaine et toute humaine, toute psychologique et toute passionnelle, qu'indubitablement Wagner avait pour but d'intéresser les spectateurs, sans qu'ils fussent obligés de la perdre un instant de vue: l'ornement musical, loin de les en détourner, ne leur devait paraître, au contraire, qu'un moyen de la représenter mieux. Ainsi donc, en s'interdisant toute concession quant au sujet, l'artiste par là même s'affranchissait, encore, de toute concession musicale[49-1]. Wagner en concluait, en 1860, qu'on pouvait dans Tannhäuser trouver déjà, sous la forme la plus précise, en quoi consistait son innovation: «Elle ne consiste pas, dit-il, dans je ne sais quelle révolution arbitraire, et toute musicale, dont on s'est avisé de m'imputer la tendance, avec ce beau mot, «musique de l'avenir»[49-2].

Je montrerai plus loin pourquoi Tannhäuser, s'il fallait bien qu'à cette époque son auteur le donnât, en France, pour significatif de son «innovation», ne saurait plus être actuellement (1894), que le deuxième en date des trois monuments destinés à perpétuer, par des attestations de plus en plus grandioses, la mémoire des Trois Pas qui rendirent à Wagner, et à ses pairs du ciel de l'Art, la pleine possession de leur domaine, la possibilité de créer des mondes immenses, comme l'Anneau du Nibelung, comme les Maîtres-Chanteurs, comme Tristan et Isolde, enfin comme Parsifal. Mais il sied avant tout que de ces «Trois Pas» de Wagner je dise quelques mots du dernier, commémoré par Lohengrin.

«L'intérêt de Lohengrin,» lit-on dans la Lettre sur la Musique, «repose sur une péripétie qui s'accomplit dans le cœur d'Elsa, et qui touche à tous les mystères de l'âme[50-1].» C'est vrai. Plus exclusivement même, s'il se peut, que dans Tannhäuser, l'action, dans Lohengrin, est toute psychologique; elle est psychologique au point que les sentiments, les passions, les désirs humains des personnages, paraissent exercer, sur la production des faits extérieurs mis en scène, une irrésistible influence nécessitante et créatrice; elle est psychologique (il en est d'autres preuves, mais je ne puis guère songer à les fournir ici), elle est psychologique au point que la plupart des commentateurs, trompés par certains préjugés, reprochent à l'ensemble du drame, comme des erreurs de «construction», d'«exécution», de «charpente», d'«intrigue» (il faut sourire!), tels détails matériels légitimement conformes au but intégral de Wagner. Vaines critiques, si faciles à réfuter, d'ailleurs, pour quiconque a lu ce qui précède, pour qui s'est rendu compte, après Richard Wagner, qu'en dépit des industriels du théâtre contemporain,—grands amateurs d'imbroglios, mesquins chercheurs de scènes-à-faire, corrupteurs du goût populaire, et conservateurs du faux-goût public, l'élément propre du Poète, du Musicien, du Dramaturge, c'est l'Ame humaine; l'Ame, en contact avec le Monde! Pour ma part, s'il m'était permis de me hasarder, en ce qui concerne Lohengrin, à formuler quelques réserves, ce n'est certes pas à la «charpente» que ces réserves s'adresseraient: bien plutôt, sans au reste atténuer en rien ma pieuse admiration sincère, bien plutôt viseraient-elles les rares répétitions, des mêmes paroles et des mêmes phrases, invraisemblablement attribuées encore, suivant les traditions classiques, à des personnages différents. Mais ces réserves mêmes seraient sans valeur aucune, puisque après tout Wagner, composant Lohengrin, croyait écrire un «opéra» et qu'on n'a donc pas le droit de le faire sans injustice—disons mieux: sans ingratitude—responsable d'imperfections inhérentes à l'essence du genre! Ce qu'il conviendrait, tout au contraire, d'admirer, si l'on en est digne, c'est que déjà Lohengrin soit, par sa propre force, dégagé, presque tout à fait, de ces imperfections spécifiques: c'est que déjà les répétitions des mêmes paroles, les invraisemblables répétitions sont remplacées presque toujours, au très grand profit de la beauté du texte, par des thèmes caractéristiques, soit d'un personnage, qu'ils «blasonnent»[51-1], soit d'une situation dramatique et d'une scène, soit des plus intimes états d'âme: thèmes tour à tour repris, ramenés, juxtaposés, mariés, entrelacés, fondus, contrariés, dans le chant ou dans l'accompagnement, en un ensemble symphonique indivisible de trois actes, au gré, non pas des interprètes, non pas même du compositeur, mais du Drame, seul guide, seul maître, et seul but. Voilà, pour ne parler que des progrès dans la forme, accomplis depuis Tannhäuser, indépendamment de la sublime valeur, équipollente et symbolique, de chacun des poèmes en soi, voilà ce qu'il conviendrait d'admirer, comme je dis, dans la technique de Lohengrin.

