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CHAPITRE TROIS

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Lex se précipitait vers son père, tout excitée. Il la souleva pour l’emmener vers l’arrière de la boutique. Derrière l’imposant comptoir en bois, vernis de rouge foncé, il y avait une porte qui menait au monde extérieur où une palette remplie de carton les attendait.

– Attention, dit son père.

Il la protégea de ses mains en la posant avant de faire apparaître un couteau de poche. Avec des gestes précis, il coupa le scotch qui retenait chaque carton, l’un après l’autre, puis il en attrapa un pour le poser par terre à la hauteur de Lex.

Elle plongea dedans avec enthousiasme, sortant un exemplaire flambant neuf d’un livre portant la photo d’une Reine en tenue de Tudors qui posait entourée d’épines.

– Où va celui-là, ma puce ? demanda son père en lui mettant la main sur l’épaule.

– Fictions Historique, annonça Lex, les mains déjà dans la boîte pour sortir les deux autres exemplaires du même roman.

– Bien joué. Tu as gagné le droit de les ranger et je m’occupe des autres, dit-il en lui ébouriffant les cheveux.

Lex sourit et repartit en courant vers les étagères, un chemin qu’elle pourrait retracer dans le noir les yeux fermés. C’était son monde : d’immenses piles de romans, l’odeur des livres neufs, les pages usées et cornées de la section des occasions, les classements alphabétiques et par genre, le calme et les chuchotements des clients. Son père toujours près d’elle pour lui faire découvrir les meilleurs titres, lui montrer de nouveaux mondes…

Elle posa les livres sur l’étagère et se retourna, mais son père n’était plus dans l’arrière-boutique.

– Papa ? appela-t-elle, sa voix résonnant étrangement dans cet endroit vide de toute présence. Papa ? Où es-tu ?

Lex se réveilla en sursaut, sentant un frisson parcourir son corps. Elle transpirait, le souvenir de ce rêve se répétant en boucle dans son esprit. Elle avait compris d’instinct que son père n’était plus là.

Peut-être parce qu’il était également parti, ici, dans la vraie vie. Aussi idyllique que sa vie lui paraissait lorsqu’elle était enfant, elle n’avait aucune idée de ce qu’il se passait en coulisses. Aucune idée des disputes de ses parents, des problèmes d’argent, du manque de marge réalisé sur les ventes. Doucement, sur deux ans, la section des livres d’occasion s’était agrandie, jusqu’à ce que le magasin entier ne vende plus que ça. Son père avait dû croire que ce changement pourrait sauver le magasin.

Lex se souvint avec nostalgie de ses flâneries parmi ces étagères. Les livres d’occasion avaient une odeur complètement différente, celle du vieux papier et de la vie. Chacun d’eux avait sa propre histoire, son propre passé, pas seulement sur les pages, mais aussi dans la vie du livre en lui-même. Des dédicaces griffonnées au stylo ou au crayon à l’intérieur de la couverture. Le bord des pages usé, corné et déchiré, les annotations occasionnelles dans la marge. Les plis dans la tranche là où le livre avait été lu et relu, aimé et emporté partout dans un sac.

C’était magique, jusqu’au jour où ça ne l’était plus. Le magasin fit faillite et ses parents la firent asseoir pour lui annoncer un après-midi d’été brumeux, alors qu’elle ne pensait que rien de mal ne pouvait arriver, qu’ils divorçaient.

Lex resta avec sa mère alors qu’elle souhaitait partir avec son père. Celui-ci vivait dans un motel le temps de trouver un nouvel appartement permanent. Un jour il quitta le motel et ne revint jamais.

Lex ne l’avait pas revu depuis.

C’était une vieille blessure. Lex avait maintenant trente-deux ans et les bons souvenirs du magasin ne représentaient qu’une petite partie de sa vie. C’était terminé depuis longtemps. Elle avait essayé de retrouver son père à l’adolescence, durant ses études et après son diplôme. Elle n’avait jamais trouvé la moindre trace de lui, et un jour, elle avait arrêté de chercher.

Lex sortit les pieds du lit et marcha jusqu’à la cuisine de son petit appartement, récupérant un verre dans le placard pour le remplir d’eau. Le rêve persistait dans son esprit et pas seulement à cause des émotions qu’il avait remuées.

Elle s’était accrochée à ce rêve depuis que le magasin avait fermé : ouvrir un jour sa propre librairie, suivre les traces de son père. Après sa disparition, elle s’était même imaginée ce fantasme dans lequel il apprenait qu’elle avait ouvert son propre magasin. Il l’aurait rejoint pour travailler avec elle au milieu des étagères, comme ils l’avaient fait lorsqu’elle était enfant. C’était en partie plus un souhait qu’un projet, mais l’ambition était toujours là.

À l’origine elle avait commencé dans l’édition pour être proche des livres. Elle voulait en apprendre plus sur le marché, comprendre ce qui se vendait et ce qui ne marchait pas. Elle pensait que ça lui servirait, qu’elle se créerait des contacts utiles pour le jour où elle se lancerait. Mais quelque part en chemin elle avait été promue d’assistante à éditrice junior, puis on lui avait donné son propre bureau, aussi petit soit-il, et le rêve s’était dissipé.

