Читать книгу Histoire du cognac - Robert Delamain - Страница 4
PRÉFACE LES PLUS NOBLES PRÉSENTS DE LA TERRE
ОглавлениеLe soir du gerbage, lorsque le jour tombe, que le grand champ qui a cuit sous le soleil vit encore sur sa réserve de lumière, la paille droite, dure et tassée, rasée près du sol, est un tapis d’or; les bottes posées par trois, bien alignées, font des allées qui conduisent à l’horizon rose... Le maître qui a peiné sur son fonds, qui l’a labouré, amendé, ensemencé, soigné pendant les mois de la pousse, et qui, aux orages a tremblé pour la récolte, se retourne, ce soir-là.
D’un coup d’œil il capte le spectacle.
Son visage demeure impénétrable, mais son regard trahit un trouble inhabituel. Ce qui a été fait pendant des mois, ce que lui et ses hommes ont enduré, le gel, la pluie, le vent et la lourde canicule dans les jours de la moisson, c’était pour «ça» ! Il ne s’agit pas pour l’instant du profit. Les gerbes reposent là comme les soldats d’une armée après une longue étape. La terre a livré son trésor!
Et le lendemain, l’entrée du blé à la ferme!... Il y en a trois charretées, chacune haute comme une maison, traînée par deux bœufs aussi blonds que le blé mûr — trois chars triomphaux. Ils ont tourné lentement, en suivant la même courbe qui leur faisait quitter la route et les dirigeait droit vers le milieu du haut porche; c’est la marche pathétique de géants. Il y aura ainsi huit, dix voyages; peut-être plus. A la nuit, le champ sera nu, magnifiquement, mais entre lui et le chaume il y aura la différence de la beauté à l’agrément.
L’entrée des dernières charrettes chargées d’épis dans la cour de la ferme, c’est un des grands spectacles de la nature alliée de l’homme. Je m’imagine qu’on le voit à peu près partout, cependant, pour qu’il soit complet dans sa hautaine et débonnaire majesté, il lui faut la longue, sobre et passionnée accoutumance des hommes au travail en famille, ainsi que le décor de la ferme au grand porche accueillant où sont passées depuis des générations les mêmes richesses dans le même moment de l’année. Il lui faut ce que nous avons — une antique contrée solide où les dynasties paysannes ont gravé leur filiation.
Il est un autre spectacle, aussi beau, aussi noble, moins recueilli, aussi harmonieux, moins grave: c’est l’entrée de la vendange dans le chai
La moisson c’est un aboutissement; il ne faudra plus que les batteries pour que la récolte se sépare du maître et coure le monde.
Pour la vendange du bon vigneron, le labeur se poursuivra longtemps encore, passant d’une année à l’autre, et la chimie naturelle s’accomplira selon les rites établis depuis que les hommes ont découvert le secret du raisin. Chez le vigneron les soins dont on entoure la récolte se poursuivront encore dans le chai lorsque la récolte suivante y entrera. Le vin est peut-être déjà vendu, mais on le prépare à se bien tenir dans le monde, on l’éduque el quand, enfin, il quitte le chai, le propriétaire, bien mieux que l’acheteur, sait les qualités qu’il possédera plus tard. Aussitôt l’argent arrive; le chai s’est vidé, mais dans l’armoire, derrière la pile de linge, il y a une petite boîte où les écus nouveaux sont enfermés — le prix de la peine, qui apporte moins de fierté au vigneron que la récolte parce que le mal et les tourments qu’il a endurés pour elle s’y reflètent moins clairement. Tout de même c’est le prix monnayé que les hommes ont donné à celui d’entre eux qui a fait mûrir un beau fruit.
Mais il est une région unique dans le vaste monde, où le fruit du sol échappe à la règle commune qui est de quitter tôt la terre qui l’a produit.
Le blé s’en va vite et disparaît; le vin est plus lent, plus fidèle, mais il change de berceau — du chai du propriétaire, il se rend à la cave de l’amateur.
Le Cognac, c’est la fortune qui organise son sort dans le secret des longues années au lieu même du miracle qui l’a engendré. Alors, entre lui et le propriétaire qui l’a distillé, s’établit une sorte d’alliance sans signature, plus forte et plus tenace que tous les pactes.