Aussi est-ce à bon droit que Wagner, treize ans plus tard, constatait avec complaisance quel «sûr instinct» l'avait conduit, sans nulle théorie préconçue, à l'idée d'une égale et réciproque pénétration de la Musique et de la Poésie comme condition d'une œuvre d'art «capable d'opérer,» dit-il, «par la représentation scénique, une irrésistible impression, et de faire qu'en sa présence enfin s'évanouisse, dans le sentiment purement humain,» toute velléité même de réflexion abstraite[52-1]. Pour moi, c'est à l'exaltation de ce «sûr instinct» divinatoire, par des injustices répétées, qu'il m'est doux et réconfortant d'attribuer la supériorité relative, et de Tannhäuser quant au Vaisseau-Fantôme, et surtout de Lohengrin quant à Tannhäuser; ces injustices étant connues, je n'en recommencerai point l'historique; je me contenterai de rappeler qu'en écrivant cette phrase: «Lorsque j'entrepris Lohengrin (la composition de Lohengrin), j'étais devenu conscient de ma solitude.[52-2]» Richard Wagner, implicitement, se rendait un témoignage de sa persévérance. En effet, lorsqu'il entreprit la composition de Lohengrin, ne venait-il pas de voir échouer, coup sur coup, toutes ses tentatives pour propager Tannhäuser?—Tannhäuser! à quoi de connu cela ressemblait-il, Tannhäuser? Nos bons wagnéromanes d'aujourd'hui vous le diraient, non sans un sourire de pitié, car peut-être est-il des ressemblances qui se développent avec l'âge des œuvres? Mais il faut croire qu'en son jeune temps, de même qu'il avait plus ou moins déconcerté le public de Dresde, Tannhäuser déconcertait, par on ne sait quoi de pas-assez-vu, les directeurs des scènes allemandes—puisque pas un ne l'osait jouer..... Pas un! «J'étais devenu conscient de ma solitude»: quant à la faire cesser par des concessions, non! Pour toute œuvre sincère, concession vaut mensonge[53-1]: Lohengrin serait œuvre sincère,—voix de la Réalité des Choses, voix de la Nature, nette articulation d'un «sûr instinct» d'Artiste,—une œuvre sincère, comme je dis; cela d'abord, exclusivement cela, sans concession! Et tant pis pour les hommes s'il déplaisait, tel quel, à l'insincérité des hommes! «Tant pis pour l'auteur même,» répliquent les hommes.—Qui sait?

Croyez-vous donc que l'Art (qui toujours, ai-je noté, sait ce que souvent l'artiste ignore) ne réserve pas à sa foi les compensations qu'elle mérite? Compensations morales, les plus précieuses de toutes! non que richesse ou succès, mon Dieu, ne puissent, même de nos jours, affluer par surcroît; mais, rhétorique à part, quel succès ou quel or, pour l'âme d'un Artiste sincère, vaudra jamais l'heure décisive où, compensation de sa persévérance, il réussit à découvrir, en une de ses œuvres ferventes comme des appels vers l'Inconnu, la mystique certitude de la mission divine qui constitue sa raison d'être? L'Art n'est-il pas un peu, pour ses prédestinés, le Dieu de Pascal, ce dieu caché, qui ne se révèle qu'à quelques-uns, et à ces quelques-uns encore que partiellement? Dieu d'épreuve, en qui croire est un acte d'amour, mais un acte aussi de volonté; dieu sévère, qui ne peut approuver que ceux qui le cherchent en gémissant; mais dieu bon: «Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais déjà trouvé»; mais dieu juste, et dont la justice, quand sonne l'heure marquée pour sa grâce, fait infailliblement succéder pour toujours: à la foi tâtonnante, cette certitude mystique; à l'instinct «sûr» mais vague, un sentiment conscient; aux tortures du désir, une paix miraculeuse; à cette gémissante quête la Joie, les pleurs de Joie de la découverte! C'est en composant Lohengrin, en créant l'Elsa de Lohengrin, que Richard Wagner la connut, cette certitude de sa mission, récompense d'une intransigeante et méritoire sincérité: «Elsa» déclare-t-il, «a fait de moi un révolutionnaire complet[54-1].» Il m'entraînerait trop loin d'en résumer ses preuves; qu'un autre document suffise: 1847, Lohengrin est achevé; 1847, Richard Wagner écrit: «Je dois considérer mes entreprises présentes comme des expériences pour répondre» (et la réponse n'est plus douteuse) «à cette question,»—la vraie question: «L'opéra» (c'est la première fois que Wagner s'en prend au genre lui-même), l'opéra, donc, «est-il possible?»

«Possible?» Entendons-nous, d'abord: Wagner n'a jamais eu la prétention de nier—c'eût été nier l'évidence—qu'en Italie, surtout, l'opéra le fût, «possible». Dans la Lettre sur la Musique, il s'en est expliqué nettement: Sans doute, y peut-on lire en somme, sans doute l'opéra italien était devenu un genre à part, qui, n'ayant pas le moindre rapport[55-1] avec le Drame proprement dit, n'y gagnait guère d'avoir aucun rapport, d'ailleurs, à l'esprit de la Musique elle-même proprement dite; mais enfin la notion ne s'impose pas moins qu'en Italie, depuis la naissance de l'opéra, n'a cessé d'exister et de se perpétuer intégralement, jusqu'à nos jours, une pleine harmonie réciproque, originelle et nationale, entre les authentiques tendances des compositeurs indigènes[55-2] et les conditions de viabilité faites au genre par ses interprètes, par la nature de son public[55-3].—«Il en est de même en France», ajoute Richard Wagner; seulement ici le chanteur a vu, aussi bien que le compositeur, grandir sa tâche: la coopération du poète dramatique ayant acquis une importance beaucoup plus grande qu'en Italie[56-1]; bornons-nous à noter qu'un style s'était formé, grâce à l'hégémonie d'un théâtre français déterminé, le Grand-Opéra, central, modèle, tenu pour tel;—un style qui, peu à peu fixé, de plus en plus approprié au caractère de la nation, faisait authentiquement en France autorité pour presque tous, du librettiste au musicien, des interprètes aux spectateurs[56-2].