Lex termina son eau et retourna le verre sur l’égouttoir. Elle regardait par la fenêtre sans vraiment voir la vue. Quand avait-elle laissé tomber ce projet ? Elle en avait rêvé pendant tant d’années et c’était logique. Elle connaissait les livres. Ils faisaient partie de son âme. De plus, avec une librairie d’occasion, pas besoin de suivre les dernières tendances, le marché, les pires autobiographies. On récupère ce que l’on trouve, on cherche des perles rares et on se construit une clientèle qui aime vraiment les livres.

Lex se retrouva dans sa chambre, à la recherche de son portable sur sa table de chevet. Il y avait des messages de Colin qu’elle ignora, les balayant impatiemment de l’écran pour ouvrir l’application de sa banque. Elle en étudia le contenu avec contrariété. Elle n’avait jamais été douée pour économiser, encore moins avec cet appartement en plein centre de Boston qui prenait déjà une bonne partie de son salaire. Puis il y avait les courses, les trajets en métro, les sorties avec Colin…

Elle avait un peu de côté, mais un mois d’indemnité de licenciement, ce n’était pas grand-chose, du moins pas assez pour lancer son entreprise. Ça au moins elle en était certaine.

Mais elle avait d’autres options. Lex pensa à sa mère qui avait bien réussi ces quinze dernières années. Elle s’était remariée avec un homme riche et vivait dans une maison confortable avec piscine en banlieue. Elle avait une carrière fructueuse et son mari l’adorait. Ils ne seraient sûrement pas contre l’opportunité d’investir dans le projet de Lex, ni de la voir monter son entreprise.

Elle se décida à appeler sa mère dans la matinée. Tout ce dont elle avait besoin, c’était d’un coup de pouce pour se lancer et son rêve serait de nouveau accessible. Ce n’était pas grand-chose, elle n’avait rien emprunté à sa famille depuis l’université et elle avait tout remboursé dès qu’elle avait commencé à travailler. Elle était fille unique. Quel genre de parent ne voudrait pas la réussite de leur enfant ?

Elle se remit sous la couette l’esprit apaisé, souriant dans l’obscurité. Aujourd’hui, elle se remettrait sur la voie qu’elle n’aurait jamais dû quitter.

***

– Maman ? dit Lex en approchant le téléphone de son oreille, surprise. C’est fou. J’allais justement t’appeler !

En réalité, elle repoussait l’échéance. Elle s’était réveillée il y a plus d’une heure et avait passé son temps assise dans son lit à lire des articles sur son site d’informations préféré. Faisant tout son possible pour éviter l’inévitable.

– Ne va pas croire que c’est une coïncidence Alexis, lui dit froidement sa mère. Roger a entendu de Belinda que Carl avait parlé à Bryce ce matin. On dirait que nous sommes les derniers informés de ton licenciement.

Lex soupira. Elle n’avait aucune idée de qui étaient ces gens, en dehors de Roger, le nouveau mari de sa mère, mais elle avait le sentiment que si elle lui demandait, elle aurait le droit à un sermon pour ne pas l’avoir écouté. Ce n’était pas comme ça qu’elle s’était imaginée cet appel. À peine commencée et elle était déjà hors sujet.

– J’étais fatiguée la nuit dernière, dit-elle. Je voulais t’appeler aujourd’hui.

– Mais que s’est-il passé ? s’effondra sa mère. Belinda était là à offrir ses condoléances, à dire à Roger que ça allait s’arranger, que ce n’était pas la fin du monde et qu’elle était persuadée que tu allais rebondir. Alors que nous n’en savions rien. Comment as-tu pu perdre ton travail ?

– Ce n’était pas de ma faute, dit Lex.

Sachant pertinemment que cette excuse était nulle, elle continua rapidement pour ne pas laisser le temps à sa mère de réagir.

– Bryce m’a annoncé que les associés avaient décidé de se séparer des documentaires. Le département ferme, ce n’est pas seulement moi.

– Aux dernières nouvelles, c’était toi le département. Tu ne pouvais rien faire ? Tu aurais dû faire plus de ventes. Tu ne leur as pas dit que tu pouvais travailler dans un autre département ?

Lex inspira profondément et compta jusqu’à dix dans sa tête.

– C’est trop tard maman. J’ai fait tout ce qu’ils m’ont demandé, mais ce genre de livres ne fait pas de gros chiffres. Avant ils s’en contentaient, mais je suppose qu’ils ont changé d’avis. J’ai demandé où je pouvais aller et Bryce m’a dit que ma seule option était le département des autobiographies de célébrités. Ce n’était pas possible.

– Qui t’a rendu aussi hautaine et ingrate pour croire que tu pouvais refuser un très bon travail ? éclata la mère de Lex.

Elle s’y attendait, notamment à cause de ce qui se trouvait dans la bibliothèque de sa mère. La biographie de Dolly Parton était beaucoup plus usée que Crime et Châtiment.