Aussitôt que, goutte à goutte il apparaît dans le récipient de la distillation, il entre dans la famille. C’est mieux que de l’argent, c’est le patrimoine de la maison; on lui fait l’accueil qu’on réserve à un enfant. On lui a préparé une barrique qui a déjà de longs états de service; elle a contenu de vieilles eaux-de-vie qui sont devenues vénérables et qui ont passé leur quart de siècle dans l’atmosphère égale de la réserve. La jeune eau-de-vie, limpide comme la plus claire des eaux de source, trouvera dans ce berceau la parfum traditionnel auquel sa race la voue; fille parfaite du sol, elle adoptera les coutumes des hautes lignées et elle aura sa part dans la gloire du «maine». Au chai, au foyer du maître, elle aura les pensées de ceux à qui elle doit son existence de «célébrité », et la sollicitude des maîtres qui veilleront sur elle les lui attachera au point qu’ils lui conféreront une existence d’être vivant. Parmi les hommes qui viendront, c’est elle qui, à la suite de ses aînés, maintiendra les subtils devoirs de la tradition.
Lorsque le vigneron charentais réunit son monde, que ce soit pour un baptême, pour une première communion, pour des accordailles ou pour un mariage, on va toujours faire «un tour au chai». En cet instant, ils sont recueillis comme des pèlerins. Ils goûtent à la pipette, hument, se concertent à voix basse, branlent la tête, admiratifs et respectueux, caressent de l’œil la barrique qui recèle tant de merveilles dans chacune des gouttes qu’elle contient — et ils s’éloignent en silence, conscients d’avoir rendu leur devoir à la puissance que l’un d’eux a créée.
Enfin, quand le temps est venu de vendre, l’affaire se traite sans qu’on soit bien heureux; c’est comme pour le départ de l’enfant qu’on a longtemps choyé et pour qui l’âge est venu d’aller vers son destin. Il part pour la vie! Avant, c’était l’enfance, guettée par les dangers, mais couvée passionnément...
J’ai connu un fermier de Saintonge qui avait deux fils et une fille. L’aîné ne s’était pas bien conduit. Lorsque la mort vint prendre le bon travailleur, on trouva ceci dans son testament: «J’ai fait trois parts égales de ma fortune; j’exige que l’attribution en soit faite ainsi: l’argent sera partagé par tiers entre mes trois enfants. Les vingt-deux barriques du chai iront à René et à Jeanne qui devront remettre à Fernand la somme de quarante mille francs...» Suivaient des conseils pour la bonne entente de ses héritiers et pour les soins à apporter aux eaux-de-vie. Fernand n’avait pas été jugé digne de recevoir une part du vrai patrimoine du vigneron.
Cela se passait entre Beauvoir et Loulay aux confins des Bois ordinaires et des Bons Bois, il y a quelque cinquante ans. Ma famille m’a conté que ce noble et riche paysan avait un parent du côté de Segonzac, un parent éloigné pas bien argenté, qui possédait une petite terre, mais pour lequel le cousin des Bons Bois nourrissait le plus profond respect. Le petit propriétaire de Segonzac soignait ses pieds de vigne dans le pays de la Grande Champagne, quelque chose comme le plus beau morceau de la terre des dieux...
C’est de ces contrées uniques que Robert Delamain va vous entretenir ici, avec la vénération qu’on doit porter aux choses de la terre et le soin jaloux d’exactitude tout à fait digne des paysans qui font sortir de la vigne ce qu’on appelait autrefois «l’âme ardente du vin».
Lisez ce livre. C’est un beau et bon livre; il a été écrit en l’honneur du merveilleux produit d’un sol unique, et vous sentirez monter en vous une puissante et grave admiration pour ces paysans qui, aussi sensibles que d’autres aux tragédies de l’heure, mais affranchis de la tentation des fortunes rapides, avancent, sans jamais s’écarter de la ligne que leur ont tracée leurs devanciers afin de refaire chaque année ce que les anciens ont fait à la perfection.
GASTON CHÉRAU,
de l’Académie Goncourt.