«En France..... En Italie.....»: mais quoi! Richard Wagner était-il Allemand, oui ou non? Que l'opéra fût «possible» en France, «possible» en Italie, «possible» où l'on voudra, qu'importait à Richard Wagner,—si cet où-l'on-voudra n'avait pour nom l'Allemagne? Ce n'était pas une contrefaçon d'œuvres italiennes ou françaises, pour des Italiens ou pour des Français,—c'était une œuvre allemande qu'il avait à créer, une œuvre allemande, pour des Allemands[57-1]. S'il eut au reste l'ambition d'impartir, à cette œuvre allemande, outre son authenticité patriotique et nationale, une signification humaine universelle, c'était plus que son droit, c'était son devoir d'Artiste; s'il y a réussi, c'est le fait de son génie; s'il y aurait pu réussir tout aussi bien par l'opéra, c'est ce que je ne discuterai ni ne rechercherai même,—puisque, par l'opéra ou par toute autre forme, à fins égales, l'essentiel était de réussir; puisque sans l'opéra Wagner a réussi; et puisqu'un tel succès, justifiant les moyens, rend oiseuse et caduque, au moins quant à Wagner, toute chicane relative au choix qu'il fit du Drame. J'observerai seulement que Wagner, étant donné son double but de patriote et d'homme-artiste, son idéal de vérité particulière et générale, n'aurait eu chance par l'opéra de se satisfaire qu'à condition; soit d'avoir trouvé l'opéra nationalisé en Allemagne; soit, s'il n'en était pas ainsi, d'en nationaliser la forme: car comment, sans être, d'abord, expressive du génie de la race, par laquelle seule l'artiste tient à l'humanité tout entière, comment une forme d'Art le serait-elle, expressive, de l'humaine, de l'ubiquitaire, de la sempiternelle Réalité psychique? Si l'Humanité même est un grand arbre en vie, dont chaque Race est un grand rameau, chaque Artiste une frémissante feuille, comment la feuille s'y prendrait-elle, sans l'intermédiaire du rameau, pour renvoyer au tronc, revivifiés en elle, les éléments vitaux que, sans cet intermédiaire, elle n'aurait pu s'assimiler? En langage moins métaphorique: puisque Wagner voulait impartir, à son œuvre, une valeur générale humaine; puisque allemande, italienne, française, une œuvre d'Art ne saurait avoir cette valeur qu'à condition d'être, avant tout, respectivement conforme au génie des Allemands, des Italiens ou des Français,—s'étonner, s'indigner que Wagner, artiste allemand, ait fini par juger impossible, en Allemagne, toute formule dramatique italienne ou française, ne serait-ce pas aussi sot qu'il le serait de s'indigner parce que Wagner, poète allemand, n'aurait pas appliqué, dans ses poèmes allemands, les règles des grammaires italienne ou française?

Telle est bien, en effet, la portée de la question que s'était posée Richard Wagner: «Possible» en Italie, non moins «possible» en France, l'opéra n'est-il pas impossible en Allemagne? Et lorsque, après avoir précédemment montré combien normale était, parmi les races latines, la situation faite aux auteurs d'opéras, lorsque j'aurai montré, ci-dessous, quelle devenait cette situation dans la patrie de Richard Wagner,—peut-être saisira-t-on mieux pourquoi ce problème de l'opéra, quelques suites internationales qu'en comportât la solution, ne pouvait se dresser alors, aussi impérieusement, que devant un auteur germanique[58-1].

Quand l'Allemagne reçut l'opéra, constate Wagner, c'était un produit étranger, qui, né en Italie, acclimaté en France, tendait et prétendait à s'imposer tel quel, tout développé, partout ailleurs: des princes d'Allemagne avaient appelé, pour les entretenir à leur cour, des troupes italiennes d'opéra, troupes flanquées de leurs compositeurs, ou plutôt de leurs fabricateurs d'airs sur commande pour virtuoses: les compositeurs germaniques étaient réduits, s'ils voulaient vivre, à ne hasarder sur la scène que des opéras italiens, non sans avoir été forcés d'en aller préalablement étudier, en Italie même, le mécanisme. Plus tard, les théâtres sommés durent, pour contenter leur public, joindre, à l'exécution de ces œuvres italiennes, celle d'autres opéras traduits, surtout français; lourdes imitations, plagiats mal déguisés, les tentatives locales n'avaient d'allemand que la langue; nul théâtre modèle ne put se former, nul style; ou plutôt, tous les styles coexistèrent partout (sauf un style national allemand) dans la plus complète anarchie: style français et style italien, copies allemandes de l'un et de l'autre, ceux-ci défigurés encore, soit par l'ineptie prosodique et littéraire des traductions, soit par l'insuffisance d'interprètes à tout faire, qu'on mettait à chanter coup sur coup, pour varier, sans étude et sans exercice, sujets comiques, sujets tragiques, les pièces les plus hétérogènes d'un répertoire d'importation[59-1]. Mais s'il en faut conclure, avec Richard Wagner, que «pour le musicien véritable et sérieux», en Allemagne, au point de vue allemand, «ce théâtre d'opéra n'existait pas[59-2]», en somme, est-ce à dire par là même qu'il n'«existait» non plus une Musique nationale allemande? Dieu merci! l'opéra n'est pas toute la Musique; il ne peut se passer d'elle, mais elle peut se passer de lui; et pour preuve: tandis que Mozart, artiste allemand, tandis que Glück, artiste allemand, créaient des opéras italiens et français, la Musique nationale allemande se développait, de Hændel à Sébastien Bach, de Bach à François-Joseph Haydn, de Haydn à Beethoven enfin, choralement, instrumentalement, conformément à des principes tout autres que ceux de l'opéra[60-1]. Il s'agissait de savoir si, parvenue d'elle-même à la perfection musicale dans tous les genres sauf l'opéra, l'Allemagne accepterait ensuite longtemps encore la tyrannie d'une pareille formule dramatique; et, forcée de s'avouer sa propre inaptitude, n'en attribuerait pas, un jour, la persistance, aux mêmes raisons que Richard Wagner: «Possible en Italie, non moins possible en France, l'opéra n'est-il pas impossible en Allemagne?» Ce jour-là, d'un semblable doute, un mouvement national naîtrait qui tout d'abord, passionnant la conscience publique, déterminerait une réaction. Réaction contre quoi? contre une forme étrangère. Mais en faveur de quoi? d'une forme allemande, sans doute! Et si cette forme allemande «n'existait pas»? Tant mieux: car il faudrait alors l'instaurer tout entière, et l'infériorité des artistes allemands, vis-à-vis des nations romanes, se métamorphoserait pour eux en avantage[60-2]; devenus rebelles au joug d'une forme exotique, et dont l'exotisme était encore sophistiqué, ne seraient-ils pas conduits à la considérer, d'un esprit plus libre, en elle-même; à se rendre ainsi mieux compte de ses inconvénients; à remonter de son mode actuel jusqu'au mode grec (c'est-à-dire jusqu'à l'origine, pour notre Europe, de toutes les formes d'art connues)[61-1]; à comprendre, à s'assimiler la forme antique, sans s'y asservir néanmoins, à s'élever finalement, appuyés sur celle-ci, jusqu'à la conception d'une forme aussi complète: neuve, idéale, purement humaine; bien nationale par son branchement, mais affranchie de toute entrave de mœurs nationales contingentes; et par suite accessible,—en Allemagne, hors d'Allemagne, et maintenant, et toujours,—à toute intelligence, à toute âme, à tout homme?