– Et on peut savoir ce que tu faisais hier soir de si important et qui t’as empêché de nous appeler ? M’éviter à tout prix, car tu savais que je ne serais pas contente ?

– Non, Maman, dit Lex la mâchoire serrée. J’étais chez Colin. Puis nous avons rompu. De toute façon je ne suis pas obligée de t’appeler dès qu’il m’arrive quelque chose, tu sais ? Je suis adulte.

– Tu as rompu avec Colin ? s’écria sa mère. Non mais, Lex ! Tu nous fais quoi ? Tu essaies de t’autodétruire ? Vous étiez ensemble depuis des mois. Tu ne te rajeunis pas et je veux avoir des petits-enfants un jour. Que vas-tu faire maintenant, sans personne pour t’entretenir ?

Lex ferma les yeux en se pinçant le nez.

– Je vais m’entretenir toute seule. J’ai mes indemnités de licenciement et je vais trouver autre chose. D’ailleurs Maman, c’est pour ça que je voulais t’appeler.

– Tu veux que Roger te pistonne ? supposa sa mère. Il peut sans doute te trouver une place au département comptabilité. Il cherche toujours du monde pour gérer l’administration quotidienne. Je peux lui demander de donner ton CV…

– Non. Merci, mais… non.

Lex prit une profonde inspiration. Comptable ? Vraiment ? Sa mère semblait être passée d’une colère sourde à une solution. C’était une femme d’affaires animée par la logique et l’action. Elle savait qu’il fallait se dépêcher pour bien faire, ce qui expliquait sûrement pourquoi elle était aussi déçue de savoir que Lex avait coupé court à sa carrière et à sa relation en une journée. Mais il était hors de question pour Lex d’abandonner si facilement et de devenir comptable. Lex lui annonça rapidement, comme on arrachait un pansement.

– Je veux que tu m’aides. Je vais ouvrir ma propre librairie d’occasion. J’ai juste besoin d’un petit apport d’argent, un investissement. Je te rembourserais avec mes bénéfices.

Il y eut une longue pause, atrocement longue pour Lex, qui avait l’impression que chaque seconde durait des heures.

– Je pense que je capte mal, Alexis, dit froidement sa mère. J’ai cru entendre que tu voulais ouvrir une librairie d’occasion.

– Oui, c’est ce que j’ai dit, répondit Lex, sa gorge devenant sèche. Maman c’est ce que j’ai toujours voulu. C’est le moment idéal. Je dois juste me lancer.

– Oh oui, c’est ce que tu as toujours voulu, lança sa mère. Surtout que ça a très bien fonctionné quand ton père s’est lancé. Ça nous a détruit et tu le sais. Ça a détruit notre mariage. Non. Je ne te laisserais pas foutre ta vie en l’air pour un rêve qui date de ton enfance. Ça fait bien longtemps Alexis. Il ne reviendra pas, même si tu ouvres une librairie pour lui.

Lex reprit une inspiration, sentant ces mots l’atteindre droit au cœur. C’était cruel, d’autant plus que c’était vrai. Elle le savait. Ce n’était pas juste pour ramener son père. Ce n’était pas ça du tout.

Elle voulait faire la seule chose qu’elle avait vraiment aimé, mettre tout son cœur à l’ouvrage et peut-être restaurer l’héritage qui aurait toujours dû être le sien.

– Je…, Lex déglutit difficilement, essayant de ne pas pleurer et cherchant ses mots. Je sais que je peux réussir.

Sa mère souffla de l’autre côté du fil, sa respiration grésilla dans le combiné.

– J’allais te proposer de prendre en charge ton loyer jusqu’à ce que tu retombes sur tes pieds, mais tu peux faire une croix sur ton investissement, dit-elle fermement. Je ne te donnerais pas d’argent supplémentaire tant que tu n’auras pas abandonné ce rêve ridicule. Jusqu’à ce que tu grandisses et que je sois sûre que tu ne dépenses pas mon aide dans tes histoires de contes de fées. J’enverrai mes chèques directement à ton propriétaire. J’ai déjà ses coordonnées vu que je t’ai aidé avec ta caution.

– Maman ! s’écria Lex.

Comment pouvait-elle faire ça ? Elle savait que Lex aurait beaucoup de mal, même pour les petites choses comme les courses et elle était assez aisée pour l’aider. Même si elle était soulagée de ne pas avoir à se préoccuper de son loyer, c’était aussi un calvaire de devoir accepter la charité de sa mère. Surtout si elle s’accompagnait de la condition d’abandonner son rêve si rapidement.

– C’est pour ton bien, ma chérie, dit sa mère gentiment malgré le ton grave de sa voix. Tu sais que je t’aime et que Roger tient aussi à toi. Mais je ne vais pas financer cette obsession ridicule. Reprends-toi en main et reviens à la réalité. Nous serons là pour toi à ce moment-là.

L’appel se coupa et Lex regarda le combiné dans sa main en se demandant comment sa propre mère pouvait avoir autant tort.

Elle allait devoir trouver un autre moyen de réaliser son rêve.

Un lieu ensorcelé

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