Que si la variété des langues européennes interdisait, à qui que ce fût, l'espoir de réussir à jamais opérer, par une forme nationale uniquement littéraire, cet international effet, la Musique n'est-elle pas, en revanche, une langue intelligible à tous, sans traduction? Et la Plastique? De même! Et la Mimique? De même! La forme allemande cherchée, nationale par l'idiome, serait donc, en outre, musicale; elle serait encore plastique, dramatique et mimique: car si d'une part, on ne peut le nier, la Musique est «la langue souveraine, qui, résolvant toutes les idées en sentiments, offre un organe universel de ce que l'intuition de l'artiste a de plus intime»,—d'autre part cet organe, quelle qu'en soit la puissance, ne saurait par lui-même atteindre à cette clarté que la représentation théâtrale, comme un privilège exclusif, dispute à l'art de la Peinture[61-2].

Au Wagner qui rêvait d'instaurer une telle forme, on conçoit quel «poignant ennui»[62-1] devait causer celle de l'opéra (ou plutôt du produit hybride et dévoyé que l'Allemagne avait fait de l'opéra). Désespoir de n'y jamais voir la Musique s'enlacer au Drame, pour constituer un tout vaste, indivisible et continu; désenchantement d'y découvrir, dans des œuvres de premier ordre, certaines choses toutes conventionnelles, déconcertantes d'absurdité[62-2]; stupeur de discerner, jusque chez un Weber, plus d'une prudente concession faite; détresse d'être chaque jour enfermé davantage, comme kapellmeister du théâtre de Dresde, dans le cercle magique du genre où il voyait tout l'opposé de l'idéal qui le remplissait,—tant de sentiments décourageants, loin de rebuter Richard Wagner, avaient fini par l'exalter: quoi! c'était au moment où il apercevait la possibilité de créer, non plus, par quelque «sûr instinct», des à-peu-près de chefs-d'œuvre comme Tannhäuser, mais, avec pleine conscience, des œuvres plus parfaites, c'était à ce moment-là que plus d'un s'avisait de juger excessives ses partielles audaces antérieures, devenues insuffisantes pour lui! L'heure devait venir et vint où bien plus, après tout, que les pires suites éventuelles d'un coup d'éclat définitif, le malaise de l'artiste, à force d'augmenter, lui paraîtrait «insupportable», et lui parut en effet tel: «Enfin je dus comprendre, clairement, dans quel but on cultive le théâtre moderne... en particulier l'opéra»[63-1]; et cette constatation l'emplit d'un tel dégoût, qu'abjurant tout essai de réforme, incapable de transiger, obligé de s'avouer que s'il ne transigeait pas, il lui faudrait tôt ou tard rompre, et rompre sans esprit de retour, avec ce genre «frivole», «équivoque» et mondain, il commença de chercher suivant quelles conditions se devrait consommer cette rupture.

Car rompre, c'était bien, rompre étant nécessaire: mais ensuite? Rompre n'est pas tout: rompre est un acte négatif, et ce n'est pas négative qu'est la mission de l'Artiste. Qu'il puisse avoir à rompre, à détruire, c'est son droit: son devoir n'en est pas moins de créer, comme la Vie même, qui jusque sur des ruines s'affirme, et d'autant mieux. Or si en général, pour accomplir ce devoir, l'Artiste a peu besoin de réfléchir, c'est qu'aussi n'existe-t-il guère d'antagonisme, en général, entre ses personnelles tendances intuitives et les moyens de les exprimer, qui lui sont fournis par l'étude d'une technique toute constituée[64-1]. Il n'en allait pas de même dans le cas de Richard Wagner; ici l'antagonisme existait péremptoire, et d'autant plus poignant que Wagner, étant un auteur dramatique, ayant besoin, pour réaliser intégralement ses conceptions, non pas seulement d'organes passifs, inanimés, mais encore d'un ensemble actif de forces artistiques vivantes, se sentait davantage à la merci des lois toutes particulières du théâtre, telles qu'il les trouvait établies[64-2]; et, puisqu'il les jugeait mauvaises et les croyait irréformables, se voyait mieux réduit à cette alternative: ou renoncer à l'espoir, pour ses œuvres futures, de la représentation scénique: ou les rendre scéniques en usant, malgré soi, des moyens d'expression convenus, conventionnels, destinés à des fins tout antiwagnériennes. Du moment qu'il n'optait ni pour l'un ni pour l'autre, il fallait bien que Wagner usât d'une forme à soi; pour en user, qu'il la créât; pour la créer, qu'il réfléchît. Au surplus, quelque répugnance qu'il éprouvât,—en dépit des instincts de sa race philosopheuse[64-3],—pour la méditation abstraite, un motif que je vais dire eût été suffisant pour lui faire une nécessité d'arriver à la certitude d'une prompte solution rationnelle: Wagner était d'abord poète; il était d'abord dramaturge: il en résultait que les idées, les sujets, les canevas de poèmes ne lui faisant jamais défaut (dans les quelques années qui suivirent Lohengrin, il en aurait eu plutôt trop[65-1]), certains de ces sujets l'obsédaient, hantaient son imagination, jusqu'à ne lui laisser aucun repos qu'ils n'eussent été dramatisés; et comme, poète et dramaturge, il était encore musicien, comme il ne concevait, n'esquissait, ne versifiait, ne dramatisait, qu'à seule fin de compléter ensuite musicalement, il constatait qu'aussi longtemps qu'il n'aurait trouvé, musicien, une forme musicale nouvelle, il resterait condamné, poète, à mesure que tour à tour ces sujets l'obséderaient, hanteraient son imagination, voudraient être dramatisés, à leur infliger la seule forme textuaire qui fut admise et connue en fait de drame lyrique, la seule qu'il eût, lui-même, pratiquée jusqu'alors: bref, celle de poèmes d'opéras.

Telle fut bien, en effet, l'aventure du poème, Siegfried's Tod, la Mort de Siegfried, dont, en 1848, l'exécution suivit l'achèvement de Lohengrin: oui, la première des œuvres nouvelles du poète qui, en 1847, doutait que l'opéra fût possible (l'œuvre qui plus tard, remaniée, devint Götterdämmerung, Le Crépuscule-des-Dieux, le quatrième des Drames de la Tétralogie), cette œuvre était encore un «poème d'opéra!» Amer, inacceptable démenti du sort, à trop de pressentiments intimes! Succès trop dérisoire de trop de révoltes sourdes! Rien mieux que ce fait prouve-t-il combien dut, à Wagner, apparaître vital le besoin, dès cet instant, d'une élucidation spéculative complète? Vital! il fallut donc que l'Artiste y satisfît: comment il y parvint, c'est ce qu'il me reste à dire, non sans une préalable digression toutefois.

J'ai montré[66-1] par quelles causes Wagner, changeant de sujets, à partir du Vaisseau-Fantôme inclusivement, avait abandonné, pour la Légende, l'Histoire. Ce que j'ai tu, c'est qu'assez longtemps cet abandon ne fut que très relatif (les preuves abondent: c'est l'esquisse d'un drame historique, La Sarrazine, tracée après le Vaisseau-Fantôme; c'est Tannhäuser même et jusqu'à Lohengrin, où Wagner, par une très heureuse conciliation des deux tendances de son génie, consentit à laisser l'Histoire intervenir, encadrer la Légende encore, sans l'entraver)... Mais, au reste, Wagner était trop de ceux qui, en toutes choses, considèrent comme un devoir d'appliquer jusqu'au bout, jusqu'aux plus rigoureuses conséquences, leurs principes,—pour qu'un tel abandon de l'Histoire, tout au moins par le musicien, ne devînt, d'ainsi relatif, tôt ou tard absolu. C'est ce qui eut lieu, et, comme on s'y pouvait attendre, au moment même où le musicien, révolté contre l'opéra, travaillait à s'en affranchir. Dès lors Wagner poète ne renonce pas, il est vrai, à toute exploitation de l'Histoire: il projette même un drame, Frédéric Barberousse, dont le titre indique assez le sujet et sa nature; mais aussi le musicien ne s'en embarrasse-t-il plus: à l'Histoire la parole, à la Légende le chant! Frédéric Barberousse n'est plus qu'un drame parlé, qui ne fut jamais achevé d'ailleurs; une épave, dont toute l'importance réside en ce que, contemporaine de Siegfried's Tod, qui est un poème d'opéra, elle révèle à quelle date devint définitive, vers la libre Légende libératrice de l'Art, l'orientation de l'autre Drame, Musical, Poétique, Plastique, en embryon dans Siegfried's Tod. Et l'on est bien en droit de supposer que l'embryon n'avait plus besoin, pour prospérer, que de se déprendre à jamais ainsi, radicalement, des modalités historiques: Siegfried's Tod, La Mort de Siegfried (l'œuvre qui plus tard, remaniée, devint Götterdämmerung, Le Crépuscule-des-Dieux, le quatrième des Drames de la Tétralogie), n'est-elle pas, en effet, de 1848? Or la Tétralogie, quatre ans après, naissait. Longue gestation? D'accord: combien plus longue, pourtant, devait être celle de la musique[67-1]! Mais je n'ai à raconter ici que celle du poème, et l'on verra que si, longue, elle le fut plus ou moins, ce ne fut certes point faute d'un dur labeur.—Voici.

Lorsque, en 1848, Wagner écrivit Siegfried's Tod, il y avait des années déjà[67-2] que, tout en achevant d'autres œuvres[67-3], il étudiait les sources du Mythe de Siegfried: les sources germaniques, scandinaves, toutes les sources. Gigantesque travail, dont, en certaines parties, la présente «Edition» saura donner l'idée; travail si fructueux que Wagner, ne pouvant réussir à en faire la synthèse dans les limites d'un drame unique, ni se résigner d'ailleurs à ne la point faire du tout, joignit à son «poème d'opéra» (Siegfried's Tod) une esquisse narrative, en prose, géniale condensation du cycle légendaire et mythologique tout entier. Par quels détails du fond, sinon de la fable même, cette esquisse se distingue de L'Anneau du Nibelung, c'est ce qui sera dit en temps et lieu[67-4]; pour l'instant, qu'il soit suffisant d'en faire mention, sous ce titre, adopté par Wagner: Der Nibelungen-Mythus, als Entwurf zu einem Drama[68-1] (en français: Le Mythe des Nibelungen comme projet de Drame). L'Artiste a-t-il donc eu, dès lors, l'idée de mettre à la scène, comme il l'y mit ensuite, la totalité de ce canevas? Si spécieuse que soit l'hypothèse, elle n'est autorisée par rien: «projet de Drame», et non pas projet de tétralogie, résumé synthétique des études de Wagner, l'esquisse fut abrégée par lui, versifiée—sous forme de récits très substantiels, souvent même trop,[68-2]—dans Siegfried's Tod, afin d'en préparer, d'en motiver l'action.

Ce qui est exact, en revanche, c'est que poème et canevas furent suivis, immédiatement, d'un écrit,—d'un «Projet» encore, significatif, celui-ci: «pour l'organisation» éventuelle, «en Saxe, d'un» vrai «Théâtre national»[68-3]. Wagner y déclarant fort net, entre autres choses, que l'opéra ne satisfaisait point aux conditions d'un Art élevé, proposait en substance de réduire, avant tout, le nombre des représentions; lesquelles, solennisées ainsi d'être plus rares, contribueraient sans doute à rendre au Peuple allemand, rassemblé pour des fins sérieuses, le besoin d'œuvres aborigènes, expressives de l'âme germanique. C'était articuler (1849) la conception d'où, bien plus tard, jaillit, baraque sublime, le temple de Bayreuth; mais de ce que cette baraque fut destinée, du reste, à la Tétralogie d'abord, est-il permis d'induire que la conception vague, l'initiale conception de 1849 correspondait elle-même au plan d'un Drame quadruple? En vérité non! et qu'importe? N'est-ce pas assez qu'on puisse, d'une telle conception vague, conclure à l'évident souci, qu'avait Wagner, de s'inspirer de l'idéal grec; d'adapter originalement cet idéal (question tétralogique à part) à l'authentique génie de l'Allemagne? N'est-ce pas assez qu'on puisse, grâce au même document, fixer à quelle époque et par quelles causes Wagner, résolu à tenter pareille adaptation, obligé de comparer, pour y mieux réussir, ce qu'ont été les relations, en Grèce, du théâtre et de la vie publique, avec ce qu'elles étaient dans sa propre patrie, trouva la certitude, en cette comparaison, que l'état défectueux du théâtre moderne, en Allemagne et partout ailleurs, résultait d'un état non moins défectueux de la Société, par toute l'Europe?[69-1]

Or c'est,—la découverte de cette certitude, c'est le nœud, pour ainsi dire, tragique, logique aussi, de toute l'existence de Wagner: jugeant irréformable enfin l'Art du théâtre, aussi longtemps que la Société n'aurait pas été réformée, il crut que son devoir était d'attaquer cette dernière, dès qu'il en aurait l'occasion, sur le terrain de la Politique. Nul n'ignore qu'il n'y faillit point, et que la Révolution de 1848 s'étant propagée de France à Dresde, le Kapellmeister du Théâtre-Royal n'hésita pas une seule seconde, en mai 1849, à s'insurger contre le roi[69-2].

C'est alors qu'ayant eu la chance, quand l'émeute eut été vaincue, de ne pas être pris, fusillé, et de pouvoir se sauver à Paris puis en Suisse; n'ayant plus à garder aucun de ces ménagements que lui auraient imposés, dans une certaine mesure, ses fonctions officielles de Dresde, il profita de cette liberté, de cette indépendance absolues, si opportunément recouvrées,[70-1] pour écrire et rendre publique, sous le titre: Art et Révolution, la profession de sa foi en un ordre de choses où l'Art, surtout l'art du Théâtre, redeviendrait ce qu'il était jadis: l'inspirateur, l'instituteur, le révélateur de la vie sociale.

Mais, pour ne point paraître inapte à cette mission, que faudrait-il que fût toute œuvre dramatique? A force de chercher à se le représenter, Wagner en eut enfin la conception fort nette, et si nette qu'il la spécifia, sans plus tarder, dans un nouvel écrit spéculatif moins bref; et comme, après l'échec des révolutionnaires, il n'osait espérer, pour cette œuvre idéale, la possibilité, sur des scènes avilies, d'une réalisation contemporaine complète, il nomma cet écrit: L'Œuvre d'Art de l'Avenir[70-2].

L'Œuvre d'Art de l'Avenir. Hélas! Français que nous sommes: il y a quarante-quatre ans, de cela!

Wagner était d'ailleurs sincère: bien entendu! Il croyait sincèrement, ses lettres en font foi, que «de tout autres»[70-3] que lui créeraient cette Œuvre d'Art: il croyait, sans arrière-pensée, que son rôle était de la préparer et pour la préparer, tout en théorisant, il s'efforçait de revenir à l'exercice normal de ses facultés artistiques, par la composition d'un Drame, Wieland der Schmied[71-1], conforme, autant que possible, à ses vues immédiates, puisque tiré du Mythe, et par là musical, le sujet se prêtait à merveille à symboliser, au surplus, la nécessité, pour l'Artiste, de secouer le joug du Public, le joug de l'artificiel, de l'arbitraire, du faux; d'exprimer l'âme du Peuple, et de s'adresser au Peuple. «Préparatoire», nul doute qu'un tel Drame l'eût été: non pas un monument peut-être, mais un «signe», ou, comme l'a défini Wagner, un «moment»[71-2] de la Révolution. Il y renonça pourtant: je n'ai pas à dire pourquoi,—et je n'aurais même rien dit non plus de Wieland, si d'une part cette esquisse, très grandiose et très belle, n'eût fourni maint détail à la Tétralogie, si d'autre part la fable ne s'en rattachait au cycle des études résumées par Wagner, dans Le Mythe des Nibelungen comme projet de Drame, et dans Siegfried's Tod: desquels j'ai parlé.

C'était vers ces études providentielles, somme toute, qu'il se trouvait sans cesse ramené d'intuition: ne le voit-on pas se remettre, en 1850, à la musique de Siegfried's Tod? Mais quoi! il s'y sentait gêné, paralysé par quelque cause, dont il ne parvint pas tout de suite à se rendre compte; puis Siegfried's Tod n'était qu'un «poème d'opéra»: et Wagner, édifié par ses récents écrits, estimait à présent que l'Œuvre d'Art de l'Avenir ne naîtrait jamais d'une telle forme; il est vrai que n'étant pas élu (à ce qu'il croyait) pour instaurer cette Œuvre d'Art, il pouvait en conscience lui-même, à la rigueur, sinon faire d'autres opéras, tout au moins achever Siegfried's Tod: mais ce droit n'était-il pas conditionnel, du reste? ce droit déchargeait-il Richard Wagner du devoir de la «préparer», l'Œuvre d'Art? Pouvait-il, sans enfreindre ce devoir, exercer ce droit, pouvait-il achever Siegfried's Tod, avant d'avoir bien établi, pour les lecteurs de ses écrits, et de s'être signifié à lui, Richard Wagner, irrécusablement, irréfragablement: qu'il ne faudrait pas s'y tromper; que ni cet opéra, quand il serait terminé, ni aucun opéra, jamais, à aucun titre, ne saurait être, en tant qu'opéra, «préparatoire» à l'Œuvre d'Art[72-1]? Raille ces scrupules qui l'ose! C'est pour y satisfaire que, s'arrachant à Siegfried's Tod, Wagner eut la patience, dans Opéra et Drame, d'épuiser la question tant au point de vue critique qu'au point de vue, essentiel pour nous, de la théorie: «Voici mon testament,» dit-il[72-2]: «je puis mourir! Tout ce que je ferai de plus me semble être un pur luxe!»—Oui, le «luxe» fut assez «pur», j'espère, un tel «pur luxe!»

Tout de même, en attendant de «mourir», il fallait vivre. Par bonheur, tandis que Wagner théorisait, ses amis s'employaient à faire monter ses œuvres: pour la première fois, Lohengrin venait d'être représenté, au théâtre de Weimar, et, grâce au dévouement de Franz Liszt, avec un tel succès que Wagner, sollicité, dut promettre à cette scène un nouvel opéra; il comptait, pour remplir cet engagement, sur Siegfried's Tod[72-3], que plus rien, semble-t-il, ne l'eût retenu de finir, si cette fois, la musique reprise, il n'eût trouvé quelle cause, insoupçonnée naguère, l'y avait tout d'abord gêné, paralysé: Siegfried's Tod n'était point scénique! «Lorsque j'essayai, dit Wagner, de dramatiser le moment capital du mythe des Nibelungen, dans La Mort de Siegfried, je jugeai nécessaire d'indiquer un grand nombre de faits antérieurs, de façon à mettre cet épisode essentiel dans son vrai jour. Mais je ne pouvais que raconter ces faits préparatoires, tandis que je sentais la nécessité de les faire entrer dans l'action même du drame[73-1].» Il la sentit si bien qu'il en vint à tirer, de son esquisse générale en prose, un second poème, Le Jeune Siegfried (qui, terminé le 24 juin de l'an 1851, devint plus tard, métamorphosé, le Siegfried de la Tétralogie); il y montrait en scène quelques-uns des exploits dont Siegfried's Tod parlait seulement: «Mais ici, nouvel embarras, constate Wagner. Je ne trouvais toujours pas moyen d'incorporer ce qui était nécessaire pour que l'action dramatique s'expliquât d'elle-même[73-2].» Et, ce qui était beaucoup plus grave, c'est que, non plus que le premier poème, le second ne correspondait aux conclusions logiques, ni de L'Œuvre d'Art de l'Avenir, ni surtout d'Opéra et Drame: pour remanier un opéra, Wagner en avait fait un autre.

Au reste, il n'y avait pas de raison, deux poèmes ne suffisant plus, pour que Wagner n'en écrivît, puisqu'il le fallait, un troisième, et voire un quatrième s'il le fallait encore; il était naturel que chacun de ces poèmes, soit créés, soit éventuels, faisant pour ainsi dire partie d'un Drame unique, l'Artiste dût être frappé du rapport qu'offrirait l'ensemble, s'il le réalisait jamais, avec l'économie du Théâtre des Grecs, son idéal rétrospectif; il était naturel qu'il dût être ramené, par cette encourageante remarque, à l'idée de son «Projet»[74-1] de 1849 (pour l'organisation, en Saxe, d'un vrai Théâtre national), et poussé d'autant plus à serrer l'œuvre entière (toujours s'il la réalisait) par les liens ininterrompus d'une gigantesque symphonie.—Ce fut ce qui eut lieu, en effet. Aussi voit-on dès lors et coup sur coup Wagner: entamer la musique du Jeune Siegfried (septembre); l'abandonner au mois d'octobre; et déclarer, le 3 novembre (n'est-il pas vrai que c'est une grande date?) qu'il embrassera décidément, sous une forme poétique complète, en trois Drames, avec un Prologue, l'immense Mythe des Nibelungen[74-2].

C'était rompre, et Wagner le dit dans la même lettre, c'était rompre, à ses propres dépens matériels, tous ses engagements antérieurs envers la scène de Weimar; c'était implicitement renoncer à tout espoir de voir son œuvre entrer jamais, tétralogie ou trilogie, dans le répertoire d'une scène quelconque[74-3]: car il est évident qu'un tel plan dramatique, pour réalisable qu'il fût, comportait, a priori même, un système de représentations consécutives, inconciliable, au moins alors, avec les habitudes modernes. «Mais par cette seule raison, fait observer Wagner, il me semblait que [l'ouvrage] serait un exemple vrai et normal de ce que seul je comprenais comme un Art dramatique vraiment universel dans sa forme la plus noble[74-4]... Il me sembla que ce qu'il y avait de plus noble à faire était de fortifier ou d'éveiller, par un tel exemple d'une pure œuvre d'Art, une conception du vrai sens de l'Art parmi tous ceux qui pouvaient le comprendre[75-1]... Cet exemple serait libre de toutes les influences anti-artistiques et des dépendances de la misérable scène conventionnelle qui n'était capable que d'offrir aujourd'hui ses pompeuses attractions à un public composé des éléments les plus divers, sans aucun sens artistique, et de les présenter dans une forme fugitive[75-2]... Alors, par la conquête graduelle sur le public qui serait attiré vers cet Art, l'esprit national richement doté pourrait être aidé à déployer ses forces et à se délivrer de ses chaînes, cet esprit national qui, à présent, malgré ses nombreuses entraves et la grossièreté des influences réalistes qui l'entouraient, menaçait de tomber dans une dégénérescence de plus en plus profonde[75-3]».

Mais encore fallait-il parvenir à ce public: et comment, puisqu'il n'y avait rien à espérer des scènes allemandes contemporaines? «Je concevais fort bien que la chose fût possible, et c'était assez, en l'absence absolue de toute idée de l'opéra moderne, pour flatter mon imagination, élever mes facultés, me débarrasser de toute fantaisie de réussir au théâtre, et me décider à suivre complètement, comme pour me guérir des souffrances cruelles que j'avais endurées, ma propre nature»[75-4].—«Depuis que j'avais dégagé mon esprit de toute incertitude et de toute confusion par mes écrits théoriques, j'étais capable une fois encore de marcher dans la voie que j'avais commencé à prendre avec une confiance d'artiste, pour donner à mes idées une forme telle que je l'avais imaginée moi-même. Quand j'arrivai à l'œuvre elle-même, la manière dans laquelle elle devait être un jour représentée prit aussi forme dans mon esprit[76-1]: ... cet exemple aurait sa valeur individuelle complètement indépendante, et ces représentations, dans la forme de grands festivals artistiques, seraient entreprises, sans nul souci de rémunération matérielle quelconque, pour le profit [moral] d'une foule réunie dans le but, uniquement, d'une occupation artistique[76-2]... Avec l'annonce du plan d'un tel festival d'Art, qui, à cette époque, pouvait sembler aussi fantastique et aussi extraordinaire que mes rêves de révolution, je pris congé de mes amis[76-3], sans me troubler par l'opinion que la foule doit avoir d'un artiste qui a pensé qu'il a découvert dans son monde idéal la seule voie possible dans laquelle il puisse s'associer dignement avec le monde de la réalité... Et, dans l'achèvement actuel de mon entreprise, je devins une fois de plus l'artiste vrai, sans entraves, délivré de toute hésitation ou du doute[76-4]».

C'est pourquoi, le 29 mai 1852, Wagner pouvait écrire à Liszt: «L'esquisse de toute la Tétralogie du Nibelung est finie»[76-5]: le 1er juillet de la même année, c'était le poème de la Walküre; en novembre, le Rheingold; puis Wagner remaniait Le Jeune Siegfried (Siegfried); puis La Mort de Siegfried (Le Crépuscule-des-Dieux). Vers Noël, il lisait à ses amis le Ring en entier[76-6].

J'ai dû faire gravir au lecteur ce calvaire de chronographie, afin qu'il se rendît bien compte de l'absolue exactitude de cette déclaration de Wagner (dans la Lettre sur la Musique)[77-1]: «Mes conclusions les plus hardies, relativement au Drame musical dont je concevais la possibilité, se sont imposées à moi parce que, dès cette époque, je portais dans ma tête le plan de mon grand Drame des Nibelungen, dont j'avais même déjà écrit le poème en partie; et il avait, dès lors, revêtu dans ma pensée une forme telle, que ma théorie n'était guère autre chose qu'une expression abstraite de ce qui s'était développé en moi comme production spontanée.» Plus personne ne doute, j'imagine, que la Tétralogie de L'Anneau du Nibelung, nommée par lui encore «le poème de ma vie, de tout ce que je suis et de tout ce que je sens[77-2]», ne soit, de tous les Drames du Poète-Musicien, le seul auquel il sied d'adjoindre l'analyse ou la synthèse des trois ouvrages qui en sont «l'expression abstraite». Aussi ne retarderai-je plus guère cette analyse, ou, si l'on préfère, cette synthèse; mais qu'on se rassure! elle sera brève: étant donné l'état présent de la question wagnérienne en France, il m'a fallu, pour préparer, pour motiver cet exposé des principes de Richard Wagner, incomparablement plus de place qu'il n'est utile d'en réserver aux principes mêmes.

La Tétralogie de l'Anneau du Nibelung

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